Bulletin de bibliographie spinoziste XXXIV (2012)
Revue critique des études spinozistes pour l’année 2011
LIMINAIRES
I.- Journée d’études DEFPAR sur Spinoza – Jeudi 29 mars 2012, par Thomas MORVAN
II.- Journée sur Nature, Puissance et Droit, par Vicente HERNÁNDEZ
1. Instruments de travail
1.1. « Bulletin de bibliographie spinoziste » XXXIII, Archives de Philosophie, 74 (4), p. 699-745.
2. Textes et traductions
2.1 Baruch SPINOZA : Ética, Tratado teológico-político, Tratado político. Estudio introductorio de Luciano Espinoza, Madrid, Gredos, CVII, 755 p.
La maison d’édition Gredos vient de faire paraître un volume contenant trois ouvrages majeurs de Spinoza, déjà publiés en espagnol, précédés d’une étude signée par Luciano Espinosa. Il n’y a pas de nouveautés en ce qui concerne les traductions : pour l’Éthique, la Ética de Oscar Cohan (version établie à partir de la troisième édition des Œuvres de Spinoza par Van Vloten en 1914), pour le Traité théologico-politique, la traduction d’Emilio Reus (Tratado teológico-político, realisée au XIXe siècle à partir de l’editio princeps) et finalement, pour le Traité politique, la traduction de Giannini (Tratado político) à partir de la version de A.G. Wernham en 1965. Il s’agit sans doute de versions classiques et aucun aspect des textes n’a été actualisé philologiquement. C’est pourquoi le principal intérêt de ce volume réside dans l’étude de Luciano Espinosa intitulée « Baruch de Spinoza, la razón de la alegría ». Au-delà de la présentation des ouvrages, l’A. a brossé un panorama mettant en évidence les moments décisifs – selon lui – de la vie du philosophe ainsi que les traits principaux de sa pensée. Ainsi, la première partie est consacrée à la vie du juif hollandais, présenté comme un modèle de savant en quête de la béatitude, un « homme-livre » qui n´a pas cessé d’apprendre (notamment de Van den Enden et d’autres chrétiens) tout au long de sa vie. L´auteur se réfère ici à K.O. Meinsma, H. Méchoulan, A. Domínguez et S. Nadler. Il introduit ensuite, sous forme de guide de lecture, à la pensée de Spinoza. Les trois traits principaux en sont, d’abord une attitude intellectuelle caractérisée par la lutte contre les préjugés aussi bien que par la réponse positive donnée aux problèmes qui se posent, ensuite l’axe théorique nature-homme-affects qui soutient toute l’architecture de l’Éthique, enfin, le but éthico-politique. Il ressort de cette peinture l’image d’un Spinoza homme courageux, philosophe solide, écrivain très influent.
María Luisa de la Cámara
2.2 The Vatican Manuscript of Spinoza’s Ethica, by Leen Spruit et Pina Totaro. Leiden/Boston, Brill, 318 p.
Niels Stensen, ou Nicolas Sténon, quitta son Danemark natal pour venir étudier la médecine à Amsterdam. Il y fréquenta le cercle des amis de Spinoza, lequel venait assister à ses dissections d’animaux. En 1667 ce luthérien part en Italie où il se convertit au catholicisme et devient une figure de la contre-réforme, adressant à son ancien ami lors de la parution du Traité théologico-politique une lettre de remontrance (récemment traduite dans l’excellente édition, par Maxime Rovère, de la correspondance en Garnier-Flammarion). Est-ce à cet anatomiste rattrapé par la superstition que Spinoza songe lorsqu’il évoque, dans l’Appendice de l’Éthique I, ceux qui, frappés de stupeur devant la structure du corps humain, l’attribuent non à des causes naturelles et mécaniques, mais à un art divin ou surnaturel ? Toujours est-il que sa lettre, ainsi que sa virulente dénonciation ici reproduite de l’Éthique, offrent d’assez bons spécimens de reductio ad ignorantiam. En 1677, à Rome, Stensen reçoit un autre ami de Spinoza, très probablement Tschirnhaus, qui lui remet un exemplaire manuscrit de l’Éthique. Par contrition – l’évêque Stensen se faisait fort de convertir les protestants – ou au contraire zèle spinoziste ? Ou encore, pour que Stensen, en partance pour Hanovre, le transmît à Leibniz ? Quoi qu’il en soit, le prélat s’empresse de porter le brûlant document auprès du Saint Office (l’actuelle Congrégation pour la doctrine de la foi) où le manuscrit, mis à l’index sur son instigation, demeure jusqu’en 1922, date à laquelle il est transféré à la bibliothèque apostolique du Vatican.
Ce codex Vat. Lat. 12838 constitue ainsi l’unique manuscrit qui ait survécu de l’Éthique. Il n’est pas de la plume de Spinoza mais copié par Pieter van Gent, qui a transcrit d’autres œuvres du philosophe et dont on a pu identifier la graphie. Leen Spruit, qui l’a découvert en 2010, et Pina Totaro, qui avait pressenti cette découverte, ont édité le texte, le comparant à l’édition des Opera posthuma, qui constituait jusqu’à présent l’unique source – la comparaison avec la traduction hollandaise des Nagelate schriften reste à faire. Tschirnhaus a quitté Amsterdam en 1675. Le manuscrit est donc antérieur au texte qui fut publié en 1678, après la mort de Spinoza. Il est amusant d’observer que Stensen fut aussi géologue, le premier à formuler le principe de la superposition des couches sédimentaires – et comme l’observent les éditeurs, c’est à son examen inquisitorial que nous devons la conservation du manuscrit. Que nous apprend cette version primitive ? D’abord que le texte paru en 1678 a été soigneusement édité, le latin normalisé, sans qu’on puisse savoir si et dans quelle mesure Spinoza lui-même a pris part à ce travail. Ensuite, elle confirme pour l’essentiel les conclusions des philologues récents : abstraction faite de variantes de pure forme, la version copiée par van Gent est plus proche de la version latine des Opera posthuma que de la traduction hollandaise contemporaine, dont les modifications et surtout les ajouts, parfois intégrés dans les éditions et traductions modernes, sont à mettre sur le compte du traducteur et non d’un texte original perdu. Ainsi, concernant le passage débattu de III.30 scolie, la version vaticane confirme le texte latin : la gloire, ainsi que l’acquiescentia in se ipso, sont bien ici définies comme des joies accompagnées de cause extérieure et non pas intérieure comme l’indique la version hollandaise. En revanche, la version vaticane ajoute, dans la définition du désir qui ouvre l’appendice de la troisième partie, après les « idées innées », « sive adventitia » omis par les OP mais présent dans les NS. Cela dit, les variantes qui invitent à une discussion doctrinale sont en très petit nombre : les éditeurs en recensent une petite dizaine (p. 46-47). À deux reprises, la version vaticane fait référence à la quatrième partie, au lieu de la cinquième, ce qui pourrait indiquer qu’à un certain stade de la rédaction, l’Éthique n’a compté que quatre parties. La substitution, en II.16.cor1, de corpus à mentem (de sorte que ce serait le corps, et non l’âme, qui perçoit les autres corps avec le sien) pourrait inviter selon eux à reconsidérer la conception spinoziste de l’esprit. Cela ressemble pourtant à une coquille, de même qu’en III.47 (et non III.4 comme indiqué par erreur p. 47) la substitution de modo à malo. En fin de compte le principal enseignement de cette Éthique vaticane tient sans doute à la multitude de mini-variantes (dont le relevé occupe tout de même une quinzaine de pages), insignifiantes pour la plupart (« sometimes surprising, though not very substantial changes »), mais qui nous invitent à ne pas sacraliser la lettre du texte.
