Auteur : Blanche Gramusset-Piquois

Ursula RENZ : The Explainability of Experience, Realism and Subjectivity in Spinoza’s Theory of the Human Mind, New York, Oxford University Press, 328 p.

The Explainability of Experience est la traduction anglaise d’un ouvrage publié en allemand en 2010 et intitulé Die Erklärbarkeit von Erfahrung [15], récompensé par le prestigieux prix du meilleur ouvrage d’histoire de la philosophie de l’année 2011 du Journal of History of Philosophy.

La thèse centrale est la suivante : l’ensemble de l’Éthique vise à poser l’explicabilité de l’expérience subjective, laquelle a un enjeu éthique essentiel puisqu’elle contribuerait à une vie bonne, en nous permettant de devenir « plus sages, plus libres et plus heureux ». Il ne s’agit pas d’affirmer que l’explication complète d’une expérience subjective est une entreprise aisée, ni même qu’un sujet singulier et fini pourrait effectivement la mener à bien compte tenu de l’extraordinaire somme de connaissances nécessaires à cette démarche. Il s’agit plus simplement de dire que cette explicabilité de principe constitue un fondement essentiel dont dépend l’ensemble du système spinoziste, de l’éthique à la politique.

Dire que l’expérience subjective est explicable, c’est poser que, dès lors que nous connaissons tous les facteurs qui déterminent l’expérience d’un sujet suite à un certain événement, nous pouvons comprendre l’état cognitif et affectif dans lequel il se trouve, et ce, même si nous n’avons jamais vécu d’expérience similaire. Une telle position s’oppose donc à l’idée selon laquelle l’expérience subjective n’est accessible qu’à celui qui la vit, sans pour autant souscrire à l’idée, inverse, qu’elle pourrait être expliquée scientifiquement en la réduisant à des faits physiques.

C’est qu’Ursula Renz défend une interprétation réaliste et rationaliste de Spinoza. La lecture rationaliste consiste à insister sur la totale intelligibilité de l’être dans l’Éthique, qui s’autorise, entre autres, de la proposition 11 de la première partie. Si l’être est totalement intelligible, il n’est pas sans cohérence de considérer que l’expérience subjective n’échappe pas à la règle et doit être, de ce fait, pleinement explicable et compréhensible. Tout le problème est alors de savoir à quoi cette intelligibilité nous donne accès. Vise-t-elle un monde au-delà des conceptions que nous en formons ou bien l’existence du monde et l’expérience que nous en avons se réduisent-elles à son intelligibilité ? Ursula Renz prend clairement position dans ce débat : au rationalisme idéaliste défendu – entre autres – par Michael Della Rocca, elle oppose un « rationalisme réaliste » qui tient ensemble la totale intelligibilité de l’être et la distinction de l’être et de l’intelligibilité, le premier primant sur la seconde.

Ainsi, poser que l’expérience subjective est explicable, c’est poser qu’elle n’est ni accessible au seul sujet qui la vit (puisqu’elle peut être comprise par un tiers), ni réductible à des faits physiques (puisqu’elle demeure irréductiblement subjective), ni réductible à son intelligibilité (parce que c’est précisément le rapport de l’explication à un être qui l’excède qui fait sa réussite ou son échec). C’est sur cette étroite ligne de crête que se tient l’ensemble de l’ouvrage, qui propose une vaste et puissante analyse de la théorie spinoziste de l’esprit : puisque nous considérons en général que c’est l’esprit qui donne sens à un événement et le transforme en expérience, c’est en lui qu’il faut chercher les moyens de rendre raison de l’expérience subjective. Il s’agira donc de montrer que la théorie spinoziste de l’esprit humain permet de concevoir l’expérience comme complètement explicable, sans pour autant sacrifier sa dimension subjective ni tomber dans une forme d’idéalisme. Pour ce faire, l’auteure procède en quatre temps, qui sont autant de problèmes à résoudre : (1) quelles sont les conditions de possibilité ontologiques de l’intelligibilité de l’être et, en particulier, de l’expérience ? (2) À quelles condition l’expérience peut-elle être subjective, c’est à dire être celle d’un sujet singulier distinct des autres ? (3) Comment se constitue le contenu cognitif et affectif de l’expérience subjective ? (4) Quelle est la valeur épistémique de ce contenu, c’est-à-dire : dans quelle mesure peut-on avoir une connaissance adéquate de nos expériences ?

