Bulletin de bibliographie spinoziste XXXIII (2011)
Revue critique des études spinozistes pour l’année 2010
LIMINAIRES
I.- L’Ethica de Spinoza : un manuscrit au Vatican, par P. TOTARO
II.- Spinoza en Turquie, par R. ERGÜN et C. B. AKAL
III.- Colloque international “Spinoza. La potenza del comune” Urbino 28 février – 2 mars 2011, par S. MANZI-MANZI
IV.- Colloque international de philosophie : Spinoza. Être et agir – Evora (Portugal) 29, 29 et 30 octobre 2010, par M. L. RIBEIRO FERREIRA
1. Instruments de travail
1.1. « Bulletin de bibliographie spinoziste » XXXII, Archives de Philosophie, 73 (4), p. 733-764.
2. Textes et traductions
2.1 Baruch SPINOZA : Etica, edizione critica del testo latino e traduzione italiana, a cura di Paolo Cristofolini, Pisa, ETS, 365 p..
2.2 SPINOZA : Correspondance. Présentation et traduction par Maxime Rovere, Paris, GF Flammarion, 464 p.
S’il y a à reconnaître la qualité et l’apport de l’édition de Charles Appuhn pour les études spinozistes en France, il n’en reste pas moins que celle-ci, maintenant ancienne, invite à des traductions qui obéissent à des principes redéfinis et prennent place dans l’histoire plus récente de l’interprétation. Il faut ainsi souligner l’intérêt de ce volume qui comble une lacune en se substituant à celui de l’illustre prédécesseur dans la collection bien connue de Flammarion (au moins partiellement puisque le volume d’Appuhn contenait aussi la traduction du Traité politique).
La présente édition comprend une présentation de la correspondance, la traduction elle-même et des annexes. La présentation s’interroge justement sur la nature d’une correspondance au xviie siècle, celle de Spinoza en particulier. Chez un auteur connu pour la systématicité de ses traités, qu’apportent des écrits de circonstance, intéressants certes mais réputés secondaires comme peuvent l’être de simples « commentaires » ? Quoi qu’il en soit de la diversité des lettres, et du traitement différencié qu’elles appellent, les débats récents sur le sujet permettent à M. Rovère de rendre compte d’une méthode philosophique qui prend en compte les circonstances précises de la réflexion et « consiste à trouver chez les autres des raisons pour penser juste » (p. 14). C’est ainsi une manière de philosopher qui s’en trouve éclairée, comprise « comme une mise en mouvement » plus que comme une « construction », et qui investit l’ensemble de l’œuvre. La présentation des correspondants, ensuite, selon une ligne de plus en plus vérifiée par les historiens, choisit de situer Spinoza dans la diversité des cercles ou milieux auxquels il appartenait, plutôt que d’en faire le centre d’un réseau tout entier orienté vers lui. Il faut d’ailleurs entendre « correspondants » au sens large, avec des personnages qui appartiennent à ces milieux mais dont on ne possède pas de lettres (ainsi Rieuwertsz, Van Den Enden, Koerbagh et d’autres). Une seule remarque ici : concernant Boxel, on peut douter de la tonalité prêtée à ces lettres, selon laquelle les liens d’amitié donnent lieu à de « franches plaisanteries [témoignant] d’une sincère affection » (p. 33). La rudesse puis la rapide interruption de l’échange face à l’incompréhension ne semblent guère aller dans ce sens…
Les annexes proposent quatre textes : une reconstitution de la démonstration envoyée par Spinoza à Oldenburg en complément de la lettre 2, puis la « Note de Blyenbergh sur son entretien avec Spinoza » (1665), les lettres de Christiaan Huyghens à son frère Constantyn sur sa rivalité avec Spinoza, enfin la « Profession de foi chrétienne et universelle » de Jarig Jelles. Le volume se termine sur une amorce bibliographique relative à quelques lettres.
L’essentiel du volume concerne bien sûr les lettres elles-mêmes. Il faut se réjouir de disposer pour la première fois en français d’une édition « moderne », à l’exemple de celle d’Akkerman, Hubbeling et Westerbrink publiée à Amsterdam en 1977 (cf. « Note sur cette édition », p. 42-43) et d’autres. L’intérêt est notamment d’intégrer des textes retrouvés depuis l’édition d’Appuhn, ou de faire figurer la lettre de Sténon déjà éditée par Gebhardt. Concernant cette dernière, on peut d’ailleurs regretter qu’elle soit numérotée 43 A alors que Gebhardt la numérote 67 A et que cet usage a été suivi par les éditions les plus récentes ; certes, elle est ainsi disposée au temps où elle a été écrite (1671, d’après l’indication du paragraphe 10, et non du paragraphe 9 comme il est mentionné en note) alors qu’elle a été publiée en 1675 ; cela correspond légitimement au principe de cette édition, mais l’inconvénient pratique est de faire exception par rapport à l’usage commun et donc de nuire à l’homogénéité des références.
Pour ce qui est de la traduction proprement dit, elle est claire, rigoureuse et corrige heureusement les oublis d’Appuhn. Ainsi, dans la lettre 2 à Oldenburg (qui est bien sûr une réponse à la lettre 1 : cf. une coquille dans la note 1), M. Rovere traduit justement : « une infinité d’attributs dont chacun est infini, autrement dit suprêmement parfait en son genre » alors qu’Appuhn « simplifiait » en : « une infinité d’attributs dont chacun est infini en son genre ». En revanche, dans la lettre 4 sur les trois occurrences de accidentes qui se suivent, la première et la dernière sont bien traduites par « accidents » mais la seconde est rendue par « affections » : « la substance est antérieure par nature à ses affections » ; or cela, c’est le texte d’Éthique I, proposition 1, non pas celui de la lettre. On pourrait discuter par ailleurs le choix de traduire prior par « antérieure » et non pas par « première » (cf. P. Macherey) mais cela relève d’un débat d’interprétation. Dans la lettre 56, la traduction de phantasiis par « élucubrations » est certes correcte, mais il aurait été probablement plus homogène avec le texte de rester dans un registre plus littéral ou dans celui de l’image (« fantaisies », « imaginations »). Dans la lettre 57 de Tschirnhaus, qui va donner lieu à la réponse de Spinoza à Schuller, la traduction est celle-ci : « Descartes appelle libre la chose qui n’est contrainte par aucune cause. Vous, au contraire, celle qui n’est déterminée par aucune cause à agir ». Certes, c’est bien l’ « agir » qui définit pour Spinoza la chose libre, mais c’est Éthique I, déf. 7 qui le dit (cela sera bien repris dans la lettre 58) ; ce n’est pas le cas ici où le correspondant parle seulement de « ad aliquid ». La traduction projette trop vite sur le texte un terme particulièrement précis et significatif de l’Éthique ; en revanche, elle manque la référence à l’Éthique dans la lettre suivante (58 à Schuller) : « je dis qu’une chose est contrainte quand elle est déterminée à exister et à opérer par une raison précise et déterminée » ; elle oublie en effet le « ab alio », essentiel à l’opposition, et qui est une reprise d’Éthique I, déf. 7. Dans un autre domaine (lettre 75), et de manière tout à fait secondaire cette fois, l’expression selon laquelle Abraham invita ses hôtes illustres « à déjeuner » (plutôt qu’« à prendre le repas », selon Appuhn) a quelque chose d’un peu décalé ou d’anachronique, mais ce point, il est vrai, n’a guère d’enjeu spéculatif ! Simple question de goût !…
Ces quelques observations, à défaut d’un examen systématique, n’entament évidemment en rien la grande qualité d’une édition dont on ne peut que se réjouir, tant elle est un apport à la connaissance de ce texte majeur qu’est la Correspondance. Elles soulignent simplement les défis que rencontre le traducteur, les approfondissements qui continuent de s’imposer à chaque lecteur.
Henri Laux
2.3 Pina TOTARO : « Un manoscritto vaticano dell’Ethica di Spinoza », Giornale critico della filosofia italiana, 90 (1), series 7, vol. 7, p. 27-41.
3. Recueils collectifs
3.1 Conatus. Revista Spinoza. — Intégralement consacrée à Spinoza, cette revue est consultable en ligne. Elle paraît deux fois par an.
3.2 Yitzhak Y. MELAMED and Michael A. ROSENTHAL : Spinoza’s Theological-Political Treatise : A critical guide, Cambridge University Press, 294 p.
Avec des contributions de : Y. Melamed, M. Rosenthal, Piet Steenbakkers, Warren Zev Harvey, Daniel J. Lasker, Jonathan Israel, Mogens Laerke, Donald Rutherford, Michael Della Rocca, Don Garrett, Justin Steinberg, Michael A. Rosenthal, Susan James.
Le compte rendu de cet ouvrage sera présenté dans le prochain bulletin.
4. Vie, sources, milieu culturel
4.1. Niels STENSEN (Nicolas Sténon) : Discours sur l’anatomie du cerveau, présenté et annoté par Raphaële Andrault, Paris, Classiques Garnier, 154 p..
Chez les spinozistes, Sténon (ou Stensen) est surtout connu pour la lettre adressée à Spinoza en 1675 (Ep 67bis), où il reproche, entre autres, l’incapacité de la doctrine cartésienne à expliquer l’union de l’âme et du corps. Mais Sténon, célèbre anatomiste avant de se convertir au catholicisme et de refouler son amitié avec Spinoza, est probablement aussi l’une des sources de la critique adressée, dans la préface d’Éthique V, à l’hypothèse cartésienne de la glande pinéale comme « siège de l’âme ». En outre, il n’est pas impossible de voir un écho de son scepticisme à l’égard de la connaissance médicale de son temps dans la célèbre remarque de Spinoza : « personne ne sait ce que peut un corps » (Éthique III, p. 2).
Aujourd’hui, nous avons l’heureuse occasion de mieux connaître cette source importante de la pensée spinozienne, grâce à la remarquable édition du Discours sur l’anatomie du cerveau que Raphaële Andrault vient de publier dans les Classiques Garnier. Cette édition se signale d’abord par la richesse des notes explicatives qui suivent de près le texte. Le lecteur est amené à reconstruire le débat médical du xviie siècle dans lequel opère Sténon, en profitant d’une documentation vaste et fidèle, issue des ouvrages de l’époque souvent très difficiles à repérer.