Ariel Suhami
2.3 Pina TOTARO : « Un manoscritto vaticano dell’Ethica di Spinoza », Giornale critico della filosofia italiana, 90 (1), series 7, vol. 7, p. 27-41.
3. Recueils collectifs
3.1 Frédéric MANZINI (dir.) : Spinoza et ses scolastiques, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 191 p.
Ce travail se consacre à l’étude des rapports entre Spinoza et la scolastique, en renouant avec des travaux antérieurs de J. Freudenthal ou de H. Wolfson. Il s’agit toujours, pour mieux (re) lire Spinoza, de se défaire d’un certain nombre de préjugés en ce domaine. Primo, la modernité de Spinoza ne doit plus être pensée comme étant en rupture totale avec la scolastique, qui s’en trouverait reléguée dans un passé entièrement révolu. Pas davantage le spinozisme ne doit-il être réduit à une philosophie close sur elle-même, rendant par là-même inutile toute confrontation entre Spinoza et d’autres philosophes. Secundo, la scolastique doit être appréhendée dans sa diversité à partir des différents courants qui la traversent : (1) la scolastique espagnole dite baroque de Suárez, (2) la scolastique « par excellence » de saint Thomas d’Aquin ou de Duns Scot, (3) la scolastique juive de Léon L’Hébreu ou de Maïmonide, (4) la scolastique arabe d’Averroès, (5) la scolastique de la Renaissance italienne de P. Pomponazzi.
Sans jamais forcer ce rapprochement, les auteurs de l’ouvrage cherchent à cerner les différents aspects – souvent méconnus ou inaperçus – de ces relations entre Spinoza et certains scolastiques. Rien alors qui permette à ce sujet de dégager des thèses ou un discours univoques. Certaines orientations communes peuvent néanmoins être circonscrites, compte tenu d’abord des rapports entre la philosophie et la théologie, ensuite de la manière dont Spinoza se situe dans ses écrits face à cette tradition, assumant à l’occasion des concepts ou des problèmes qui en proviennent.
Certains commentateurs repèrent dans l’œuvre de Spinoza les traces nettes de cette influence, sans qu’il faille toujours à leurs yeux en exagérer la portée. Là, le travail ou la tâche du chercheur consiste précisément à évaluer l’étendue et la profondeur de ce genre d’influences. H. Krop précise notamment, à propos de la reprise par Spinoza des termes scolastiques de in suo genere et de causa secundum fieri, que ses relations avec la scolastique ne sont pas sans ambivalence : si ces emprunts terminologiques lui servent à donner plus de précision et de clarté à sa pensée, c’est aussi pour contester cette tradition. E. Scribano montre d’ailleurs que la scolastique est un cadre qui lui est nécessaire pour contrer des thèses scolastiques, comme celle que défend B. Pereira au sujet de l’éternité du monde. L. Renault montre que le modèle du fils de Dieu de Spinoza (paradigme scolastique et chrétien) est fidèlement repris et pensé – si ce n’est que Spinoza y a recours, non pour faire sienne l’orthodoxie chrétienne, mais à la fois pour ouvrir l’éternité aux choses singulières (dans le plan d’une causalité immanente) et pour penser la substance non plus comme un substrat mais comme une puissance active et immanente.
D’autres auteurs s’attachent à établir que l’élaboration ou l’intelligence des thèses de Spinoza implique la prise en compte de cet héritage. Pour I. Agostini, le refus de Di Vona – de voir dans le spinozisme un panthéisme – implique la doctrine de l’analogie, notamment celle de Clauberg – comme en témoigne l’analogie de proportion que le spinozisme établit entre perfection et réalité. Pour F. Manzini, la définition scotiste du concept d’intuition – dont le sens est voisin de l’intuition chez Spinoza – est un détour utile, voire nécessaire, pour bien comprendre les caractéristiques du troisième genre de connaissance. Tout en rappelant que ces relations ont déjà été établies par des penseurs allemands (comme C. Wolff), J. Park établit que la critique du medium dans les Pensées métaphysiques joue chez Spinoza un rôle dans l’ontologie physique ainsi que dans l’épistémologie des modes de penser spécifiquement humains.
D’autres s’attachent à montrer qu’il y a entre Spinoza et certains scolastiques un horizon problématique ou des jugements communs. M. Savini observe que Spinoza et A. Heereboord pensent l’un et l’autre le concept d’ens reale dans le cadre d’une métaphysique générale : Spinoza laissant ensuite à Heereboord sa conception du medium pour penser autrement la réalité des modes – les faisant dépendre d’une relation causale avec la substance divine et les pensant sub specie aeternitatis. Pour T. Verbeek, la conception de la science de Spinoza serait en accord avec celle des Anciens (connaître, c’est progresser de la cause aux effets). Mais cela l’aurait en même temps empêché de bien comprendre la physique de son temps. Pour Y. Y. Melamed, Spinoza partage des vues communes avec Maïmonide ; sa conception du Tétragramme implique également d’identifier l’essence de Dieu à son existence.
En somme, cette confrontation n’est pas réduite à des aspects résiduels ou ponctuels de la philosophie de Spinoza. Certains points importants du spinozisme nécessitent la prise en compte de cette tradition, avec laquelle il a eu des rapports diversifiés – marqués parfois par la contradiction. De quoi rappeler que penser en philosophie exige de se garder du préjugé et de ne pas cultiver des attitudes de rejet ou d’opposition systématiques. Penser donc les relations entre Spinoza et les scolastiques est une façon de rappeler à la modernité sa dette vis-à-vis de cette période de l’histoire de la philosophie.
Myriam Morvan
3.2 Wiep VAN BUNGE, Henri KROP, Piet STEENBAKERS (eds) : The Continuum Companion to Spinoza, London, Continuum international publishing group, 380 p.
3.3 Dimitris VARDOULAKIS (dir.) : Spinoza Now, Minneapolis / London, University of Minnesota Press, xxviii-376 p.
Cet ouvrage interroge le présent de la pensée spinoziste à travers quatorze contributions de chercheurs en philosophie, théorie de l’art, études littéraires et sciences sociales. Parmi les contributeurs on compte Alain Badiou, Warren Montag et Antonio Negri.
La catégorie du « présent » ou du « maintenant » (Spinoza now) offre un double prisme d’analyse des enjeux inhérents à la philosophie de Spinoza, enjeux associés aux concepts de puissance, d’immanence, de conatus, de connexion causale infinie. Cette approche d’un Spinoza contemporain couvre un large spectre théorique, de l’ontologie à la politique, l’éthique et l’esthétique. Elle se décline en quatre moments : I. « Stratégies de lecture de Spinoza », II. « Politique, théologie et Interprétation », III. « Spinoza et les arts », IV. « Rencontres à propos de la vie et de la mort ».
Tout d’abord, il s’agit de réinterroger la fonction cruciale de la catégorie du « maintenant » dans la pensée même de Spinoza, dans la mesure où celle-ci peut s’entendre comme une philosophie de l’affirmation, accordant aux concepts d’affect et de désir une fonction nodale, en particulier dans l’élaboration conjointe d’une ontologie et d’une éthique. Mais il s’agit également – et dans le même mouvement – de reprendre à nouveaux frais la question de la réception de la philosophie spinoziste dans la pensée contemporaine, telle qu’elle fut engagée à partir de la seconde moitié du XXe siècle, en particulier (mais pas seulement) dans la philosophie française des années soixante et soixante-dix ; et plus largement, pourrait-on dire, dans le champ d’une pensée marxiste soucieuse de rompre avec le paradigme de la dialectique hégélienne. L’on connaît en effet l’importance de la référence à Spinoza chez des auteurs aussi différents que Louis Althusser, Antonio Negri ou Gilles Deleuze.