Dans cet ouvrage magistral, Ursula Renz s’appuie sur de nombreux exemples d’expériences quotidiennes et un dialogue nourri avec la philosophie contemporaine, pour produire une étude originale et puissante de la théorie spinoziste de l’esprit humain. Nous ne pouvons que nous réjouir de cette traduction qui permettra aux lecteurs non germanistes d’en apprécier l’importance et la portée, non seulement dans le champ des études spinozistes, mais aussi dans celui de la philosophie contemporaine de l’expérience.

Blanche GRAMUSSET PIQUOIS

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Pour citer cet article : Blanche GRAMUSSET-PIQUOIS, « Ursula RENZ : The Explainability of Experience, Realism and Subjectivity in Spinoza’s Theory of the Human Mind, New York, Oxford University Press, 2018 », in Bulletin de bibliographie spinoziste XLI, Archives de Philosophie, tome 82/4, octobre-décembre 2019, p. 853-890.

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Gianfranco BORRELLI, Le Côté obscur du Léviathan. Hobbes contre Machiavel, trad. Thierry Ménissier, Paris, Classiques Garnier, 2016, 253 pages. – Édition originale : Il lato oscuro del Leviathan. Hobbes contro Machiavelli, Napoli, Edizioni Cronopio, 2009.

Dans cette belle étude publiée en italien en 2009 et récemment traduite en français, Gianfranco Borrelli restitue le dialogue de Hobbes avec la tradition italienne renaissante dont Machiavel est peut-être le plus grand représentant. Il met au jour la dette de la théorie hobbesienne de la souveraineté à l’égard des théoriciens de la raison d’État tout en insistant sur son originalité, fondatrice de la théorie politique moderne. La violence des conflits confessionnels pousserait Hobbes à récuser la prudence politique caractéristique de l’art de gouverner renaissant, au profit d’une conception nouvelle de la souveraineté fondée sur la séparation et l’autonomie du pouvoir politique. Au projet machiavélien et antique qui « cultive la liberté des corps et des âmes et favorise activement l’inclusion des individus dans les institutions de l’autogouvernement civique » (p. 11), Hobbes oppose une structure artificielle et impersonnelle qui, seul moyen de contenir les conflits, limite considérablement la liberté individuelle. On touche alors du doigt le côté obscur de cette institution. Le Léviathan institue certes un ordre sans conflits dans lequel chacun voit son pouvoir contenu mais peut aussi, par là même, l’accroitre de manière continue. Toutefois, cet ordre a ses exclus qui, volontairement ou non, n’adhèrent pas au processus d’identification collective et ne participent pas à la production active du pouvoir politique. Ces individus mettent en péril la souveraineté et doivent être combattus. Ainsi en va-t-il du mélancolique auquel Borrelli consacre une riche analyse. Le « côté obscur », c’est donc ce que vivent les exclus du processus d’autorisation. C’est aussi le risque inhérent à ce processus fondateur de la souveraineté, dès lors que l’autorisation ne provient pas de calculs rationnels mais des impulsions égoïstes incontrôlables qui irriguent en permanence la vie civile et qui pourraient bien faire du Léviathan le « produit artificiel des monstres de la déraison humaine » (p. 243).

Faute de citations explicites, la confrontation de Hobbes à Machiavel n’est pas aisée. Borrelli propose donc de la mener par la comparaison systématique de complexes de signification dont la présence, chez l’un et l’autre auteur, manifesterait un effort théorique commun. Les deux premiers chapitres de l’ouvrage reconstruisent donc les concepts machiavéliens de contentezza (contentement, satisfaction) et contenzioni (contentieux, dispute) en les comparant à l’usage hobbesien du couple contentment / contention qui en dériverait directement. Ces deux couples conceptuels constitueraient le nœud d’une explication anthropologique qui fait du mal-être des sujets la source du conflit politique. Ainsi, chez Machiavel, le mécontentement pousse-t-il à l’introduction de la nouveauté dans la sphère politique et de là, à la conjuration et au conflit civil. Hobbes reprend ce point de départ tout en le modifiant : le conflit ne naît pas seulement du mécontentement, mais du contentment même, désormais pensé – contre la tradition antique et renaissante – comme une quête indéfiniment reconduite de nouveaux pouvoirs dans laquelle chacun devient un adversaire potentiel.