Mais l’introduction, presque aussi longue que le texte, n’est pas moins remarquable. Après une biographie synthétique de Sténon, qui nous permet de suivre le déroulement de sa carrière européenne – du Danemark aux Pays-Bas, de l’Italie à la France et à l’Allemagne –, elle offre un plan de l’ouvrage et de sa réception. Le Discours a été perçu parfois comme un texte ruinant l’autorité de Descartes et en particulier la physiologie exposée dans l’Homme, mais Raphaële Andrault met beaucoup de soin à prévenir tout risque d’une lecture trop naïve de l’ouvrage et consacre le reste de sa longue et érudite introduction à discuter les vrais enjeux du projet philosophique et médical de Sténon. L’objectif de l’anatomiste danois était plus général et plus nuancé : d’une part, contribuer à une fondation vraiment scientifique de l’anatomie, tout en se détachant d’une révérence excessive envers la tradition mais en essayant de développer de nouveaux moyens – épistémologiques, techniques, terminologiques, sociaux – pour favoriser la recherche ; d’autre part, bien distinguer entre l’importance heuristique du modèle mécanique présenté dans l’Homme, et l’usage médical et physiologique que plusieurs cartésiens en ont fait après : s’il faut admettre l’utilité explicative adoptée par Descartes, cela n’implique nullement qu’il s’agissait d’une véritable description de l’homme naturel. C’est dans ce contexte que Sténon démontre que, d’un point de vue strictement anatomique, la glande pinéale n’a pas les caractéristiques qu’on y a rattachées : elle n’est pas au milieu du cerveau, et elle n’est pas libre de se mouvoir en toute direction non plus. Un point important est à remarquer ici : Sténon souligne que c’est la pratique même de l’anatomie qui souvent modifie les parties disséquées, en donnant l’impression qu’elles disposent de propriétés ou ont des conformations qui, en réalité, leur reviennent seulement parce que l’anatomiste a employé une certaine méthode de dissection. Comme Raphaële Andrault le dit très clairement (p. 68) : « Sténon refuse certains présupposés de l’Homme, et au tout premier chef l’inféodation de l’anatomie aux spéculations sur le ‘siège de l’âme’. A cet égard, l’affirmation selon laquelle ‘le cerveau est une machine’ retourne l’analogie cartésienne contre Descartes lui-même, pas assez soucieux des détails anatomiques de l’homme de la nature dont sa machine est le modèle ».
Bien évidement, c’est toute une culture philosophique, médicale et scientifique qui est mise en place par Sténon dans sa critique de Descartes. C’est aussi cette culture qui a nourri Spinoza et qui lui a servi de base pour repenser la question du corps dans sa propre philosophie. Malheureusement pour nous, il est toujours difficile de percevoir correctement les enjeux à l’œuvre dans ces polémiques. C’est pourquoi une reconstruction comme celle de Raphaële Andrault, à la foi érudite et philosophique, nous semble d’autant plus précieuse et utile.
Andrea Sangiacomo
5. Etudes du système ou de parties du système
5.1. Michael HAMPE : « Rationality as the therapy of self-liberation in Spinoza’s Ethics », Philosophy, 66, Supplement, p. 35-49.
5.2. Jonathan HAVERCROFT : « The fickle multitude : Spinoza and the problem of global democracy », Constellations, 17 (1), p. 120-136.
5.3. Immaculada HOYOS : « Spinoza contra la extirpación estoica de las pasiones », Daimon, Suplemento 3, p. 59-66.
5.4. Matthew KISNER : « Perfection and desire : Spinoza on the good », Pacific philosophical quarterly, 91 (1), p. 97-117.
5.5. Michael LEBUFFE : From Bondage to Freedom : Spinoza on Human Excellence, Oxford UP, 253 p. —Le compte rendu de cet ouvrage sera présenté dans le prochain bulletin.
5.6. Michael LEBUFFE : « Spinozistic perfectionism », History of philosophy quarterly, 27 (4), p. 317-333.
5.7. Willem LEMMENS : « Spinoza on ceremonial observance and the moral function of religion », Bijdragen, Tijdschrift voor filosofie en theologie, 71 (1), p. 51-64.
5.8. Beth LORD : Spinoza’s Ethics, Edinburgh University Press, 182 p.— Le compte rendu de cet ouvrage sera présenté dans le prochain bulletin.
5.9. Syliane MALINOWSKI-CHARLES : « Plaisir et douleur chez Spinoza, ou les sensations à la jonction de l’esprit et du corps », Historia philosophica, 8, p. 11-26.
5.10. Eugene MARSHALL : « Spinoza on the problem of akrasia », European journal of philosophy, 18 (1), p. 41-59.
5.11. Francisco José MARTÍNEZ MARTÍNEZ : « Autoconstitución y libertad : ontología y política en Espinosa III : repuesta a la crísis del Barroco », Eikasia (30), p. 23-169.
5.12. Yitzhak Y. MELAMED : « Spinoza’s anti-humanism : an outline », in Carlos Fraenkel, Dario Perinetti, and Justin Smith (eds.), The Rationalists, Dordrecht, Springer – New Synthese Historical Library : p. 147-166.
5.13. Vittorio MORFINO : Le temps de la multitude, Paris, éd. Amsterdam, 289 p.
On connaît depuis longtemps les travaux de Vittorio Morfino sur Spinoza. Formé à la pensée d’Althusser et Balibar, Morfino a développé une interprétation à la fois philosophiquement originale et philologiquement bien argumentée de la pensée spinozienne. Déjà dans son premier livre portant sur ces thèmes – Incursioni Spinoziste, Mimesis, Milan, 2002 –, il proposait une approche de l’ontologie du philosophe hollandais toute consacrée à en valoriser les aspects dynamiques. L’ontologie de la relation dont parle Morfino, c’est en effet le développement spinozien d’une nouvelle façon de concevoir les choses, non plus liée à l’idée d’une substance finie donnée – et donc non plus comme des êtres enfermés en soi et donnés une fois pour toutes –, mais justement comme des tissus de relations. Ce sont les relations – affectives, causales, politiques – qui déterminent ce que nous sommes. C’est pourquoi il faut aussi prendre au sérieux le changement terminologique que Spinoza produit dans l’Éthique par rapport aux premiers écrits – notamment le Traité de la réforme de l’entendement : en présentant le réseau causal dans lequel toute chose finie est plongée, Spinoza vient nous parler de connexio plutôt que de series. C’est ici que l’on constate la portée philosophique de la philologie, parce que, dans ce changement, Morfino voit toute la nouvelle ontologie de la relation qui se réalise. Il s’ensuit aussi que c’est donc la rencontre qui détermine la vraie nature des choses, et non pas leur forme, fixée et donnée. Il s’ensuit encore que si tout n’existe que dans cette multiplicité de relations et de rencontres, il ne peut pas y avoir une temporalité commune, sériale, mais il doit exister une temporalité plurielle, multipliée et dispersée, où toute chose existe et opère à plusieurs niveaux et en plusieurs temps à la fois.
Mais Morfino lui-même ne s’est jamais enfermé dans le texte de Spinoza ; il s’est interrogé aussi sur le rapport que cette lecture pouvait avoir avec les principaux philosophes de notre tradition, et sur l’éclairage qu’elle pouvait apporter sur les enjeux contemporains. C’est ainsi qu’ont vu le jour les travaux consacrés par exemple à Lucrèce et à Machiavel – les maîtres à penser de la rencontre –, aussi bien qu’à Marx et à la tradition marxienne. En 2005, Morfino publiait un autre ouvrage très intéressant, qui rassemblait certaines de ses contributions les plus importantes dans cette direction : Il tempo della moltitudine, Manifestolibri, Rome.
Or, cet ouvrage vient de paraître aux éditions Amsterdam. On se tromperait si on songeait à une simple traduction française du livre de 2005. Morfino y provoque plutôt une rencontre intéressante entre ses précédentes publications, en les croisant. Le temps de la multitude se compose de trois parties, consacrées aux trois thèses fondamentales de son interprétation : le primat de la connexion sur la série, de la relation sur la substance, de la rencontre sur la forme. En ce qui concerne la première et la deuxième partie, on a en effet une reprise de certains essais qui composaient Incursioni Spinoziste, sauf pour le deuxième essai de la deuxième partie et pour ceux qui forment la troisième, issus au contraire du Il tempo della moltitudine. En bref, Morfino a repris à la fois certains matériaux théoriques de son premier ouvrage et ses contributions sur Spinoza et Lucrèce, Machiavel et Althusser du Il tempo della moltitudine.
Le résultat est un produit neuf qui, surtout dans l’introduction et la conclusion, aussi bien que dans sa structure très équilibrée, fait le point sur les résultats théoriques, philologiques et historiques de son interprétation. Dans ce travail de réécriture et de traduction, c’est en effet le thème de la temporalité plurielle de la multitude – à la fois une thèse ontologique et politique – qui devient non seulement un titre mais plutôt le vrai cœur théorique de la réflexion de l’auteur autour et à partir de Spinoza. Cette nouvelle publication elle-même est donc l’occasion de se confronter aux différents marxismes d’Althusser et de Toni Negri, mais aussi de donner au lecteur le kairos de redécouvrir Spinoza non seulement comme un philosophe du passé, mais aussi comme son propre (non-) contemporain.
Andrea Sangiacomo
5.14. Antonio NEGRI : Spinoza et nous, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 141 p.
Antonio Negri est un « affirmatif » : fidèle au geste théorique de Spinoza affirmant… que le négatif n’existe pas, il poursuit la logique de l’affirmation jusqu’au bout. Dans son dernier ouvrage (qui regroupe un texte inédit donnant son titre à l’ouvrage, ainsi que quatre contributions déjà parues), il prend à bras le corps l’idée selon laquelle la démocratie est le régime, mieux, le processus collectif « absolument absolu », et en montre à la fois les principes et les conséquences.
Du côté des principes, on a l’ontologie spinoziste de l’immanence productive ; du côté des conséquences, on a la politique des multitudes en lutte pour construire le commun. Expliquons.
Pour A. Negri, il est crucial de ne pas déconnecter la politique de l’éthique ; or l’éthique – et A. Negri est ici, comme en d’autres points, fidèle à la leçon de Deleuze – est avant tout une ontologie. La démocratie, ou l’encore l’affirmation absolument absolue de la puissance collective, se comprend donc à partir d’une ontologie qui est : (1) ontologie de l’immanence d’abord, ce qui signifie qu’il n’y a aucun salut véritable en dehors du politique, (2) ontologie de la productivité ensuite, car l’être – c’est-à-dire Dieu – n’est rien moins que désœuvré (l’essence de Dieu étant pleinement « actueuse »), (3) ontologie de la conflictualité enfin, car « l’immanence, c’est l’être-contre » (p. 62), et la productivité, la lutte pour la liberté. Mais « attention, prévient A. Negri : quand on parle ici de liberté, on ne parle pas d’essences spirituelles mais de résistance, de rébellion, c’est-à-dire immédiatement d’imagination, d’invention… » (p. 66).
La démocratie se comprend donc à partir d’une ontologie dynamique, sans dehors, source du conflit libérateur. C’est pourquoi, du point de vue des conséquences, l’affirmation de l’absolu démocratique passe par la triade conatus, cupiditas, amor : le conatus de la multitude est l’effort collectif d’insurrection contre l’oppression ; la cupiditas est le désir de la multitude organisé à travers un certain imaginaire, qui invente ses manières de résister ; l’amor, s’il est bien compris (c’est-à-dire s’il n’est pas réduit « à la vanité psychologique du romantisme ou à la féroce utopie du mysticisme ! »), sera entendu « comme une force subversive, montrant la société en tant que constitution du commun, c’est-à-dire comme l’entre-croisement de la rationalité et du désir des singularités, comme parcours d’une liberté commune » (p. 140-141).