Cette référence spinoziste, du reste, demeure cruciale, comme le révèle la reprise du concept de multitude dans la théorie, philosophique et politique, de « l’empire » développée récemment par Negri et Hardt. C’est d’ailleurs l’étroite connexion du philosophique et du politique, autrement dit la singularité d’une ontologie systématique aux conséquences immédiatement politiques et éthiques, qui fait la remarquable contemporanéité de la pensée spinoziste, dont cet ouvrage collectif s’emploie à explorer les ramifications toujours vivantes. L’on songe ainsi à l’article de Cesare Casarino (« Marx Before Spinoza : Notes toward an Investigation »), qui renouvelle le projet althussérien d’un éclairage réciproque des philosophies de Marx et de Spinoza, en prenant comme objet d’étude le concept contemporain de globalisation. Cette réactivation de la lecture althussérienne de la pensée de Spinoza s’entend encore dans l’article de Warren Montag (« Interjecting Empty Spaces : Imagination and Interpretation in Spinoza’s Tractatus Theologico-Politicus ») : il mobilise le concept de « lecture symptomale » pour la compréhension de l’interprétation spinoziste de l’Écriture. Et peut-être la leçon d’Althusser résonne-t-elle encore dans l’article d’Alain Badiou (« What is a Proof in Spinoza’s Ethics ? »), consacré au statut de la preuve et de la démonstration dans l’Éthique : l’ordre géométrique, loin de constituer un mode de présentation contingent, manifeste au contraire la centralité de la question de la vérité et d’une mathématique de l’être, contre toute lecture vitaliste ou « nietzschéenne » du spinozisme.
On notera, enfin, l’originalité des rapprochements opérés entre la pensée spinoziste et la théorie de l’art, rapprochements rarement tentés jusqu’à présent et néanmoins féconds. Plusieurs articles mobilisent ainsi la critique spinoziste du représentationalisme classique, et la distinction cruciale du concept (idée) et de l’image, pour mettre en relief la spécificité de l’art post-abstrait des années 1960. De façon générale, l’« anomalie » du spinozisme, immédiatement perceptible dans l’histoire des réceptions contrastées voire antagoniques du système de l’Éthique – encore sensible dans les lectures contemporaines très différentes qu’en proposent les auteurs « analytiques » et « continentaux » –, manifeste l’actualité aigüe d’une pensée dans laquelle la catégorie du présent n’est pas disjointe de celle de l’éternité.
Pascale Gillot
4. Vie, sources, milieu culturel
4.1. Adrian KOERBAGH : A Light Shining in Dark Places, edited and translated by Michiel Wielema, with an introduction by Wiep van Bunge, Leiden-Boston, Brill, 508 p.
Een ligt schijnende in duystere plaatsen est l’ouvrage qui a conduit Adrian Koerbagh en prison, où il mourra en 1669 sans avoir réussi à le publier. Après l’édition de 1974 (Eerste critische uitgave door Hubert Vandenbossche, Brussel, Vlaamsche vereniging voor wijsbegeerte), voici maintenant l’édition de Michiel Wielema dans la collection « Brill’s texts and sources in intellectual history ». Les frères Koerbagh, Adrian en particulier, sont connus parmi les spinozistes grâce aux études de Meisma sur le cercle de Spinoza. En général, on considère qu’Adrian aurait exprimé de façon peut-être trop forte, et sans les nuances philosophiques de Spinoza, plusieurs thèses qu’il aurait apprises du philosophe. L’intérêt à accorder à cette figure mineure se réduirait donc à son utilité pour saisir la diffusion du spinozisme vers la fin des années 1660.
La chose la plus importante que nous apprend la lecture de l’ouvrage est la nécessité de renoncer à une vision simpliste du rapport entre Koerbagh et Spinoza. Comme le montre très bien l’introduction historique de Wiep van Bunge, s’il y a une relation entre les deux, on ne peut pas la réduire à une simple divulgation qu’Adrian aurait faite de quelques principes du spinozisme. A light shining se révèle être en effet un ouvrage assez original, et assez originel, nullement réductible à une anticipation du TTP. La table des matières le montre de façon claire. Koerbagh prend en considération les concepts fondamentaux de la religion : Dieu, la Trinité, la nature de Jésus, le Saint Esprit, la nature de la croyance religieuse, le statut de la Bible, l’hérésie, le Paradis, l’Enfer, les intermédiaires entre Dieu et les hommes, les diables, les spectres, et donc les miracles. Son approche est plutôt rationaliste, en ce qu’il vise à réfuter toute forme de superstition et tout ce qui semble contraire à la raison naturelle – comme la croyance dans la Trinité ou aux diables. Pour ce faire, il renvoie au sens littéral des mots, en suivant plutôt son précédent ouvrage – Een Bloemhof, sorte de dictionnaire des concept théologico-politiques. Il ne propose pas une théorie générale de l’interprétation de l’Écriture, ni une discussion ciblée sur le rapport entre religion et politique. De plus, par-delà la déclaration initiale de son monisme – d’après lequel Dieu serait le seul et unique être infini dont tout chose serait une modification –, il suit l’approche de Meyer plutôt que celle de Spinoza, quand il affirme qu’il ne peut y avoir d’opposition entre la vérité de la lumière naturelle et la parole de l’Écriture.
En ce sens, l’ouvrage témoigne de la diffusion de la pensée socinienne dans le milieu dans lequel Spinoza lui-même s’inscrivait, plutôt que d’une diffusion précoce et naïve de thèses spinozistes. En ce sens, comme le reconnaît très bien l’éditeur et traducteur de l’ouvrage, « cette édition ne veut pas être la fin mais plutôt le commencement de prochaines recherches sur Koerbagh. Beaucoup de questions demandent encore à être posées, comme, par exemple, celles de la dépendance réelle de Koerbagh à l’égard des idées hobbesiennes et spinoziennes, de sa relation avec les positions de Lodewijk Meyer et des Sociniens, et de ses sources intellectuelles en général » (p. X). C’est pourquoi A light Shining in Dark Places n’est pas réductible à une forma inferior de spinozisme. Au contraire, elle pourrait permettre aux spinozistes de mieux comprendre à la fois le milieu intellectuel dans lequel opérait Spinoza et les raisons de son originalité.Andrea Sangiacomo
4.2. Lourdes RENSOLI : La polémica sobre la Kabbalah y Spinoza : Moses Germanus y Leibniz, Granada, ed. Comares, col. Nova Leibniz, 2, Granada, 118 p.