Dans le même temps, la mala contentezza est identifiée par Hobbes à la mélancolie à laquelle se consacre le troisième chapitre. Cette intéressante analyse fait le lien entre prudence, anxiété devant l’avenir et mélancolie. Elle met plus généralement en lumière les processus qui mènent de la souffrance mentale à la remise en cause de l’autorité politique : la prostration mentale freine la tendance naturelle à la satisfaction du désir de pouvoirs, entraine le renfermement de l’individu sur lui-même et la rigidification de ses comportements et de ses croyances, pousse à l’exaltation du private spirit, et par suite à la désobéissance civile. Contre le danger que représente cette séparation de l’intérêt privé et de l’intérêt public, la prudence politique ne peut rien, si bien qu’il est désormais nécessaire de penser de nouveaux dispositifs politiques, d’institution comme de gouvernement.

Le quatrième chapitre est donc l’occasion de revenir sur l’institution de la souveraineté. L’auteur rappelle judicieusement le rôle de la sagesse moderne dans l’adhésion à l’autorité politique : la sagesse neutralise le caractère égoïste et conflictuel des passions et engage les individus à la vie sociale pour permettre la conservation de la vie et la poursuite indéfinie des pouvoirs. L’originalité de Hobbes est ainsi de faire coïncider la poursuite de l’intérêt, l’autogouvernement passionnel et l’institution de la souveraineté, résolvant ainsi la tension entre intérêts privés et intérêts publics. La souveraineté moderne suppose alors la séparation nouvelle de l’État et des citoyens : né du mouvement et de la vie des corps, le Léviathan s’en détache et s’autonomise jusqu’à devenir une « substance symbolique » qui se substitue finalement à la vie et à la temporalité individuelle naturelle.

Le cinquième chapitre revient sur cette notion de séparation, caractéristique de la souveraineté moderne. La critique de la séparation métaphysique soutenue par la scolastique à des fins de domination engage Hobbes à repenser la sacralité comme signe de l’appropriation par Dieu ou de la consécration à Dieu. À partir du double sens que prend la sainteté dans le royaume de Dieu (à la fois ce qui est sacré et ce qui est public ou royal), Borrelli établit un parallélisme entre la séparation entre Dieu et les fidèles d’une part, entre l’État et les citoyens d’autre part.

Le sixième chapitre revient à la confrontation de Hobbes à Machiavel à travers une étude complexe et parfois difficile des différents types de temporalités engagées par leur dispositifs de gouvernement. Sous cet aspect, la distinction des deux auteurs apparaît nettement : la perspective machiavélienne, fortement inspirée d’Aristote, se comprend comme une tension entre différentes temporalités (temps de la nécessité naturelle, temps de la contingence des actions humaines) et différentes exigences (construire un temps durable permettant le gouvernement et dégager dans le même temps une possibilité d’innovation). Le projet hobbesien n’est pas celui de la confrontation ou de l’accord de différentes temporalités mais de la conversion et de l’absorption des temps individuels dans l’artificial eternity of life constituée par le Léviathan : « passé, présent et futur de l’individu citoyen trouvent dans la dimension structurée du temps artificiel du Léviathan une transvaluation et un changement global de sens » (p. 201).

Cet ouvrage se clôt enfin sur un septième et dernier chapitre, dans lequel Borrelli revient sur le concept de despotisme et son attribution à la pensée politique de Hobbes. Il s’y confronte aux travaux de Sheldon S. Wolin qui, dans un article de 1990 intitulé « Hobbes and the Culture of Despotism », soutenait que la rationalité hobbesienne instituait une nouvelle forme de despotisme. Borrelli récuse l’analyse tout en notant que ce concept rend raison de certains aspects essentiels de la souveraineté hobbesienne.

On peut certes déplorer que cette étude nous parvienne émaillée d’un grand nombre de coquilles et qu’aucune bibliographie ne reprenne la matière des notes (alors même que cet ouvrage abonde en références aux sources italiennes et antiques de la pensée hobbesienne et en références critiques). Elle n’en demeure pas moins stimulante et d’un grand intérêt, si bien que l’on doit se réjouir de sa traduction en français.

Blanche GRAMUSSET-PIQUOIS

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Pour citer cet article : Blanche GRAMUSSET-PIQUOIS, « Gianfranco BORRELLI, Le Côté obscur du Léviathan. Hobbes contre Machiavel, trad. Thierry Ménissier, Paris, Classiques Garnier, 2016, 253 pages » in Bulletin d’études hobbesiennes I (XXIX), Archives de Philosophie, tome 81/2, Avril-juin 2018, p. 405-448.

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