A. Negri est ainsi fidèle à sa première lecture de la philosophie spinoziste : celle qui voit dans Spinoza, entre un Hobbes et un Rousseau rabattant toujours le couvercle du pouvoir souverain sur l’ébullition de la puissance collective, une « anomalie sauvage ». Spinoza est l’anti-moderne par excellence, car il nous est contemporain : il rompt à son époque avec la problématique jusnaturaliste du contractualisme, et permet à la nôtre de penser un avenir après la chute du « socialisme réel », qui ne côtoie ni « le mysticisme heideggérien en philosophie », ni « le cynisme schmittien en politique. J’aimerais ici insister encore une fois, précise A. Negri, sur l’importance de la redécouverte de Spinoza dans les années 1970 : au moment de la sortie du marxisme traditionnel, c’est le spinozisme qui a permis de refuser toutes les variantes (qu’elles soient « fortes » ou « faibles ») de la pensée de la krisis. Au lieu de fêter avec une légère angoisse la nécessité de revenir à l’ordre et de se soumettre au rude exercice des armes économiques du capitalisme, au lieu d’accepter une conception de l’être à l’intérieur de laquelle noyer le souvenir d’une formidable époque de luttes, il a été possible de commencer à reconstruire sur le terrain du spinozisme une perspective révolutionnaire » (p. 45).
Les possibles réticences, voire objections, à l’égard des affirmations enthousiastes d’A. Negri ne manquent pas : l’invention d’une politique de l’insurrection ne gagnerait-elle pas à envisager la critique spinoziste de la révolution ? Autrement dit, il s’agit de savoir si l’imagination, à travers laquelle se constitue la potentia débordante de la multitude (irréductible à toute forme de capture par la potestas étatique), est seulement source d’invention, de subversion, et n’est pas aussi une mémoire – celle des dispositions traditionnelles qui expliquent que la révolution, en détruisant le tyran, n’en finit pas avec la tyrannie. Et, plus fondamentalement, peut-on identifier l’ontologie spinoziste à une ontologie de la guerre, et partant la puissance, c’est-à-dire le Droit, à la seule sédition (« seditio sive jus », p. 24) ? Politiquement, la finalité pacifique, voire sécuritaire, à laquelle Spinoza assigne l’État, n’est-elle qu’une falsification institutionnelle, et le Traité politique ne vise-t-il pas la stabilisation des États, leur durée, quel que soit leur régime de souveraineté ? Ontologiquement, l’affirmation divine de la puissance absolue n’est-elle pas également affirmation que « tout convient », et que s’exprime en chaque forme de vie – même la plus dominatrice – une positivité radicale ? Autrement dit, la perspective éthique de l’Éthique, si jamais elle est encore politique, et si jamais cette politique est celle de l’amour, relève-t-elle toujours d’une politique de l’insurrection ? Que reste-t-il du conatus résistant et oppositionnel dans l’amor né de la science intuitive ?
Il existe en vérité une tension dans la politique spinoziste : entre l’horizontalité ouverte de la démocratie absolue, source de la puissance sur laquelle repose la verticalité de tout pouvoir (en ce sens, tout régime de souveraineté, in fine, est effectivement démocratique), et le champ fermé de cette puissance collective, constitué par des affects seulement passionnels, enveloppant donc toujours une négation (en ce sens, peut-être le champ du politique, jamais totalement ouvert parce que toujours imaginaire, n’est-il pas entièrement déductible de l’horizon éthique, jamais totalement clos parce que toujours intellectuel).
De cette tension, A. Negri a la force (et la faiblesse ?) de ne retenir que le pôle affirmatif : c’est sa façon à lui d’« “être dans l’expérience de Spinoza”, c’est-à-dire immédiatement dans un contexte ontologique, dans la continuité expérientielle et espérancielle d’une perspective constitutive » (p. 134). C’est en ce sens-là que sa lecture de Spinoza, partiale parce que partisane, est pour nous précieuse.
Pascal Sévérac
5.15. David RABOUIN : Vivre ici. Spinoza. Éthique locale, Paris, PUF, 191 p.
D’abord, il faut élucider les ambiguïtés du titre et du sous-titre, où le nom de Spinoza semble flotter de manière indéterminée : assurément ce n’est pas directement un livre sur Spinoza, même si de Spinoza il est régulièrement question. Ce n’est d’ailleurs pas directement un livre d’histoire de la philosophie au sens universitaire du terme, avec les annotations, les références explicites et la bibliographie d’usage. Vivre ici se présente bel et bien comme un travail de recherche, un ouvrage d’éthique s’interrogeant sur le « bien vivre », une éthique certes inspirée de Spinoza mais qui lui est aussi ouvertement infidèle. De la même manière en effet que Riemann (auquel il se réfère régulièrement) est parvenu à élaborer une géométrie non euclidienne, David Rabouin entend proposer ici une éthique non spinozienne (présupposant que l’œuvre de Spinoza soit assimilable à une axiomatique euclidienne, ce qui n’est peut-être pas si évident). Mais c’est davantage qu’un postulat que l’A. entend corriger puisqu’il veut se dispenser de toute la métaphysique spinozienne qui ne lui apparaît ni crédible avec son Dieu-substance ni, surtout, intéressante : selon ses propres termes, l’A. « avoue » ne plus croire aux « postulats globaux qui fondent l’Éthique » (p. 117) mais, n’en cherchant pas moins à « constitue [r] un espace affectif qui puisse être qualifié d’ “éthique” » (p. 98), son dessein général reste redevable du projet spinozien de comprendre la logique et la structure des affects. Aussi l’unité de l’Éthique spinozienne s’en trouve-t-elle brisée en deux – la cassure se situant à peu près entre les deux premières parties de l’ouvrage, abandonnées à leur naïveté dépassée, et les trois dernières, réadaptées – au profit d’une « éthique » qu’on pourrait croire moins ambitieuse puisqu’elle affiche modestement son caractère « local » et particulier. Il n’en est rien. Le caractère local signifie que c’est seulement à partir des affects singuliers d’un individu tels qu’ils s’imposent à lui qu’ils peuvent se comprendre, ou plus exactement qu’ils le doivent : expliquant que la rationalité post-moderne s’est finalement « parfaitement accommodée » (p. 86-87) de sa propre crise, l’A. explique que « les raisons qui aujourd’hui doivent nous conduire à la prégnance du local [lui] semblent beaucoup plus profondes que toute mythologie de la “finitude” et de la “fin de la métaphysique”. Elles sont d’abord induites par la manière même de questionner : à partir du moment, en effet, où nous suspendons l’idée que nos questions se font toujours d’un point de vue surplombant ce que nous questionnons, à partir du moment où notre question vise à constituer le donné dans sa donation même, alors il n’y a pas d’autres moyens d’avancer que de ne pas faire dépendre les informations que nous recueillons “ici” d’un système global de repérage préalablement donné » (p. 95). C’est à cet égard que la référence à Spinoza n’est pas pour David Rabouin qu’un prétexte ou un faire-valoir. Elle motive fondamentalement le cœur même de son entreprise consistant à construire un espace affectif comme Riemann a constitué une géométrie : mieux, s’appuyant sur la conception propre à Spinoza du désir et des affects d’une part, et sur son modèle des définitions génétiques d’autre part pour produire le vrai, l’A. peut soutenir que déjà en elle-même, « au bout du compte, l’éthique spinoziste est une éthique “locale”. Elle ne suppose aucune norme (éthique) globale donnée, se concentre sur le désir comme puissance d’engendrement (local) des normes et en dérive les fondements d’un “bien vivre”» (p. 158-159). On pourrait reprocher à cet essai brillant, qui mêle une approche phénoménologique à des considérations mathématiques et qui profite d’une liberté de ton et d’une hauteur de vue aussi rares que réjouissantes, d’être essentiellement programmatique. C’est que David Rabouin nous offre, plus qu’une éthique nouvelle, une méta-éthique invitant à son tour le lecteur à « poursuivre plus avant son projet » (p. 10) comme lui-même y a été poussé par sa propre lecture de Spinoza.
Frédéric Manzini
5.16. Ursula RENZ : Die Erklärbarkeit von Erfahrung. Realismus und Subjektivität in Spinozas Theorie des menschlichen Geistes, Frankfurt am Main, V. Klostermann, 353 p.
Depuis les travaux de Pierre-François Moreau en France et de Wolfgang Bartuschat en Allemagne, l’étude de la notion d’expérience occupe une place centrale dans l’analyse de la pensée spinozienne. Dans un ouvrage à maints égards absolument remarquable, Ursale Renz se livre à une interprétation systématique de l’Éthique à partir précisément d’une vision de l’expérience interprétée comme concept « transparent » et « fondateur » de la démarche philosophique de Spinoza. Il s’agit selon l’auteur de définir un « rationalisme réaliste » faisant d’abord référence à une théorie de la subjectivité constituante. Selon le propos de U. Renz, il est d’abord impératif de mettre à jour les contenus de l’expérience subjective s’expliquant dans les modalités fonctionnelles propres à l’individualité spinoziste. C’est sur cette base que U. Renz procède à une lecture nouvelle de la théorie des affects au centre des parties III et IV de l’Éthique. L’expérience ne désigne en effet jamais chez Spinoza une « opacité » imaginative et passionnelle mais plutôt une dynamique constructive de sens, une perspective dans laquelle se loge la subjectivité proprement dite. C’est pourquoi U. Renz insiste particulièrement sur la notion d’individu. Elle parle à cet égard d’une « ontologie du mental » enracinée dans la métaphysique productrice de la causa sui (p. 79-127). Le « rationalisme réaliste » de Spinoza ne dépend pas d’une subjectivité isolée et abstraite mais trouve sa source effective dans le primat de l’ontologie et dans la théorie de la substance infinie, qui permet de légitimer à son tour l’existence d’une « théorie de l’esprit » (Theorie des Geistes) homogène et complète. C’est celle-ci qui garantit en définitive toute la « structure » de l’expérience subjective : selon U. Renz, la théorie de la connaissance développée par Spinoza dans l’Éthique aboutit à une psychologie affective qui se constitue dans le mouvement complexe de l’expérience vécue, dans les variations multiples de la vie passionnelle (p. 215-240). La notion d’expérience possède ainsi chez Spinoza un contenu parfaitement identifiable, qui éclaire la genèse de l’affectivité individuelle à partir du contexte immanent de la substance et permet de donner un sens à la pratique humaine – comme ouverture d’un espace réel d’affirmation de la subjectivité. Sans écarter le rapport qui lie nécessairement les modes finis à l’infini, U. Renz parvient à mettre en lumière dans son ouvrage la richesse et la spécificité de l’expérience humaine, dont la puissance autonome de constitution révèle la signification la plus profonde de l’entreprise éthique de Spinoza.
Saverio Ansaldi
5.17. Andrea SANGIOCOMO : « Sulla compiutezza del De intellectus emendatione di Spinoza », Rivista di storia della filosofia, 65 (1), p. 1-23.
5.18. André SANTOS CAMPOS : Jus sive potentia. Direito natural e individuação em Spinoza, Centro de filosofia da Universidade de Lisboa, 471 p.— Le compte rendu de cet ouvrage sera présenté dans le prochain bulletin.
5.19. André SANTOS CAMPOS : « The individuality of the State in Spinoza’s political philosophy », Archiv für Geschichte der Philosophie, 92 (1), p. 1-38.
5.20. Eric SCHLIESSER : « Spinoza’s Conatus as an essence preserving, attribute-neutral immanent cause : toward a new interpretation of attributes and mode », Causation and modern philosophy, Keith Allen and Tom Stoneham (ed.), London, Routledge, p. 65-86.
5.21. Norman SIEROKA : « Spinozistische Feldmetaphysik und physikalisches Materieverständnis », Allgemeine Zeitschrift für philosophie, 35 (2), p. 105-122.