Ce livre est une remarquable présentation du contexte kabbalistique et philo-sémitique qui a entouré les dernières années de la vie de Leibniz. Lourdes Rensoli connaît bien les sources et la littérature de la tradition juive, qu’elle a étudiées dans d’autres contributions. Dans l’introduction, elle présente une histoire générale des diverses Kabbales et montre la complexité du panorama philosophique et religieux dans lequel ce courant à pris forme à la fin du XVIIe siècle. Les chapitres I et II abordent la vie de Johann Peter Spaeth. Celui-ci naît à Vienne (1630/1640 ?) au sein d’une famille catholique. Pris d’angoisse, il passe par diverses sectes chrétiennes jusqu’à aboutir au judaïsme militant, au point d’adopter le nom de « Moses Germanus ». Le chapitre III rapporte les débats entre Moses Germanus et Georg Wachter à Amsterdam (1696-1700) autour d’une édition du livre <i>La Cabala Denudata</i>, publié à Sulzbach (1677-1684) par Christian Knorr von Rosenroth avec la collaboration de F. M. van Helmont et, peut-être, de Moses Germanus lui même. En 1699 Georg Wachter fait paraître un résumé de ces débats, « Der Spinozismus in Judentumb », où il blâme Spinoza aussi bien que la Kabbalah. En 1706, il revient sur les thèses de son livre par une rétractation des insultes précédentes pour défendre finalement et le spinozisme et la nouvelle Kabbalah dans un livre intitulé <i>Elucidarius Cabalisticus</i>. Bien qu’il n´ait pas fait la connaissance de Moses Germanus, Leibniz a rédigé les « Animadversiones in Wachterii ‘Elucidarius cabalisticus’ » (1709), revenant à son tour sur les critiques que celui-ci avait faites à Spinoza.
L’ouvrage se termine par une bibliographie très soignée. Malgré son titre, il n’a pour objet ni la philosophie de Spinoza ni la critique de Leibniz, mais la polémique Wachter- Spaeth et le contexte dans lequel elle s’inscrit.Bernardino Orio
5. Etudes du système ou de parties du système
5.1. Lilli ALANEN : « Spinoza on the human mind », Midwest studies in philosophy, 35, p. 4-25.
5.2. John CARRIERO : « Conatus and perfection in Spinoza », Midwest studies in philosophy, 35, p. 69-92.
5.3. Éric DELASSUS : De l’Éthique de Spinoza à l’éthique médicale, préface de Jacqueline Lagrée, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Philosophica », 339 p.
L’éthique de Spinoza peut aider, et grandement, à la constitution d’une éthique médicale, ou du moins à la réflexion que mènent les soignants sur leur pratique auprès des malades. Telle est la conviction d’Éric Delassus dans cet ouvrage tiré non seulement d’une thèse dirigée par Jacqueline Lagrée (auteur, rappelons-le, de Le médecin, le malade et le philosophe, Bayard, 2002), mais aussi de sa propre expérience de philosophe engagé, à l’hôpital de Bourges, dans un comité d’éthique et de formation de personnels soignants (médecins et infirmiers). On savait Spinoza utile à des psychomotriciens (voir le travail par exemple de Bernard Meurin), précieux pour des biologistes et neurobiologistes (voir les ouvrages d’Antonio Damasio et de Henri Atlan, ce dernier étant souvent cité par E. Delassus), fertile encore dans la recherche en sciences sociales (citons bien sûr le nom de Frédéric Lordon). Désormais, dans la toile spinoziste, nous pourrons tirer le fil de l’éthique médicale, grâce au travail entrepris par É. Delassus.
Sans jamais faire de la maladie une quelconque positivité en soi, riche d’un sens qu’il s’agirait de découvrir, l’A. montre en quoi la conception spinoziste de l’homme peut être source d’une éthique médicale : une éthique en lutte contre l’affectivité triste qui ne manquera pas d’accompagner la maladie (en lutte donc contre les conduites superstitieuses, les sentiments de culpabilité ou de désespoir, la recherche de consolation…) ; une éthique fondée non sur la pitié (l’A. distingue en ce sens la bienveillance, née de la commisération, de la bienfaisance, affect qui peut être rationnel), mais sur le désir d’accroître la puissance et la rationalité du malade ; une éthique qui n’élude aucune des questions épineuses auxquelles se trouvent confrontés les soignants : faut-il parfois mentir au malade ? Comment restaurer son autonomie ? Quelle attitude adopter devant sa peur de la mort, son refus d’être soigné, voire sa demande de mourir ?
On est souvent touché par la sensibilité et le tact dont fait preuve Éric Delassus en travaillant ces problèmes, et on ne doute pas que Spinoza puisse authentiquement l’accompagner dans ses interventions auprès des équipes de soignants. Et on saura gré à l’auteur de confronter la théorie spinoziste à des problèmes d’éthique concrète (ce qui se fait rarement, il faut l’avouer, surtout dans une thèse !), et ainsi d’inquiéter avec justesse la pensée du lecteur.
Mais on doit reconnaître que les conclusions de l’ouvrage ne sont pas toutes convaincantes – ou du moins sont parfois discutables.
On peut pour commencer se demander à qui s’adresse au juste cette éthique médicale spinoziste : s’il s’agit bien d’une éthique à l’usage des soignants, en tant qu’ils ont affaire à des malades, pourquoi alors ne pas proposer aussi une éthique pour les malades eux-mêmes, en tant qu’ils ont affaire à des personnes soucieuses de les soigner ? Si soigner pose de véritables problèmes éthiques, il n’est pas certain qu’être soigné soit chose plus aisée. On peut même se dire que, dans la mesure où l’éthique spinoziste entend montrer comment on peut se soigner soi-même, l’essentiel serait donc d’expliquer comment les médecins et les malades peuvent se réformer eux-mêmes, c’est-à-dire prendre en charge les maladies – affectives – qui empoisonnent à la fois le corps médical et le corps des malades. Soyons juste : l’A. envisage bel et bien ces problèmes, et il ne se place pas toujours du côté des soignants pour le faire. Mais même si l’un des leitmotiv de son ouvrage est de penser l’autonomie, ou mieux : le devenir autonome des malades, on a l’impression d’être mis en face d’une situation déséquilibrée, où le plus souvent le soignant est puissant et le malade impuissant, et où l’enjeu éthique de la relation thérapeutique est seulement de savoir comment le puissant peut restaurer la puissance de l’impuissant. Comprenons bien : l’éthique médicale proposée par l’A. place véritablement le malade au centre de ses préoccupations. Or justement, celui-ci est appréhendé trop souvent de l’extérieur, comme s’il était plus objet que sujet de cette éthique. Il eût été sans doute intéressant de renverser les rôles et de montrer davantage dans quelle mesure le malade, par ses propres forces, peut apprendre à être soigné, et même peut enseigner au soignant à le soigner.
Pour ce faire, il aurait peut-être fallu distinguer la dimension affective et la dimension organique du corps malade. L’Éthique, on le sait, ne s’intéresse pas spécialement à la physiologie du corps humain, mais essentiellement aux affects qui nous traversent, corps et âme : il s’agit de remédier à des pathologies affectives. C’est pourquoi, à la très intéressante question que pose l’A. de savoir si l’idée d’un corps malade est elle-même malade, nous ne croyons pas pouvoir répondre comme lui : « parce qu’elle [la philosophie de Spinoza] pense l’esprit comme “idée du corps” et qu’elle rend impossible tout interaction de l’un sur l’autre, elle permet de penser une santé de l’esprit qui ne soit pas dépendante de celle du corps » (p. 30). Il nous paraît ici indispensable de distinguer l’idée du corps en tant qu’elle pense sa maladie (en tant qu’elle en sent la douleur et se la représente), et l’idée du corps en tant qu’elle travaille sur les affects liés à cette maladie : non qu’il y ait plusieurs idées du corps, mais parce que l’esprit peut à la fois être triste (et malade) de la maladie de son corps (qui sera toujours maladie indissociablement psycho-physique dans une perspective spinoziste) ; et en même temps combatif, rationnel et apte à conquérir sa béatitude au milieu de sa maladie : d’ailleurs, la béatitude étant jouissance de sa propre perfection (en tant qu’elle est comprise comme modalité de la perfection divine), on peut même envisager la possibilité de conquérir sa béatitude dans l’impuissance d’une maladie, puisque pour être malade il faut bien être encore – et donc être doté encore de perfection.
Évoquons pour terminer quelques-unes de nos dernières interrogations : c’est avec un vif intérêt que nous avons suivi, tout au long de l’ouvrage, le rapprochement qu’opère l’auteur entre Spinoza et Ricœur – notamment autour de la question du « récit de soi » (imaginatif ou rationnel), élément crucial du devenir autonome du malade, et sans doute envisageable d’un point de vue spinoziste (à l’aune notamment du prologue du TIE ou de l’herméneutique déployée dans le TTP). En revanche, la réhabilitation, via la philosophie de Spinoza, des notions de « responsabilité », de « dignité » et de « personne » humaines laisse un peu songeur : ces notions ne sont-elles pas des idées de l’imagination, peut-être indispensables à une morale sociale, mais certainement très éloignées d’une éthique spinoziste ? N’est-ce pas dès lors y réintroduire le libre arbitre (nécessaire, qu’on le veuille ou non, à l’idée de personne entendue comme sujet d’imputation, morale ou juridique), ou la différence de nature entre homme et animal (dignité de l’un plus que de l’autre), ou encore la puissance comme potentialité (le bébé compris comme personne rationnelle potentielle) ? N’est-ce pas doucement polir la radicalité de l’éthique de Spinoza ? L’éthique médicale spinoziste que propose l’A. paraît du coup moralement trop correcte.
Elle ne l’est pas forcément dans les dernières pages du livre, où l’A. prend fermement parti sur un sujet aujourd’hui controversé : l’euthanasie. En substance, E. Delassus soutient qu’on ne saurait se prévaloir de Spinoza pour défendre le droit de mourir, ou d’être assisté dans son suicide ; et qu’au contraire, la philosophie de Spinoza étant une philosophie de la vie, tout entière tournée vers la persévérance dans l’être, une éthique médicale d’inspiration spinoziste doit tout faire pour promouvoir les soins palliatifs (quand bien même ils pourraient hâter la fin de vie), et rejeter toute demande d’euthanasie. La position de l’A. est claire et nette – et nous n’avons quant à nous pas de position arrêtée sur la question. Cependant, il nous paraît difficile de concilier, comme le fait l’A., le rejet absolu du paternalisme dans la relation du soignant à l’égard du soigné et le refus d’entendre la parole, réitérée, d’un malade désireux qu’on l’aide à mourir. Une telle demande, nous dit l’auteur, ne peut venir d’un homme rationnel, elle ne saurait exprimer que de la détresse : voilà encore une manière de reconduire la hiérarchie entre le clairvoyant (le soignant) et l’aliéné (le malade), par laquelle l’un saurait mieux que l’autre ce que celui-ci désire en vérité, et donc comment faire son bien. Pas sûr que la lettre, et l’esprit, de l’éthique de Spinoza puissent s’y retrouver.
Pascal Sévérac
5.4. Francesco DE CAROLIS : « Dalla dispersione alla coscienza razionale : immaginazione, superstizione e filosofia nel pensiero di Spinoza », Atti Accademia Pontaniana, Napoli, N.S., Vol. LX, p. 175-206.
5.5. Piero DI VONA : Uno Spinoza diverso. L’ethica di Spinoza e dei suoi amici, Brescia, Morcelliana, 111 p.
5.6. Steven FRANKEL : « Determined to be free : the meaning of freedom in Spinoza’s Theologico-political treatise », Review of politics, 73 (1), p. 55-76.
5.7. Vicente HERNANDEZ : Ética de la inmanencia. El factor Spinoza, La Laguna, Publicaciones de la Universidad de la Laguna, 159 p.
A la lumière de l’Éthique de Spinoza, c’est-à-dire dans le cadre d’une ontologie immanentiste associée à l’existence humaine réelle, cet ouvrage propose une lecture renouvelée de bon nombre de questions posées par l’éthique actuelle. La perspective choisie permet à l’auteur de repenser des difficultés classiques, notamment à propos de la conscience morale, de la prise de décision et de la responsabilité, ou de la construction d’un sujet éthique. Le livre réunit les quelques articles publiés par Vicente Hernández entre 1998 et 2011, dans lesquels il vise à confronter l’essentiel de l´éthique de Spinoza avec les thèses significatives d’autres auteurs. Ce projet général se développe selon les enjeux de chaque chapitre : Paul Ricoeur et Spinoza, au moment de penser une ontologie anti-métaphysique capable de surmonter les limites de l’ontologie heideggérienne ; Georg Gadamer et Spinoza, en ce qui concerne la reprise de la prudence aristotélicienne comme désir d’activité. Et quant à la place jouée par la présence d’autrui dans une éthique de l’immanence, l’auteur s’interroge sur la notion de fortitudo animi, qui offre les meilleurs accès à la reconnaissance d’autrui – face au nihilisme de Heidegger et au penchant théologique de l’éthique d’Emmanuel Levinas. Reste encore le problème de la responsabilité pour la libération des hommes : ici, l’auteur convoque Hans Jonas et Alasdair McIntyre d’un côté, Spinoza de l’autre. La discussion s´arrête finalement sur la question de la technique et le problème du mal, ainsi que sur la désobéissance civile où les thèses d’Ernst Tugendhat sur la valeur de l’anthropologie mystique sont confrontées à l’intuition naturelle de Spinoza. De la sorte, l’auteur démontre l’intérêt du troisième genre de connaissance qui porte sur la béatitude, entendue comme la construction d’un sujet éthique : il consiste spécifiquement dans la quête de l’homme capable de mener à bien sa réalisation personnelle tout en s’unissant aux autres en vue d’un projet de libération.
María Luisa de la Cámara
5.8. Paul HOFFMAN : « Final causation in Spinoza », Logical analysis and history of philosophy, 14, p. 40-50.
5.9. Susan JAMES : « Creating rational understanding : Spinoza as a social epistemologist », Aristotelian society, Supp (85), p. 181-199.
5.10. Matthew KISNER : Spinoza on Human Freedom. Reason, Autonomy and the Good Life, New York, Cambridge University Press, 261 p.