5.22. Justin STEINBERG : « Benedict Spinoza : epistemic democrat », History of philosophy quarterly, 27 (2), p. 145-164.
5.23. Ariel SUHAMY : La communication du bien chez Spinoza, Paris, Classiques Garnier, 464 p.
Ce gros livre d’Ariel Suhamy entend présenter toute la philosophie de Spinoza à partir d’une question traditionnelle, celle de la communication du bien, dont on comprendra in fine que ce bien est celui du savoir intuitif et de la sagesse qu’il instaure. A cette attribution traditionnelle au bien de la qualité d’être communicable (mais dans la tradition thomiste, c’est le Bien en soi ou bien encore Dieu qui est communicable et qui de fait se communique) se substitue peu à peu la question : comment communiquer à autrui la connaissance du troisième genre, sachant que l’acte de comprendre est inséparable de sa communication ? (p. 442-443). Mais, avant d’arriver à ce stade où l’on saisit l’identité du chemin de l’Éthique et de son but, le salut ou encore la béatitude ou la liberté, il faut parcourir bien des étapes qui donnent à l’A. l’occasion de revisiter l’essentiel de l’œuvre de Spinoza (TIE, CM, TTP, TP, Éthique) à partir de perspectives fort originales qui donnent à relire les œuvres avec un regard neuf. Même sans être d’accord avec toutes les thèses ou les conclusions, on doit d’abord apprécier l’intérêt de la démarche : comment saisir l’éternité dans le temps ? Comment penser sérieusement la recherche d’un bien partagé qui interdit une quête solitaire mais montre l’exigence irréductible d’une démarche plurielle ?
Tout commence donc (partie I : Principes) par la déception inhérente à la poursuite des biens communément recherchés et le commentaire du proemium du TIE, en mettant l’accent sur le statut de la fiction délibérée, inscrite dans un processus de comparaison. La mise en évidence d’un lien interne entre fiction et vérité (cf. p. 33 : « la vérité est une fiction qui cesse de l’être ») produit comme problème central (qui, de fait, est le fil conducteur du livre) celui de l’articulation entre le discours du bien et le discours du vrai. Après cette quête du bien vient le conatus et l’analyse de l’amour, toujours pris dans une perspective comparative, à savoir non pas : qu’est-ce qu’aimer ? mais : qu’est-ce que le plus grand amour ? ou : que faut-il aimer de préférence ? Ces pages donnent lieu à des précisions lexicographiques sur le sens de libido. Le troisième moment, qui porte sur Éthique IV est consacré à la définition de l’homme non tant comme essence actuelle et individuelle mais comme ce qui convient en nature avec d’autres individus de sorte qu’il puisse former avec eux une chose singulière plus puissante.
Mais si l’homme ne peut être défini qu’en relation avec d’autres hommes, le statut de l’autre homme, du proche, du voisin, devient primordial. Comment comprendre son voisin (partie II intitulée Méthodes) ou comment juger des mots par la pensée et non l’inverse ? On passe ainsi de l’élucidation du lapsus (la maison ou le mur envolé sur la poule du voisin) aux règles de la bonne interprétation de l’Écriture sainte dégagées dans le Traité théologico-politique. Comment penser l’altérité du sens dans la communauté du vrai (p. 207) ? Même si nous ne sommes visiblement pas d’accord sur l’articulation du sens et de la vérité dans l’interprétation spinozienne de l’Écriture, pas plus que sur la possibilité chez Spinoza d’attribuer un sens anagogique à l’Écriture, j’ai bien apprécié l’application au texte spinozien lui-même des règles élaborées pour la lecture du texte sacré (p. 244-245) : lecture inspirée, traditionaliste (histoire de la philosophie), rationaliste (Gueroult), historico-critique.
Les deux autres temps de la partie consacrée aux méthodes (au pluriel sans que cette pluralité soit justifiée, sinon par des types de textes différents) portent, d’une part sur l’histoire de la vérité à partir de l’histoire du mot vrai (CM I, 6) – et subséquemment sur le statut de la métaphore – et d’autre part sur la correspondance qui manifeste l’échec répété de Spinoza à se faire entendre. La correspondance de Spinoza ou l’art de dialoguer avec des spectres…
La troisième partie, de loin la plus originale, porte sur la pratique (au singulier cette fois) à partir de trois entrées : la pitié de Torquatus qui pose la question de l’articulation entre justice et charité dans le Traité théologico-politique et dans le TP, la vertu d’Hannibal et, enfin, l’expérience de l’éternité et du commencement de sa perception dans le temps.
L’examen de la pitié de Torquatus fournit à l’auteur l’occasion de dresser une brève histoire spinozienne du christianisme qui débouche sur la religion vraie, sans spéculation et sans superstition. En considérant, ce qui me paraît indiscutable, que l’article principal du credo minimum est le cinquième qui fait consister l’essentiel de la religion dans la pratique de la vertu, l’A. en vient donc à réexaminer le sens du syntagme « justice et charité ». J’ai jadis défendu la thèse de la réduction de la charité à la justice en temps politique normal et sa présentation comme substitut de la justice en temps de perte de l’État. Ariel Suhamy la conteste en s’appuyant sur les mêmes textes, mais son analyse ne me convainc pas : d’une part parce qu’il y a chez Spinoza à la fois une reprise d’exemples chrétiens canoniques (la tunique et le manteau), mais aussi un refus du caractère toujours excessif des exigences de la charité (sur lequel à l’inverse Grotius insistait dans son commentaire du compelle intrare), et parce que c’est tordre le concept de charité en le rabattant sur les « œuvres de charité » que de prétendre que la charité joue un rôle de régulation. Je ne pense pas que la charité relève de l’intériorité et de situations exceptionnelles (p. 341) mais il est clair que sur la compréhension de ce concept qui n’a rien de romain en effet, nos interprétations divergent.
L’examen de la vertu d’Hannibal, des conditions de son succès comme de son échec final, donne lieu à une belle confrontation entre Spinoza et Machiavel et fait d’Hannibal un héros spinoziste avant l’heure. Le dernier chapitre évoque les difficultés du discours sur l’éternité à partir d’une analyse des différents sens de gaudere/gaudium et explique la cinquième partie de l’Éthique par une structure ternaire : renversement, répétition, comparaison. Là encore, l’accent est essentiellement mis sur les processus comparatifs et rétrospectifs en sous-évaluant à mon sens la conscience de nécessité qui caractérise la conscience d’éternité.
La conclusion reprend le sens de toute l’entreprise : comment accéder à la connaissance intuitive sachant que cet accès ne peut être solitaire et implique de manière intrinsèque un processus de communication de cette connaissance à autrui.
On aura compris qu’il s’agit là d’un livre riche, qui offre des analyses originales sur un auteur fort étudié, sans avoir peur d’affronter les grands commentateurs (A. Matheron, P.-F. Moreau), et qui s’appuie sur des détails du système généralement négligés mais avec une très grande précision lexicographique et beaucoup de subtilité.
Jacqueline Lagrée
5.24. Lorenzo VINCIGUERRA : « Le geste de Dieu : nature et origine du signe chez Spinoza », Rivista di storia della filosofia, 65 (1), p. 57-71.
5.25. Andrew YOUPA : « Spinoza’s theories of value », British journal for the history of philosophy, 18 (2), p. 209-229.
6. Polémiques et influences. Réception. Philosophie comparée
6.1. José ATTAL : La non-excommunication de Jacques Lacan. Quand la psychanalyse a perdu Spinoza, Paris, Cahiers de l’Unebévue, L’unebévue éditeur, 222 p.
Comment entendre le spinozisme de Jacques Lacan, et jusqu’à quel point la référence à Spinoza est-elle structurante dans le travail de réexamen et de renouvellement de la découverte freudienne engagé par Lacan ? Comment discerner ce qui, dans la référence à Spinoza, tient du parcours autobiographique et des besoins de la théorie analytique ? Quel rôle l’identification de Lacan à Spinoza, à travers le verdict d’une excommunication prononcée à son encontre, a-t-elle pu jouer dans la constitution d’une communauté psychanalytique d’obédience lacanienne, après l’exclusion de Lacan, fin 1963, du rang de didacticien de la Société Française de Psychanalyse (SFP), sur injonction de l’International Psychoanalytical Association (IPA) ?
La formule lacanienne de l’excommunication constitue la trame, originale et parfois tortueuse, du livre de José Attal. Stimulant, riche et informé, l’ouvrage opère simultanément sur les registres de la théorie psychanalytique, de l’histoire du judaïsme, et de l’histoire de la philosophie : la place accordée à l’œuvre de Spinoza et surtout aux commentaires récents qui en ont été proposés, étant en l’occurrence importante.
C’est donc à l’examen d’un paradoxe auquel les héritiers de Lacan dans leur très large majorité auraient été aveugles, paradoxe de l’identification lacanienne à la figure de Spinoza l’excommunié (p. 8) que s’attache l’ouvrage. Lacan, immédiatement après son exclusion de la SFP en 1963, et juste avant la création d’une nouvelle organisation, l’École Freudienne de Paris (EFP), s’identifie expressément à Spinoza, exclu en 1656 de la Synagogue d’Amsterdam, objet d’une excommunication, herem, sous sa plus haute forme, chamata, c’est-à-dire sans possibilité de retour dans la communauté. Cette identification à Spinoza est l’objet de la toute première séance (15 janvier 1964) du séminaire de Lacan de 1964, Les fondements de la psychanalyse (selon José Attal qui récuse le titre de l’édition établie par Jacques-Alain Miller aux éditions du Seuil en 1973, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse). Ce séminaire se tient désormais, grâce à l’intervention de Louis Althusser, dans les locaux de l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm. Et pourtant, selon José Attal, cette identification a pour conséquence singulière la séparation de Lacan d’avec la pensée spinoziste, quelques mois plus tard, en conclusion de ce même séminaire : la dernière séance (24 juin 1964) souligne en effet l’inadéquation, pour la psychanalyse et en particulier pour la compréhension du désir de l’analyste, de la formule spinoziste de l’Amor Dei intellectualis, définie comme une position qui ne serait « pas tenable pour nous », dans les termes mêmes de Lacan.
Pour l’analyse et la mise au jour des enjeux d’un tel paradoxe, occasion d’ « éclairer un tant soit peu les rapports de la psychanalyse et du spinozisme » (p. 16), l’auteur propose de suivre une méthode d’exposition délibérément non systématique ou, comme il le revendique, « rhizomatique », en une double référence à Gilles Deleuze et à Siegfried Kracauer (p. 9-10). Il livre ce faisant une cartographie fort utile des points de rencontre et des lignes de séparation qui tissent la trame du rapport, intense et constituant, de Lacan à la pensée de Spinoza. Lacan, comme le rappelle l’auteur, avait une connaissance très précise de l’oeuvre de Spinoza : œuvre très tôt lue et méditée par celui qui, aux murs de sa chambre d’étudiant, avait suspendu, dit-on, un plan de l’Éthique. La pensée de Spinoza informe sa propre démarche théorique (p. 79), ce dont témoigne au premier chef la thèse de 1932 consacrée à la psychose paranoïaque (De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité).
Fondamentalement, ce qui fait de l’enseignement spinoziste un horizon nécessaire de la théorie et de la praxis psychanalytiques, pour Lacan lecteur de Freud, c’est la définition du désir comme essence de l’homme, la centralité de cette catégorie du désir dans le cadre d’une théorie de la puissance et du conatus impliquant un remaniement considérable des perspectives ontologiques et anthropologiques à l’œuvre dans la philosophie de l’âge classique. Et pourtant, c’est justement sur ce terrain névralgique de la question du désir et de sa définition, que se joue aussi le « congé » que donne Lacan à Spinoza.
On soulignera sur ces points l’originalité de la lecture de J. Attal, qui porte au-delà d’une interprétation traditionnelle, à l’œuvre par exemple dans l’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari, opposant en quelque sorte la plénitude ou la force d’affirmation du désir dans son acception spinoziste, à la figure freudienne-lacanienne du désir comme manque, négativité ou « désêtre ». Cette figure du « désêtre », dans la reformulation lacanienne du désir, n’est certes pas éludée par J. Attal, mais elle se trouve en quelque sorte reprise et entendue sur un plan singulier, qui est celui de la théorie de la connaissance et de la théorie du signe. Selon l’auteur, et sans doute est-ce là un des principaux apports de l’ouvrage (p. 53-78), c’est sur ce plan théorique, en relation à la question du sujet et de sa constitution dans l’ordre symbolique, que se joue véritablement la rupture de Lacan avec Spinoza, qui conduira finalement à la récusation de la doctrine spinoziste de la science intuitive. Lacan reprend à son compte, pour l’élaboration de sa propre théorie du signifiant – qui est simultanément une théorie du sujet (le signifiant se trouvant défini comme « ce qui représente un sujet pour un autre signifiant ») –, la théorie stoïcienne du signe et de l’activité signifiante conçue dans la dépendance à l’égard d’un sujet. Par là même, il s’éloigne de la théorie spinoziste du signe (et du premier genre de connaissance), qui lie étroitement la signification aux catégories de sens et d’entendement, dans le cadre d’une « généalogie de l’imaginaire », affirme J. Attal en référence aux travaux de Lorenzo Vinciguerra.
Il apparaît donc précisément que cette question du sujet constitue le véritable point de rupture entre Spinoza et Lacan, sous-jacente au désaccord sur la question du désir. On regrettera toutefois que cette question du sujet et de la constitution subjective, ne soit pas suffisamment thématisée comme telle par l’auteur, en particulier en référence à la théorie spinoziste. Sans doute, une plus grande attention à ce problème eût-elle permis, non seulement de donner davantage de clarté à l’analyse du refus lacanien de la catégorie spinoziste de l’Amour intellectuel de Dieu, mais aussi d’éviter l’attribution quelque peu déconcertante d’une « doctrine du Moi fort » à l’auteur de l’Éthique (p. 77) : thèse évidemment très contestable, insuffisamment discutée en relation précise aux textes, et qui paraît faire de Spinoza un précurseur de cette « ego psychology » obstinément combattue par Lacan lui-même. Peut-être est-ce là du reste une conséquence de la démarche rhizomatique adoptée dans cet ouvrage, dont la structure fragmentaire déconcerte parfois le lecteur. Une telle structure se traduit dans le livre, pour ce qui concerne la divergence entre Lacan et Spinoza à propos du désir et du sujet, par des lacunes et de curieux silences. On songe en particulier à l’étrange absence ici de Descartes, au silence qui entoure le cartésianisme de Lacan dans sa lecture de Freud ; Lacan qui n’hésite pas à qualifier la démarche de Freud de « cartésienne – en ce sens qu’elle part du fondement du sujet de la certitude » (séance du 29 janvier 1964). Or ce cartésianisme hétérodoxe de Lacan représente certainement un trait constitutif de ce qui, dans sa perspective, résiste à la compréhension spinoziste de la pensée et de la connaissance, compréhension articulée à la destitution de la figure cartésienne de l’ego-res cogitans.
Un philosophe avait cependant entendu les enjeux décisifs, pour la pensée contemporaine elle-même, de ce désaccord, lié au problème d’un « sujet de la connaissance », entre les deux conceptions, spinoziste et cartésienne, de la connaissance et de la vérité : il s’agit de Louis Althusser, qui en proposa notamment une analyse dans son séminaire de 1963-1964 consacré précisément, de façon quasi concomitante à l’arrivée de Lacan rue d’Ulm, à la psychanalyse et au retour lacanien à Freud. L’édition de ces conférences, publiées sous le titre Psychanalyse et sciences humaines (Paris, Livre de Poche, 1996), n’est jamais citée par J. Attal, alors même qu’il entreprend de rendre compte de ce qu’il nomme le « chassé-croisé Althusser-Lacan » (p. 146-172). Le résultat est une lecture extrêmement réductrice, souvent caricaturale, du rapport d’Althusser à Lacan, celui-ci étant présenté comme la victime temporaire, en ces années 1963-1964, de supposées intentions manipulatrices de la part d’Althusser et de ses élèves (dont Jacques-Alain Miller). Ce traitement expéditif et lacunaire de la relation Althusser-Lacan est d’autant plus regrettable qu’il masque l’importance de la réception de la démarche de Lacan dans la pensée française de cette période, en dehors des seuls cercles psychanalytiques : importance qu’Althusser, avec le programme « traduire Lacan » lancé dans son propre séminaire de 1963-1964, avait su quant à lui mesurer, non seulement pour la théorie et la pratique analytiques, mais pour la philosophie et les « sciences humaines » en général.
Pascale Gillot
6.2. Pierfrancesco BASILE : « Kant, Spinoza, and the metaphysics of the ontological proof », Metaphysica, 11 (1), p. 17-37.
6.3. Pierre BAYLE : Escritos sobre Spinoza y el spinozismo. Édition, introduction, traduction et notes par Pedro Lomba, Madrid, Trotta, 227 p.
Auteur bien connu dans le monde hispanique pour ses traductions d’Étienne de la Boétie, du Traité des trois imposteurs ou des textes libertins français du XVIIe siècle, ainsi que pour ses publications sur Spinoza, Pedro Lomba a fait ici une sélection très complète des textes de Bayle sur Spinoza. Il faut bien constater que l’œuvre de Bayle a été cruciale pour la diffusion de la pensée du philosophe hollandais. En voulant le critiquer, ses efforts ont eu pour résultat de propager une image positive de Spinoza et de quelques doctrines spinozistes.
Le texte central du livre est l’article « Spinoza » du Dictionnaire historique et critique. Cet article apparaît dans toute son ampleur : il comprend le texte, les observations, les notes du texte et les notes des observations, outre les notes introduites par Lomba lui-même. L’A. traduit aussi les fragments de tous les autres articles du Dictionnaire dans lesquels Spinoza est mentionné. Ayant subi de violentes accusations de la part de ses propres coreligionnaires de Rotterdam, Bayle a écrit des Éclaircissements publiés en appendice à la deuxième édition de son Dictionnaire en 1702. Pedro Lomba en traduit le premier qui porte sur les athées. En outre, il traduit les fragments d’autres œuvres de Bayle où il est question de Spinoza.
Dans la seconde partie de l’œuvre, beaucoup plus courte, sont traduits des fragments du Dictionnaire sur Machiavel, Démocrite, Épicure et Lucrèce, philosophes très appréciés de Spinoza. Dans une « Introduction » éclairante, Pedro Lomba en explique la raison : selon Bayle, depuis l’Antiquité, il y a une sorte de tendance à défendre certaines idées qui seront développées de façon explicite et méthodique par Spinoza ; ainsi donc, il y a un genre de spinozisme préalable à Spinoza.
Dans sa sélection, Lomba a suivi l’idée de Françoise Charles-Daubert et de Pierre-François Moreau qui avaient déjà publié en 1983 un ouvrage intitulé Pierre Bayle. Écrits sur Spinoza, mais il a complété la sélection des textes choisis avec ceux indiqués par Gianluca Mori, qui a écrit un article dans l’ouvrage de 1998 coordonné par H. Bost, Critique, savoir et érudition à la veille des Lumières.
Comme d’habitude, la traduction de l’auteur, à partir des éditions canoniques, est claire et fidèle. Il s’agit là d’un grand travail de sélection et de traduction d’un document essentiel dans l’histoire du spinozisme.
Francisco Javier Espinosa
6.4. Laurent BOVE : Vauvenargues ou le séditieux. Entre Pascal et Spinoza. Une philosophie pour la seconde nature, Paris, Honoré Champion, 330 p.
Malgré le fait que Vauvenargues n’ait publié de son vivant qu’un seul ouvrage, Introduction à la connaissance de l’esprit humain (1746) et que sa pensée soit si peu connue, ne jouant aucun rôle dans l’histoire attestée de la philosophie, il n’en reste pas moins qu’il fut un véritable philosophe. C’est la thèse défendue par Laurent Bove dans son dernier ouvrage, et elle n’est pas seulement convaincante mais également parfaitement démontrée par l’auteur, textes à l’appui. Si Nietzsche estime, dans Humain, trop humain, que Vauvenargues est l’un de ces rares philosophes qui ont des pensées véritables, il s’agit alors de faire apparaître toute la force de cette pensée, la densité profonde de ses lignes de constitution et d’affirmation. Selon L. Bove, cette force est d’abord d’essence spinoziste, puisqu’elle renvoie au concept central de puissance. Une puissance qui se déploie en faveur de la « seconde nature » dont il est question chez Pascal. C’est pourquoi, pour Vauvenargues, il s’agit en même temps de penser avec Pascal et contre lui – avec Spinoza et pour Spinoza. Si la seconde nature est un vice pour Pascal, elle devient un bien pour Vauvenargues. Pourquoi ? Parce que le jeune philosophe interprète Pascal du point de vue d’une philosophie de l’activité qui revendique la pleine positivité du fini. Ce sont alors les concepts de puissance d’agir et de puissance active qui articulent et structurent la pensée de Vauvenargues. Nous avons en effet affaire à un « immanentisme dynamique » de la seconde nature, qui met désormais au premier plan le désir, l’imagination, l’ambition de la gloire, la puissance de l’imagination et de la production. « Nous assistons ainsi, au cours de l’œuvre, à l’émergence d’une véritable ontologie de l’inquiétude qui offre un approfondissement métaphysique original à la doctrine de la nécessité (dans l’accent plus fort qui est mis sur l’activité, cause à la fois du plein de la jouissance de l’être et du vide de son dépérissement). Vauvenargues tente ainsi une conciliation entre deux figures de l’ “activité” dont il est l’héritier : celle de l’“être périssant et mourant” de la “seconde nature” de Pascal et celle de la productivité infatigable et indéfinie de la nature spinoziste, dont témoignait l’Essay de métaphysique de Boulainvilliers » (p. 65-66).