Dans ce livre sur la « liberté humaine, la raison, l’autonomie et la vie heureuse », Matthew Kisner s’interroge sur la philosophie pratique spinozienne en proposant une reconstruction du parcours philosophique qui mène de la conceptualisation de la liberté humaine dans l’Éthique à celle, politique, qui gouverne l’argument en faveur de la liberté de philosopher dans le TTP. Ce faisant, l’auteur met en évidence la continuité entre les écrits éthiques et politiques de Spinoza, toujours en question parmi bon nombre de commentateurs d’outre-Atlantique sous prétexte que le terme « liberté » n’aurait pas le même sens dans les deux contextes (Sacksteder, Smith, Yovel). Sur ce point, le livre de Kisner contribue à mettre un point final à ce débat, tout en ouvrant un nouveau débat sur la nature exacte de la « liberté », donc au singulier, selon Spinoza. L’auteur montre ainsi que les « deux projets [éthique et politique] sont liés par une même conception de la liberté » (p. 9), tout en proposant une hypothèse nouvelle concernant ce en quoi cette « même conception » consiste, à savoir une forme de liberté qui s’apparente à l’« autonomie », dans une acception de cette notion familière aux philosophes contemporains (Schneewind et al.) et qui remonte à Kant. Sur cette base, Kisner s’efforce de renverser l’image courante de la philosophie pratique de Spinoza comme étant « immorale » (à cause de la relativité du bien et du mal) et impraticable (en raison d’une absence prétendue de principes éthiques concrets). Il montre ainsi comment « l’Éthique de Spinoza nous fait tenir à des lois normatives, impartiales et pratiques, qui nous dirigent vers le bien des autres, à peu près comme dans la moralité conventionnelle » (p. 6). À part la fréquente mise en opposition avec la position hobbesienne, l’approche est essentiellement anhistorique. Cela dit, la comparaison avec la philosophie morale de Kant qui structure l’argument de façon globale est intéressante au-delà du point de vue conceptuel. Elle suggère en effet une parenté des philosophes qui devrait inciter les historiens de la philosophie plus portés sur l’étude du contexte et de la transmission des doctrines à s’interroger davantage sur l’acheminement historique des idées spinozistes vers la philosophie kantienne.
Mogens Laerke
5.11. Mogens LAERKE : « A conjecture about a textual mystery : Leibniz, Tschirnhaus and Spinoza’s Korte Verhandeling », The Leibniz review, 21, p. 33-68.
5.12. Mogens LAERKE : « Spinoza’s cosmological argument in the Ethics », Journal of the history of philosophy, 49 (4), p. 439-462. – Cet article a reçu leJournal of the history of philosophy Prize de 2011.
5.13. Syliane MALINOWSKI-CHARLES : « L’argument du dessein divin dans les premières réfutations de Spinoza », Dialogue, vol. 50 (3), p. 423-442.
5.14. Jean-Paul MARGOT : « Libertad y necesitad en Spinoza », Praxis filosófica, 32, p. 27-44.
5.15. Alexandre MATHERON : Études sur Spinoza et les philosophies de l’âge classique, Lyon, ENS éditions, 735 p.
L’œuvre complète d’Alexandre Matheron en trois volumes, c’est désormais chose faite. Aux deux grands livres devenus des classiques que sont Individu et communauté chez Spinoza (Minuit 1969) et Le Christ et le salut des ignorants chez Spinoza (Aubier 1971), vient s’ajouter un troisième non moins important, qui rassemble l’intégralité des articles de l’une des figures majeures du spinozisme contemporain, à l’origine de sa renaissance à la fin des années soixante. Rien d’inédit, certes, mais quarante textes, certains déjà célèbres comme « Spinoza et la sexualité » ou « Femmes et serviteurs dans la démocratie spinoziste », d’autres qui étaient devenus moins accessibles. Pour une présentation de l’œuvre historique et philosophique de Matheron nous renvoyons à l’excellente recension faite par Ariel Suhamy, « L’historien de la vérité. Alexandre Matheron ou la maturation des idées » (http://www.laviedesidees.fr/L-historien-de-la-verite.html). Nous nous limiterons ici à quelques remarques sur les contenus du volume.
Mis à part un texte à la problématique générale sur « Maîtres et serviteurs dans la philosophie politique classique », deux autres sur l’Anomalie sauvage de Negri et l’œuvre de Delbos, la majorité des articles porte sur Spinoza (27), puis sur Descartes (3) et Hobbes (2) ; les autres proposent des confrontations de la philosophie de Spinoza avec celle de Hobbes (3), Grotius (1), Saint Thomas, Morus, Machiavel (1), et des stoïciens (1). L’ensemble est distribué thématiquement en deux parties : la première concerne plutôt l’anthropologie, la philosophie politique et la philosophie de la religion, la seconde davantage l’ontologie et l’épistémologie. Le classement reflète la perspective inaugurée jadis par Individu et communauté, qui s’introduit dans le système par le biais de la théorie des corps et du conatus. Le travail d’édition de Fabrice Naudé a agrémenté le livre d’un index des noms et d’un index des passages cités de Spinoza qui accroît la cohérence du recueil, tandis que la préface de Pierre-François Moreau situe efficacement le travail de l’A. quant à ses sources (Gueroult, Lachièze-Rey, Desanti), en soulignant la nouveauté de son approche dans l’histoire du spinozisme.
L’ouvrage confirme les vertus connues et reconnues de la méthode de son auteur, couplée d’une stratégie argumentative parfaitement maîtrisée. Est exemplaire à cet égard l’article « Essence, existence, et puissance dans le livre I de l’Éthique : les fondements de la proposition 16 ». Afin de reconstruire la logique interne des premières propositions, Matheron explore les pas implicites à la déduction, allant jusqu’à forger une série d’axiomes intermédiaires. Se déploie ainsi toute l’épaisseur sémantique du texte, avec pour résultat d’en raffermir la compréhension, tout en ramenant le lecteur à l’intuition première qui fut celle de Spinoza. L’A. développe et porte à sa plus parfaite expression une méthode qui fut en partie aussi celle de Gueroult, avec lequel il partage l’idée d’un rationalisme absolu compris comme totale intelligibilité du réel. Gueroult n’avait pas pu aller au-delà des deux premières parties de l’Éthique, excluant, sinon de son interprétation, tout du moins de son analyse, les autres parties et les autres traités. Matheron fait commencer son travail là où celui de Guéroult s’interrompt, l’étend au-delà des frontières de l’Éthique en y englobant dans le système les traités politiques. Une perspective qui depuis a inspiré de nombreux travaux. De Gueroult il se distingue sur d’autres points. En particulier à propos de la fameuse théorie des substances à un attribut, expression à laquelle Matheron se dit prêt à souscrire, pourvu qu’elle signifie « substances à un attribut et considérées uniquement sous cet attribut » (p. 567), manière de garantir à la fois l’unité et l’infinité absolue de la substance et d’éviter tout risque de dénombrement des attributs.
Parmi les études consacrées à Spinoza, un bon nombre a pour horizon le problème de l’élaboration et de l’évolution de la pensée spinoziste. L’épineuse question de l’inachèvement du TIE, le non moins débattu changement de perspective entre le TTP, encore contractualiste au moins dans son langage, et les visées plus pragmatiques du TP, mais aussi l’articulation entre éthique et politique dans l’Éthique, les différences entre le TIE et l’Éthique au sujet de l’idée de l’idée, ou encore les rapports entre ontologie et physique dont témoigne « l’énigmatique réponse à Tschirnhaus », ou bien l’hypothèse d’un cheminement devant mener Spinoza à l’identification de l’être et de la puissance, sont autant d’occasions pour des essais lumineux, qui rendent raison de la nécessité intérieure d’une pensée, dont le développement n’a jamais cessé d’interroger la critique depuis la découverte du Court Traité. Que cette évolution soit réelle (comme pour le passage du TTP au TP) ou seulement apparente (comme pour les deux versions de la doctrine de l’idée de l’idée dans le TIE et l’Éthique), Matheron en tire parti pour conforter l’idée d’un Spinoza « devenant de plus en plus spinoziste » et d’un système se renforçant par une cohérence de plus en plus forte.