Vauvenargues parvient par là à souder l’agir et le produire. La puissance infinie du réel permet de définir la notion de vie, qui renvoie de fait à l’action et à la production. La puissance productive de Dieu – l’infini immanent – détermine l’actualité immanente de l’action productive dont témoigne la « gloire » humaine, son désir d’être dans et par l’activité. On assiste alors à la constitution de la liberté humaine comme « libre nécessité », c’est-à-dire comme création de l’autonomie de l’action au sein de l’être parfait – du Dieu-réel immanent. C’est ici que la « filiation spinoziste » qui informe la pensée de Vauvenargues apparaît dans tout son éclat. En effet, la nécessité de l’immanence ne supprime pas l’horizon de production de l’éthique et du politique, au contraire. La puissance expressive de la réalité trace les chemins possibles de la « gloire » humaine, elle dessine les parcours d’une logique vertueuse de la puissance. Plus on a de vertu, plus Dieu nous en donne la puissance : telle est sans doute la devise de Vauvenargues et de son spinozisme de la sédition. Car cette vertu et cette gloire – ce désir de la production active implicite à l’immanence du réel – construisent au fur et à mesure l’amour de l’autonomie de la puissance, inséparable de la nécessité de poser les formes possibles du lien commun. La raison spinoziste rencontre ici les prérogatives de la politique machiavélienne, celle qui allie la force de la vertu au courage de s’opposer à l’empire de la fortune. Vauvenargues nous propose par conséquent une pratique de la philosophie comme vrai courage, comme effort de la vie commune – contre les forces de la séparation et de la domination. Le spinozisme machiavélien de Vauvenargues s’impose ainsi comme une philosophie qui « ne veut pas détruire mais établir » : une philosophie qui est un antidote redoutable à la « crise » de la modernité, et qui nous invite à un profond renouvellement de la vie et de la pensée. C’est une pensée qui lutte sans cesse contre tout conformisme stérile et toute abstraction conceptuelle, en faveur d’un enthousiasme du vrai et d’une imagination puissante. Dans sa démarche originale et profondément novatrice, Vauvenargues nous livre une véritable sémiologie des affects épuisés de la modernité, contre lesquels il invente une pratique commune de la constitution immanente de l’être. La positivité pleine du fini et de son essentielle activité implique chez lui le courage et la passion de la vie – dans le commun des forces constituantes et de l’amour de l’être en acte.
Voilà pourquoi « le spinozisme le plus profond de notre auteur est sûrement celui, immanent, qu’il tire de ses propres forces, d’une noblesse du “sentir” et d’une surabondance subversive de la vie qui le rendent spontanément le familier de Spinoza et de Nietzsche, c’est-à-dire des philosophes de l’affirmation de la vie » (p. 74). Cette philosophie de l’affirmation de la puissance est celle qui nous invite à penser l’être comme un combat permanent contre le non-être, puisque la production de l’être est seule espérance contre le dépérissement de la seconde nature. Vauvenargues, comme le montre admirablement L. Bove, fait de la joie spinoziste, mêlée d’inquiétude, une lutte active contre la paresse et la vanité du désespoir. Cette joie est une forme d’amour constituant, qui s’organise contre un être naturellement dépérissant et changeant. Il s’agit par conséquent d’une conception pleinement positive de la finitude humaine, suivant laquelle il n’y pas de salut possible en dehors de la « seconde nature ». C’est l’activité infatigable de la production des hommes qui redonne toute la grâce de la vie au fini et qui lui fournit sans cesse les formes de constitution de sa renaissance au sein de l’infini immanent. Dans cette optique, la philosophie de Vauvenargues représente un appel toujours actuel à parcourir les chemins de la libération de tous, dans le soulèvement collectif d’une vertu séditieuse et multiple.
Saverio Ansaldi
6.5. Filip BUYSE : « Spinoza and Robert Boyle’s Definition of Mechanical Philosophy », Historia Philosophica, 8, p. 73-89.
6.6. Raphaël CHAPPÉ (dir.) : « Montaigne et Spinoza », Bulletin de la société internationale des amis de Montaigne, n° 52, Paris.
Ce numéro d’une centaine de pages reprend les textes de communications prononcées à Nanterre en 2010 lors d’une journée organisée par Raphael Chappé sur Montaigne et Spinoza.
Il est toujours difficile, voire hasardeux, de comparer des auteurs qui appartiennent à des siècles différents, ne se sont pas lus et n’appartiennent visiblement pas au même horizon philosophique. Le prétexte qui justifie cette journée est le livre de R. Popkin, Histoire du scepticisme d’Erasme à Spinoza qui consacre son chap. III à « Michel de Montaigne et les ‘nouveaux pyrrhoniens’ » tandis que le chap. XII porte sur « le scepticisme et l’antiscepticisme de Spinoza ».
Je ne reprendrai pas ici la discussion des thèses de Popkin, ce qui a souvent été fait et à quoi Charles Ramond consacre le chapitre introductif : « A quoi le sceptique ne croit-il pas ? ». Belle question, mais la réponse de Ramond porte moins sur les thèses de Spinoza ou de Montaigne que sur l’interprétation de Popkin et, si l’on y retrouve les thèmes préférés de l’auteur (qualité et quantité, Spinoza et Derrida…), la figure du sceptique n’y est pas vraiment interrogée pour elle-même puisque la critique du dogmatisme et du réalisme n’y est pas reliée à une analyse de ce qui justifie à la fois le doute et le fait de « prendre l’expérience pour guide », à savoir le phénoménisme. Sur ce sujet Jean-Paul Dumont avait consacré des pages fortes et éclairantes (y compris une mise en évidence des crypto-citations de Sextus Empiricus dans l’Apologie) dans Le scepticisme et le phénomène (Vrin, 1985, ch. 3, p. 41-49).
Les chapitres proprement comparatifs sont consacrés à « l’expérience du Je » (R. Chappé), la connaissance des passions (E. Ferrari), le rôle du corps dans le choix de sa vie (S. Mayer) et enfin l’idée de Dieu (J.L.L. Begon et M.B. Munar). Ce sont là assurément de fort beaux thèmes mais la comparaison tourne souvent à l’avantage d’un seul des deux auteurs de référence. L’article de R. Chappé porte moins sur l’expérience du je que sur l’application de la catégorie althussérienne d’interpellation à l’institution du sujet. Sauf que le ‘Je’ n’a pas du tout le même sens chez celui qui dit Moi, Michel de Montaigne et chez celui qui écrit postquam experientia me docuit… et pour qui ce pronom personnel n’est aucunement qualifié par une biographie singulière et concrète.
La description des passions est bien davantage commandée chez Montaigne par la lecture des traités antiques que par celle du Traité des passions de Descartes comme on me l’accordera, et ce qui demeure comparable, c’est seulement la référence à l’expérience concrète qui, chez Spinoza, expose, enseigne et confirme ce que la raison démontre mais sans permettre de déduction ni de géométrie des passions. Il me semble que l’ignorance où nous sommes de ce que peut le corps permet peut-être de supposer un développement indéfini de la puissance corporelle mais non pas un « développement infini » (p. 70) car, dans ce cas, on tomberait dans l’absurdité de la mouche infinie. Enfin, que les deux auteurs aiment à manier la provocation (p. 78, mais, dans le cas de Spinoza, dans les lettres, pas dans les démonstrations) ne suffit pas à valider un parallèle entre leurs positions théoriques.
Le chapitre sur l’idée de Dieu m’a laissée plus que perplexe. D’une part parce que la défense d’un héritage juif chez les deux auteurs est on ne peut plus hasardeuse et qu’on ne brocarde pas ainsi Yovel d’un trait de plume ; mais surtout parce que les arguments proposés ne valent pas. Même si le texte n’est pas entouré de guillemets, les fameuses dernières pages de l’Apologie (II 12, 601-603 : « nous n’avons aucune communication à l’être… Il a été ou il sera sans commencement et sans fin » présentées comme du Montaigne p. 82) ne sont pas de Montaigne mais une copie de Plutarque (Sur le sens du mot ‘si’) que Montaigne fait siennes (« Cette conclusion si religieuse d’un homme païen »). La messe ou l’eucharistie ne peuvent être mises sur le même plan que le signe de croix ou le jeûne du Carême car Montaigne ne confond pas un signe et un sacrement. Montaigne n’est pas plus près du Dieu de l’AT (p. 87) que du Christ (il n’est que de relire de près le chap. Des prières en I 56) et, ni pour Montaigne ni pour Spinoza, Dieu et la nature ne sont synonymes car le trop fameux Deus sive Natura identifie en réalité la puissance de la nature à la puissance divine comme une analyse exhaustive des occurrences le prouve. L’essence divine est sans aucun doute incompréhensible pour Montaigne mais assurément pas chez Spinoza et le nominalisme ne débouche pas sur un quasi athéisme. Quant à dire qu’une « affirmation totale et absolue de Dieu » chez Spinoza serait « une forme très particulière de scepticisme » (p. 103), j’avoue ne plus comprendre ce que les mots veulent dire.
On aura compris que ce volume ne m’a pas convaincue. Reste qu’il se lit facilement et qu’il est plus intéressant sur des points de détail ou pour mieux comprendre la position théorique des interprètes que pour valider un rapprochement que, lecture faite, je continue à considérer comme hasardeux et stérile. L’entreglose trouve ici sa limite.
Jacqueline Lagrée
6.7. Stephen DANIEL : « Berkeley and Spinoza », Revue philosophique de la France et de l’Étranger, 200 (1), p. 123-134.
6.8. Francesco DE CAROLIS : « Aspetti dell’attività di studio e di ricerca su Spinoza in Francia », Atti Accademia Pontaniana, Napoli, N. S., Vol. LIX, p. 75-106.
6.9. José Ramón DEL CANTO NIETO : « Natura naturans y Natura naturata en Spinoza y en David Nieto, Haham de la comunidad sefardita de Londres a principios del siglo XVIII », Anales del Seminario de Historia de la Filosofía, vol. 27, p. 165-188.
L’auteur s’intéresse à la nature, que Spinoza et David Nieto (chef de la communauté sefardi à Londres au début du xviiie siècle) abordent chacun à leur manière. La première partie repère les emprunts de la notion spinozienne de nature (telle qu’elle apparaît dans KV 1/8 et Éthique E1 P19S) aux philosophies grecs d’Empédocle et d’Aristote ainsi qu’à la pensée d’Averroes, Thomas d’Aquin, Ramon Lulle et Moisés Cordovero (XVIe siècle). Puis, l’A. examine l’ouvrage de David Nieto, De la divina providencia, écrit pour combattre le déisme naissant en Angleterre, dont Spinoza était censé être l’un des inspirateurs. Même si le Haham des juifs utilisait un vocabulaire proche de celui de Spinoza pour développer ses idées (selon Jakob J. Petuchowski, 1970), son concept de providence reste très à l’écart de la nature pensée par Spinoza. En effet, la providence dont parle David Nieto coïncide avec la Nature universelle ou Natura naturata, gouvernant le monde des êtres particuliers et procédant de la Natura naturans. Ainsi donc, le Dieu de Nieto est transcendant et il est l’auteur d’une création continue. À la différence de ce Dieu qui agit toujours selon les décrets de sa divine volonté personnelle, les actions du Dieu de Spinoza obéissent aux lois de la nature. L’A. de l’article souligne la distinction entre providence divine générale (universelle et continue) qui « govierna todo con ciertas reglas fixas » et providence divine particulière qui reste cachée et qui était déjà miraculeuse avant la création du monde. Finalement, l’A. conclut que David Nieto autant que le philosophe hollandais accrédite une attitude pan-en-théiste, mais la providence dont a parlé le chef de la communauté juive de Londres impliquait la finalité puisqu’il souhaitait rester fidèle à la tradition juive.
María Luisa de la Camara
6.10. Youcef DJEDI : « Spinoza et l’islam : un état des lieux », Philosophiques. Revue de la Société de Philosophie du Québec, 37 (2), p. 275-298.