L’ouvrage est également le reflet des débats qui ont animé les recherches savantes de ces quarante dernières années. Les apports de Matheron sont toujours décisifs, certaines de ses réponses pourront même être considérées comme définitives. En particulier, sur la confrontation critique entre la pensée de Hobbes et de Spinoza, à laquelle l’A. revient souvent. On lui doit d’avoir clarifié les lignes de partage entre ces deux grands penseurs à une époque où l’on avait encore trop tendance à les confondre. De même, la discussion avec les positions nominalistes défendues par Lee Rice a suscité l’article « L’État, selon Spinoza, est-il un individu au sens de Spinoza ? », occasion d’une mise au point importante pour les études spinozistes et l’histoire de la philosophie du XVIIe siècle, voire au-delà, si l’on songe à sa réception auprès de la recherche contemporaine en sciences humaines. L’originalité de Spinoza émerge d’autant plus nettement que Matheron nous apprend à la distinguer de celle de Grotius et de Hobbes, à propos de leurs différentes conceptions du droit, de l’obligation, du pouvoir. En ce sens, l’article « Spinoza et la propriété » est exemplaire, alors que l’essai « Spinoza et le pouvoir » pose les principes philosophiques et juridiques de cette confrontation. Le droit s’identifiant chez Spinoza avec le fait et la puissance, Matheron montre mieux que quiconque comment l’état de nature est de fait un état d’interdépendance juridique due à l’interaction des micro-pouvoirs constitutifs de la multitude. Il n’y a donc pas de solution de continuité entre l’état de nature et la société politique, l’État ne faisant que stabiliser les rapports de forces dont il résulte, sans pour autant les annuler (p. 78). Or, en proposant de comprendre « le pouvoir (potestas) comme une dérivation, mi-réelle mi-imaginaire, de la puissance (potentia) » (p. 68), Matheron parvient à définir de manière rigoureuse deux concepts souvent confondus ou superposés, notamment (mais pas seulement) dans la littérature anglophone qui ne dispose que d’un seul terme (power) pour les traduire. Les effets de cette lecture n’ont pas manqué de se faire sentir sur la pensée politique post-marxiste, qui a fait de la multitudo son cheval de bataille, et plus récemment sur les sciences économiques et sociales d’obédience bourdieusienne.
Le recueil se révèle tout aussi précieux pour suivre l’évolution de la pensée cette fois-ci de Matheron lui-même. Si, en règle générale, l’A. tend à confirmer ses anciennes thèses, il ne manque pas cependant d’y revenir, ajoutant, si besoin est, rectifications et compléments d’analyse. Sont intéressantes de ce point de vue les différentes variantes de la définition du mode infini immédiat de l’étendue, à propos de laquelle Spinoza était resté très discret. En 1972 et 1986 l’A. l’avait défini comme « la totalité éternelle des essences », puis encore en 1991 comme « la totalité de toutes les essences individuelles concevables » (p. 577) ; dans une note de 2006, il revient une dernière fois sur cette formulation pour dire que « dans chaque attribut, les essences de tous les modes finis sont comprises dans la nature du mode infini immédiat » (p. 691).
La puissance de la mathesis matheronienne vient à la fois de sa compréhension globale du système et de ce qu’elle a su trouver la même cohérence et clarté dans le champ politique et social des passions humaines. Il fallut attendre cette œuvre pour voir s’accorder pour la première fois l’atemporalité des théorèmes de l’Éthique avec la matière historique des deux derniers traités. L’influence qu’elle a exercée auprès de tous ceux qui encore aujourd’hui se réclament de cette méthode donne l’étendue de sa réussite. À son école se sont formées plusieurs générations de chercheurs, convaincus avec lui sans doute que la philosophie de Spinoza n’est pas simplement une philosophie parmi d’autres, mais que par delà le temps quelque chose demeure de sa vérité, à l’aune de laquelle, comme le pensait Bergson, toute philosophie doit se mesurer. Si bien que, si Gueroult pouvait dire de Delbos qu’il ne se trompait jamais, de Matheron on pourrait dire qu’il a fait mieux. Non seulement il ne se trompe pas sur ce que Spinoza voulait dire, mais il parvient à lui faire dire ce qu’il n’a pas dit, et que néanmoins il aurait pu dire si seulement il était revenu parmi nous. On peut donc se réjouir de la grande utilité de disposer à présent de cette œuvre dans son intégralité, car elle a su faire revivre et prolonger une pensée par une rare communion d’esprit avec elle. Admirable inactualité de cet historien de la philosophie, aussi discret qu’engagé, bien plus que commentateur, philosophe spinoziste s’il en est.
Lorenzo Vinciguerra
5.16. Juliana MERÇON, Aurelia ARMSTRONG : « Transindividuality and philosophical inquiry in schools : a spinozist perspective », Journal of philosophy of education, 45 (2), p. 251-264.
5.17. Kristina MESHELSKI : « Two kinds of definition in Spinoza’s Ethics », British journal for the history of philosophy, 9 (2), p. 201-218.
5.18. Steven NADLER : A book forged in hell. Spinoza’s scandalous treatise and the birth of the secular age, Princeton and Oxford, Princeton University Press, 279 p.
Avec cette étude, Steven Nadler ne prétend pas livrer une interprétation inédite du Traité théologico-politique, mais plutôt présenter cet ouvrage difficile à un public plus large que celui des seuls érudits. Il y parvient d’une manière tout à fait admirable grâce à son excellente connaissance de la vie de Spinoza ainsi que du contexte historique amstellodamois, sur laquelle il s’appuie constamment pour éclairer le contexte de rédaction et de réception du Traité. La clarté et la précision de cette accessible mais savante introduction laisse une place à certains partis pris rendus nécessaires par la radicalité de l’objet. Considérant en effet qu’« à l’opposé du ton calme et détaché de l’Éthique, le Traité théologico-politique est un ouvrage très passionné, et même en colère » (p. 35), l’A. l’interprète comme une réponse aux débats de son époque qu’il reconstitue avec une minutie très scientifique. Il peut donc insister sur le caractère révolutionnaire et polémique des thèses spinoziennes, dans leur dimension théologique davantage même que dans leur dimension politique, et justifie ainsi la violence de l’hostilité qu’elles ont soulevée.