6.11. Christopher DROHAN : « To imagine Spinoza : Deleuze and the materiality of the sign », Philosophical forum, 41 (3), p. 275-298.
6.12. Alexandre GUILHERME : « Fichte : kantian or spinozian ? Three interpretations of the absolute I », South african journal of philosophy, 29 (1), p. 1-16.
6.13. Walter LAPINI : « Una citazione da San Paolo (Epistola ai Romani, 1,13) nel Tractatus theologico-politicus di Spinoza (TTP 11.5) », Giornale di metafisica, 32 (1), p. 159-164.
6.14. Christian LEDUC : « Spinoza, Leibniz et les universaux », Bulletin de l’Association des Amis de Spinoza, 41, p. 3-22.
6.15. Frédéric LORDON : Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, Paris, La fabrique éditions, 213 p.
L’A., à la suite de ses travaux, entend ici mettre en évidence les « mécanismes fondamentaux de la vie passionnelle, mais coulés dans les structures sociales particulières du rapport salarial capitaliste » (p. 155). En d’autres termes : penser le rapport salarial à l’aune du structuralisme marxien, mais que doit venir compléter, en raison des évolutions du capitalisme, l’anthropologie spinoziste du conatus et des affects.
Le capitalisme induit en effet, de la part des salariés, un consentement au désir du patron (ou « désir-maître ») par le biais d’une captation de leurs désirs. Enrôler, montre l’A., c’est « embarquer d’autres puissances dans la poursuite de son désir à soi » (p. 19) – avec, comme medium essentiel, le désir d’argent. Mais en plus des affects passifs de tristesse, liés à la crainte et aux menaces, le paysage passionnel du capitalisme fait également place à la joie comme satisfaction du désir de reproduction matérielle, par le biais de l’aliénation marchande.
Cependant, si le marxisme ne sous-tend que des affects tristes liés aux désirs matériels primaires, et si le fordisme fit survenir les affects joyeux liés à la promesse d’accession aux biens de consommation, le néolibéralisme d’aujourd’hui entend produire des « affects joyeux intrinsèques » (p. 75), c’est-à-dire un désir du travail pour lui-même, imaginairement construit comme travail heureux. L’alignement intégral des désirs des salariés consiste ainsi à déterminer ces derniers, alors « auto-mobiles », à s’activer, dans une illusion de libre consentement, au service de l’organisation capitaliste. C’est là, comme Spinoza l’observait de l’État (TP X, 8), conduire les hommes de façon qu’ils aient le sentiment non pas d’être conduits mais d’agir suivant leur libre décret. Même si un tel refaçonnage des désirs est toujours incertain, induire cette obéissance heureuse passe en particulier par le jeu de la mimétique des affects et de la reconnaissance à l’égard du patron, comme par la fixation des désirs des enrôlés « dans un domaine restreint de jouissance » (p. 141). L’A. s’attache alors à redéfinir l’idée marxienne d’exploitation comme capture passionnelle, appropriation, par le patron, de la puissance d’agir comme de l’« autorat » du produit.
Quels sont alors « les rapports désirables sous lesquels peut se constituer une entreprise conçue généralement comme un concours de puissances d’agir ? » (p. 164). S’il n’est pas question de s’exempter de la servitude passionnelle, peut être néanmoins changée « la nature des déterminations conduisant à la composition des puissances » (p. 165), et conçue une « égalité de participation à la détermination d’un destin collaboratif partagé » (p. 169). C’est en ce sens que l’A. parle de « communisme » et propose de redéfinir l’entreprise comme res communa (« récommune »), idée d’une démocratie rompant avec l’imperium du désir-maître.
Mais comment penser un facteur qui puisse « mettre l’histoire du capitalisme en mouvement » (p. 186) s’il n’est nul libre arbitre en tous ces processus ? Comme pour une étoile qui meurt, le déterminisme socio-historique, croisement des énergies conatives et des rapports sociaux, n’exclut ni le changement ni la nouveauté. Le spinozisme vient ici compléter l’insuffisance de la bipolarité marxienne du capital et du travail : si nous nous efforçons de lutter contre une tristesse que la brutalité du capitalisme ne peut véritablement enrayer, alors la seule force « capable de faire bifurquer le cours des choses » (p. 189) est à trouver dans les affects relevant du mécontentement. Positivement, ce que Spinoza permet de penser, c’est la possibilité d’une autre direction des désirs communs, à savoir une « jouissance non-rivale de l’objet collectivement produit » (p. 193). Certes, cette affirmation communiste d’un principe de non-rivalité, supposant de comprendre « que le vrai bien est celui dont il faut souhaiter que les autres le possèdent en même temps que soi » (p. 196, cf. Éth. IV, 18, sc.), sous-tend ce qui fait l’objet de l’Éthique : des hommes conduits par la raison. Mais elle conduit encore à concevoir l’historicité d’une réformation contre l’idée d’une révolution soudainement émancipatrice : « c’est peut-être en ce point précis que le réalisme spinozien des passions est le plus utile à l’utopie marxienne » (p. 199).
Le spinozisme est ici bien plus qu’un schème possible d’interprétation : il recèle les clés désormais indispensables d’une intelligibilité des structures mêmes du fonctionnement de l’entreprise salariale moderne, tout en permettant de redéfinir heureusement nombre de concepts économiques.
Philippe Danino
6.16. Michael MACK : Spinoza and the specters of modernity : the hidden Enlightenment of diversity from Spinoza to Freud, New York, Continuum Publishing Corporation, 224 p.
6.17. Yitzhak MELAMED : « Acosmism or weak individuals ? Hegel, Spinoza and the reality of the finite », Journal of the history of philosophy, 48 (1), p. 77-92.
6.18. Robert MINER : « ‘Politics as opposed at tradition’ : the presence of Nietzsche and Spinoza in the ‘Zionist essays’ of Leo Strauss », Interpretation, 37 (2), p. 203-226.
6.19. Virgil Martin NEMOIANU : « The spinozist freedom of George Eliot’s Daniel Deronda », Philosophy and literature, 34 (1), p. 65-81.
6.20. Samuel NEWLANDS : « The harmony of Spinoza and Leibniz », Philosophy and phenomenological research, 81 (1), p. 64-104.
6.21. Omero PROIETTI : « Emendazioni alla grammatica ebraica spinoziana », Rivista di storia della filosofia, 65 (1), p. 25-56.
6.22. Susan RUDDICK : « The politics of affect : Spinoza in the work of Negri and Deleuze », Theory, culture and society, 27 (4), p.21-45.
6.23. Tom SPARROW : « A physiology of encounters : Spinoza, Nietzsche, and strange alliances », Epoche : A journal for the history of philosophy, 15 (1), p. 165-186.
6.24. Valterri VILJANEN : « Causal efficacy of representational content in Spinoza », History of philosophy quarterly, 27 (1), p. 17-34.
6.25. Jason WALLER : « Spinoza on the illusion of temporal passage », Iyyun, 59, p. 47-62.
6.26. Andrew YOUPA : « Spinoza’s model of human nature », Journal of the history of philosophy, 48 (1), p. 61-76.
Supplément bibliographique pour l’année 2009
A.5.1. Miquel BELTRÁN : « Spinoza y el arbol de la ciencia del bien y del mal », Revista filosofica de Coimbra, 19 (36), p. 279-314.
A.5.2. Roberto BORDOLI : « A proposito di Spinoza, d’illuminisme e d’origini della modernità », Giornale critico delle filosofia italiana, 88 (5), p. 631-642.
A.5.3. Francesca DI POPPA : « Spinoza’s concept of substance and attribute : a reading of the Short Treatise », British journal for the history of philosophy, 17 (5), p. 921-938.
A.5.4. Mogens LAERKE : « Immanence et extériorité absolue : sur la théorie de la causalité et l’ontologie de la puissance de Spinoza », Revue philosophique de la France et de l’Étranger, 199 (2), p. 169-190.
A.5.5. Giovanni LICATA : « Spinoza e la cognitio universalis dell’ebraico : demistificazione e speculazione grammaticale nel Compendio di Grammatica ebraica », Giornale di metafisica, 31 (3), p. 625-661.
A.5.6. Colin MARSHALL : « The mind and the body as ‘one and the same thing’ in Spinoza », British journal for the history of philosophy, 17 (5), p. 897-919.
A.5.7. Francisco José MARTÍNEZ MARTÍNEZ : « Autoconstitución y libertad : ontología y política en Espinosa II : fundamentación ontológica de la ética : libertad y necesidad », Eikasia (29), p. 53-120.
A.5.8. Yitzhak Y. MELAMED : « Spinoza’s metaphysics of substance : the substance-Mode relation as a relation of inherence and predication », Philosophy and Phenomenological Research 78 (1), p. 17-82;
A.5.9. Filippo MIGNINI : « Baruch Spinoza (1632-1677) », in Il peccato originale nel pensiero moderno, G. Riconda, M. Ravera, C. Ciancio (eds), Brescia, Morcelliana, p. 353-375.
A.5.10. Margherita PASCUCCI : Causa sui. Saggio sul capitale e il virtuale, Verona, Ombre corte, 233 p. — Le compte rendu de cet ouvrage sera publié dans le prochain bulletin.
A.5.11. Ulysses PINHEIRO : « Eternidade e esquecimento : memória, identidade pessoal e ética segundo Espinosa », O que nos faz pensar : Cadernos do departamento de filosifia da PUC-Rio, 25, p. 23-52.
A.5.12. Winfried SCHRÖDER : « Deus sive natura : über Spinozas so gennanten Pantheismus », Deutsche Zeitschrift für Philosophie, 57 (3), p. 471-480.
A.5.13. Emanuela SCRIBANO : « Causalité de la raison et liberté chez Spinoza », Revue philosophique de Louvain, 107 (4), p. 567-582.
A.5.14. Pina TOTARO : Instrumenta mentis, contributi al lessico filosofico di Spinoza, Firenze, Leo S. Olschki, 328 p.
La compréhension de la portée et de l’originalité d’une œuvre philosophique requiert la médiation d’une analyse informée du lexique dans lequel elle se donne à lire. Telle est la conviction illustrée par Pina Totaro dans cet ouvrage qui rassemble les études détaillées de douze notions clefs de la philosophie spinoziste : l’acquiescentia, l’amor dei intellectualis, l’amor sui, l’experientia, la machina, la mens, la natura, l’obedentia, la politica, la religio, le signum et la theologia enfin. À la fin de l’ouvrage se trouve une table de concordance qui en recense les différentes occurrences dans l’ensemble des œuvres spinozistes.
L’intérêt de ce travail réside en ce qu’il confronte une comparaison textuelle interne aux œuvres de Spinoza, la plus exhaustive possible, avec la prise en compte informée d’usages possibles des mêmes notions chez d’autres auteurs de l’âge classique : non seulement le lecteur peut suivre l’évolution, voire les ambivalences, des concepts de Spinoza, des premiers écrits au Traité politique, mais il trouve aussi dans ce livre les moyens d’appréhender par différence la constitution progressive d’un usage proprement spinoziste d’une terminologie en partie héritée. L’A. ne se limite pas à prendre en compte la philosophie de Descartes ou, en aval, celle de Toland, mais s’attache à un corpus plus large, incluant des textes moins connus, parfois médicaux ou juridiques. Par là, ce lexique nous informe plus généralement sur des usages conceptuels propres au XVIIe siècle, que ne peut plus ignorer le lecteur s’attachant à comprendre les enjeux de la comparaison entre le corps humain et la machine, les raisons du double usage de l’idée de « satisfaction » dans l’Éthique, ou encore la modification de la place du concept de tolérance dans les discussions sur le droit naturel et l’obéissance. Des notes de bas de page très informées constituent un outil précieux pour apprécier les dernières avancées des recherches spinozistes à l’échelle européenne.
Citons deux exemples des apports de cette méthode. Pour étudier la notion de « machine », l’A. repère l’utilisation du terme dans le contexte de réception immédiate de la philosophie spinoziste, en Hollande, peu après la publication anonyme du Traité théologico-politique. Selon Bredenburg, en 1675, Dieu et la nature seraient pour Spinoza une simple machine soumise à l’enchaînement nécessaires des causes : les parties ne pourraient se différencier les unes des autres, ni s’autonomiser de leur principe commun. De manière symétrique, lorsque A. J. Cuffeler défend en 1684 la philosophie spinoziste contre les accusations de ses contemporains, il s’attache à montrer en quoi le concept de nécessité est chez Spinoza irréductible à la co-dépendance des mouvements d’une machine. On voit donc apparaître dans le contexte polémique de discussion sur le nécessitarisme spinoziste la valeur du concept de « machine ». Loin de renvoyer immédiatement à tel modèle de production artificielle ou technique, il permet bien plus généralement de penser les différentes figures de la nécessité, qu’il s’agisse de l’enchaînement temporel des effets ou des relations entre les éléments. C’est à partir de cette analyse que l’A. étudie l’enjeu du concept d’automate spirituel et la signification de la lettre à Oldenburg sur le tout et les parties.
Mentionnons également l’instructif chapitre sur le « signe ». Au XVIIe siècle, le corps était considéré par la tradition médicale comme un signe manifestant l’état de l’âme, ses passions, voire sa corruption morale : parce que les symptômes corporels sont autant de fenêtres sur l’âme, il serait possible de guérir les dérèglements psychologiques par une médecine du corps. Or les Passions de l’âme de Descartes bouleversent ce schéma : d’une part la passion n’est plus le signe de la rupture pathologique d’un équilibre interne ; d’autre part, les processus physiologiques qui accompagnent les passions se manifestent par des symptômes équivoques, dont les causes peuvent être diverses. La prise en compte d’un tel contexte permet de comprendre comment, chez Spinoza, le signe n’est plus l’image transparente de l’intériorité, mais l’effet exclusif d’une mécanique corporelle dépourvue de toute valeur de révélateur.
On consultera donc avec profit ce livre qui illustre parfaitement les bénéfices d’une histoire de la philosophie délimitant les apports d’une pensée à la fois de façon interne, à partir de son vocabulaire, et de manière externe, à partir des autres possibilités théoriques que recèle, à une époque donnée, le lexique utilisé.
Raphaële Andrault
A.5.15. Isabelle WIENAND : « La conception spinozienne de l’allégresse », Tijdschrift voor der filosofie, 71 (2), p. 361-383.
A.6.1. Douglas ANDERSON : « Santayana and Spinoza : On philosophic liberty », Overheard in Seville. Bulletin of the Santayana society, 27, p. 9-17.
A.6.2. Roberto BORDOLI : Dio ragione verità. Le polemiche su Descartes e su Spinoza presso l’Università di Franeker (1686-1719), Macerata, Edizioni Quodlibet, « Spinozana », 208 p.
Les historiens de la philosophie ont appris à connaître la rigueur et la qualité des travaux de Roberto Bordoli sur Meyer, Descartes, Spinoza, et plus généralement sur le milieu philosophique et théologique de sensibilité protestante ainsi que pour les Lumières néerlandaises et allemandes. Ils découvriront ici une étude consacrée aux polémiques cartésiennes et spinoziennes des théologiens et philosophes de l’Université de Franeker en Frise, qui datent très exactement des années 1686-1687 et 1718-1719. L’intérêt pour les controverses et les polémiques qui agitèrent ce milieu intellectuel avancé dans la discussion de la nouvelle philosophie est justifié, car la connaissance de ces polémiques donne un aperçu sur la manière dont s’est constituée ce que l’on appelle la pensée moderne. Les querelles qui animèrent professeurs et élèves de l’Université de Franeker se concentrèrent d’abord autour de questions théologiques (le rôle de la raison dans la connaissance de Dieu, l’innéisme), pour se déplacer ensuite sur un terrain plus épistémologique (le rapport âme-corps, les limites de la connaissance scientifique, la valeur de la physique cartésienne, le rôle de l’expérience dans la connaissance de la nature). Le schéma en lui-même n’est pas nouveau : d’un côté les cartésiens, de l’autre les anticartésiens. Cependant Roberto Bordoli montre comme l’anticartésianisme de ces disputes n’est pas synonyme d’un retour à la tradition. Il ne s’agit pas d’une querelle des anciens contre les modernes. Autant que leurs opposants, les anticartésiens participent de cette modernité naissante où, notamment, la question de l’expérience et de l’expérimentation tient lieu de sujet privilégié de réflexion. Moins que vers Aristote, c’est donc surtout vers Newton que l’on regarde. Sur tous les débats plane l’accusation d’athéisme, qui pousse les défenseurs de la nouvelle philosophie à une confrontation serrée avec les plus intransigeants représentants de l’orthodoxie calviniste. Les cartésiens, en effet, qui adhèrent volontiers à l’idée d’une unique science du réel sont jugés par leurs adversaires comme étant des monistes, accusation qu’ils sont contraints de récuser sous peine de se voir reprocher d’identifier Dieu avec la nature. D’abord marginal, le rapport Descartes-Spinoza devient ensuite une véritable obsession, notamment lors de l’affrontement entre Andala et Regius pendant les années 1718-1719. Dans le prolongement des travaux de Paul Vernière (Spinoza et la pensée française avant la Révolution) et de Jonathan I. Israel (Les Lumières radicales) sur la présence et l’influence de thématiques spinozistes en Europe à partir de 1650 et tout au long du xviiie siècle, la question que traverse Roberto Bordoli demeure celle de l’inspiration philosophique des Lumières : « la philosophie moderne naît-elle sous l’égide de Descartes ou de Spinoza ? » (p. 14). Plus que de l’un ou de l’autre, c’est certainement en partie au moins à partir de cette confrontation qu’elles se sont constituées dans cette partie de l’Europe. Le résultat est que les idées et les argumentations développées à l’occasion de ces querelles à l’Université de Franeker auront vocation à se répandre, en commençant par les universités allemandes, et en particulier à Halle. Ces polémiques contribueront à la diffusion des Lumières notamment dans le nord de l’Europe, ainsi qu’à une nouvelle appréciation des principes chrétiens et de la dogmatique religieuse. En illustration de ses thèses, en annexe du livre, le lecteur trouvera traduites par Roberto Bordoli la Disputa filosofica intorno al principio idoneo a conoscere la verità de Didericus Brouwer (1686), puis la Disputa filosofica inaugurale intorno al retto modo di ragionare de Gisbertus Wesselus Duker (1686).
Lorenzo Vinciguerra
A.6.3. Stefano BUSELLATO : « Angeli e beati : modelli di conoscenza di Tommaso a Spinoza », Giornale critico della filosofia italiana, 88 (5), p. 137-142.
A.6.4. Paolo BUSSOTTI, Christian TAPP : « The influence of Spinoza’s concept of infinity on Cantor’s set theory », Studies in history and philosophy of sciences, 40 (1), p. 25-35.
A.6.5. Marilena CHAUI : « A estrutura retórica do verbete Spinoza », Kriterion, 50 (120), p. 313-334.— Sur le cadre rhétorique de l’article Spinoza du Dictionnaire historique et critique de Bayle.
A.6.6. Francesca DI POPPA : « Abraham Cohen Herrera : a possible source for Spinoza’s concept of the attributes », American catholic philosophical quarterly, 83 (4), p. 491-507.
A.6.7. Hélène FRICHOT : « « On finding oneself spinozist : refuge, beatitude and the any-space-whatever » in Gilles Deleuze : Image and text, Eugene Holland, Daniel Smith, Charles Stivale (eds), London, Continuum international publishing group, p. 247-263.
A.6.8. Carlo GALLI : « Schmitt, Strauss y Spinoza », Deus mortalis : Cuadernos de filosofía política, 8, p. 43-63.
A.6.9. Mogens LAERKE : « The problem of alloglossia : Leibniz on Spinoza’s innovative use of philosophical language », British journal for the history of philosophy, 17 (5), p. 939-953.
A.6.10. Jean-Paul MARGOT : « A propósito del ‘more geometrico’ en Descartes y Spinoza », Praxis filosófica, 29, p. 85-100.
A.6.11. Andreas RUPSCHUS, Werner STEGMAIER : « ‘Inconsequenz Spinoza’s ?’ Adolf Trendelenburg als Quelle von Nietzsches Spinoza-Kritik in Jenseits von Gut une Böse 13 », Nietzsche-Studien : Internationales Jahrbuch für die Nietzsche Forschung, 38, p. 299-308.
A.6.12. Christian TAPP, Paolo BUSSOTI : cf. Paolo Bussotti.
A.6.13. Miklós VASSÁNYI : « The philosophical foundation of religions toleration in Spinoza (TTP), Bayle (Commentaire philosophique) and Locke (Epistola de tolerantia) », Bijdragen, Tijdschrift voor filosofie en theologie, 70 (4), p. 408-422.
A.6.14. Lorenzo VINCIGUERRA : « Spinoza in French philosophy today », Philosophy today, 53 (4), p. 422-437.
Supplément bibliographique pour l’année 2008
B.5.1. Lia LEVY : « Afetividade e fluxo de consciência : uma hipótese de inspiração espinosista », Cadernos de historia e filosofia da ciencia, 18 : 3 (1), p. 121-146.
B.5.2. André MENEZEZ ROCHA : « Espinosa e o conceito de superstição », Cadernos de Etica e filosofia política, 12 (1), p. 81-99.
B.5.3. Cristiano NOVAES DE REZENDE : « O estatuto da hipóteses cientificas na epistemologio de Espinosa », Cadernos de historia e filosofia da ciencia, 18 : 3 (1), p. 147-171.
B.5.4. Robyn GAIER : « On the reconciliation of the spinozistic doctrines of the eternality of the mind and monistic parallelism », Southwest philosophy review, 24 (1), p. 211-218.
B.6.1. Rafael GARCIA TORRES : « Experiencia y pasión : Descartes, Espinosa y Hume », Logoi, 14, p. 81-96
Supplément bibliographique pour l’année 2005
E.5.1. Debra NAILS : « Metaphysics at the Barricades : Spinoza and Race », Andrew Valls (ed.), Race and racism in modern philosophy, Ithaca, Cornell University Press, p. 57-72.
Ce bulletin est rédigé par le Groupe de Recherches Spinozistes (CNRS/CERPHI) en collaboration avec l’Association des Amis de Spinoza (http://www.aspinoza.com). La coordination de ce numéro a été assurée par Henri Laux et Pierre-François Moreau. Le bulletin peut être consulté sur le site de la revue : http://www.archivesdephilo.com ou sur celui de l’association. Il est envoyé directement aux membres de l’Association.
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