Frédéric Manzini
5.19. Bernard PAUTRAT : Ethica sexualis. Spinoza et l’amour, Paris, Payot & Rivages, 269 p.
Et si l’Éthique était un vaste cache-sexe ? C’est un peu la tentation de Bernard Pautrat dans cette étude que n’effraient pas les apparentes contradictions : c’est un livre d’histoire de la philosophie alors qu’il traite de sexualité, qu’il arbore une couverture fuchsia aguicheuse mais barrée d’un titre scientifique latin, lequel fait référence explicite au sexe tandis que le sous-titre ne parle que d’amour. L’ouvrage s’efforce de saisir la cohérence de l’amour au sens large et sous toutes ses formes dans l’Éthique, conçue un peu comme une vaste entreprise de sublimation montrant que toute libido se guérit dans un amour pour Dieu, seul vraiment aimable. Sa démarche naît d’une remarque de bon sens : si l’Éthique prétend nous enseigner la vie bonne, quid de la sexualité ? Le fait qu’elle semble ne pas avoir de place dans l’ouvrage doit pousser non à renoncer mais à mener au contraire une « enquête serrée » qui répertorie, classe et interprète tout ce qui y a trait, de près ou de loin, dans l’œuvre. Ainsi Bernard Pautrat s’appuie-t-il sur sa longue expérience de traducteur et professeur de Spinoza pour discuter de la meilleure façon de traduire libido, pas seulement comme désir (fût-il excessif) mais comme désir proprement sexuel, comme « désir de coït », jusqu’à proposer de comprendre la béatitude du scolie d’Éth. V, 42 comme suprême chasteté ou « pouvoir de réprimer le désir sexuel » (p. 30-31) avant, finalement, de renoncer à cette hypothèse (p. 235-236) pour se contenter d’inclure le désir sexuel dans la totalité des libidines = « désirs capricieux » dont la béatitude libère. Entretemps, aura été montrée l’impasse dans laquelle tous les amours communs risquent de finir, pour mieux convaincre de leur nocivité dès lors que « l’amour est, de façon radicale, promis à la Tristesse, au Regret » (p. 101). La seule solution aux problèmes de l’amour et aux difficultés qu’il pose est de lui assigner un objet qu’on puisse aimer sans exclusive, à savoir Dieu. Pédagogue et dramaturge, Pautrat fait incarner ce processus en ayant la lumineuse idée de mettre en scène trois « personnages » : Y et Z s’aiment, mais intervient X qui cherche à séduire Y, ce qui rend Z jaloux et possessif, jusqu’à ce que la haine les dispute tous trois à l’amour, dans un aveuglement qui les rend malheureux et impuissants. Devant ce constat, l’objection banale surgit : « comment veut-on que l’idée de Dieu, la pensée de Dieu, l’Amour de Dieu commandent ce qui, au fond, ne se commande pas, à savoir le Désir d’un Corps pour un autre corps ? » Et Pautrat de répondre en spinoziste : « Mais parler ainsi, c’est méconnaître Dieu, c’est oublier que Dieu est corps, aussi, et que, de ce fait même, il n’y a pas si loin du Corps de Z au Corps de Dieu lui-même » (p. 186). Grâce à son écriture inventive, à une plume délicieusement alerte, savante et précise sans jamais être lourde et prétentieuse, cette vivifiante Ethica sexualis rendrait presque sensuels non seulement le concept d’« amour intellectuel de Dieu » mais aussi tout l’appareil démonstratif de l’Éthique en général.
Frédéric Manzini
5.20. Andrea SANGIACOMO : « La libera necesità : Note sul compatibilismo di Spinoza », Filosofia politica, 25 (1), p. 85-106.
5.21. Vicente SERRANO : La herida de Spinoza. Felicidad y política en la vida postmoderna, Barcelona, Anagrama, 218 p.
Antonio Damasio concluait son livre Spinoza avait raison (cf. Bulletin de Bibliographie Spinoziste XXVI, Archives de philosophie 67, 2004) en soulignant dans la philosophie de Spinoza l’existence d’une blessure ouverte provoquée par un choc entre la souffrance et la mort d’un côté, la puissance et la vie de l’autre.
Tout en restant fidèle pour l’essentiel aux apports du savant neurobiologiste, Vicente Serrano se montre sceptique et réticent quant à la métaphore de la blessure. C’est pourquoi il consacre son livre à raviver la supposée blessure – pour se rassurer quant à son aspect, sa profondeur et sa cause – avant de fournir un diagnostic. La clef de voûte de son essai est la nature spinozienne, fondement d’une « ontologie anomale » inscrite dans le cadre général de la science moderne. Si la science du XVIIe siècle a provoqué la disparition de la nature comme totalité lors de la séparation de la nature et de l’esprit au nom d’une volonté de pouvoir qui cherchait à s´affirmer sans limites, chez Spinoza, en revanche, la nature ne disparaît jamais de la réalité, puisque chaque modus participe de sa puissance sous la forme d’un conatus. Les affects humains sont précisément ces expressions déterminées qui délimitent la puissance de la nature en procurant en même temps une certaine conscience de la limite. Les affects s’avèrent être l’antidote le plus efficace pour lutter contre la conception hyperbolique du pouvoir humain, tel que la modernité l’avait prôné et réalisé.
En ce sens, face à la haine qui naît toujours d’une notion du désir humain comme pouvoir sans limite, Vicente Serrano propose l’amor intellectualis de la cinquième partie de l’Éthique comme un remède qui permettra aux hommes de prendre conscience des limites de leur conatus en leur facilitant l’acceptation de la douleur et de la mort. Il ne reste donc aucune blessure chez Spinoza.
María Luisa de la Cámara
5.22. Pascal SÉVÉRAC : Spinoza. Union et désunion, Paris, Vrin, 272 p.
Ce livre d’introduction, au sens propre du terme, commence par la question de principe : pourquoi lire Spinoza ? Quels motifs puis-je avoir de m’approprier cette œuvre ? Les raisons académiques ne sont pas suffisantes car cette lecture est modification de soi. Pourquoi une philosophie de la puissance débute-t-elle par le constat de l’impuissance humaine ? Lire Spinoza suppose de l’avoir compris, pour soi. La raison de lire Spinoza est en accord avec la raison de philosopher de Spinoza, ce qu’atteste la première référence convoquée dans le livre : « Étant donné la faiblesse de notre nature, nous ne pourrions exister sans jouir de quelque chose à quoi nous unir et par quoi nous renforcer. » (Court Traité, II, 5/5) À ceux qui pourraient se demander comment et pourquoi écrire encore un livre d’introduction à Spinoza, la réponse est en partie donnée par le titre : suivre le fil de l’union et de la désunion comme fil problématique de l’appropriation de toute l’œuvre du philosophe. Le mérite du livre est de progresser par questions, évitant toute tentation de simple doxographie et toute systématicité artificielle, mais progressant par la réflexion des difficultés immanentes à la pensée du philosophe. Suivant en cela le précepte spinozien de la définition génétique, le lecteur éprouve le sentiment rationnel de suivre la construction du dispositif de pensée auquel il est initié.
Comment ne pas voir que notre impuissance vient de la séparation d’avec ce qui et ceux qui peu (ven) t nous permettre de penser la nécessité ? Comment concevoir que toute notre impuissance vient de la désunion, alors même que toutes choses sont liées selon des lois nécessaires de la nature, selon un « enveloppement hiérarchique infini » (p. 28) ? Si l’union est réelle, la désunion ne peut être que subjective, voire illusoire. S’il est possible, pour un individu, de surmonter la désunion qui l’aliène, il faut admettre que l’union n’est que possible. « Comment comprendre que nous puissions être en partie désunis de ce à quoi nous sommes éternellement unis ? Comment resserrer une union elle-même éternelle ? » (p. 35)
L’enquête est conduite en trois vagues : (1) celle qui porte sur l’union en Dieu, c’est-à-dire sur l’ontologie et l’anthropologie ; (2) celle qui a pour objet l’union de l’esprit et de la nature, c’est-à-dire celle qui porte sur la psychologie (la psychique vaudrait-il mieux dire, selon un mot de B. Pautrat) et la physique ; (3) celle qui traite des unions et désunions affectives, de l’éthique de la religion et de la politique. Tout le raisonnement repose sur la tension entre union effective, ontologique, des modes dans la substance, mais aussi anthropologique des hommes dans la nature, du corps et de l’esprit, et dans les sociétés qu’ils forment nécessairement, et unions à effectuer, lesquelles sont d’abord des unions affectives, unions déterminées par la coaction d’autres termes, d’autres idées déterminant celles dont un individu est capable, union entre semblables permettant de résoudre en commun des difficultés devant lesquelles l’individu isolé échoue. L’A. montre à chaque fois comment ces unions enveloppent en même temps un ferment de discorde et de désagrégation. Pour que la question soit fondée il faut, bien sûr, s’appuyer sur la différence entre distinctions réelle, modale et de raison. Leur usage systématique permet à la fois de poser à chaque moment de l’enquête les questions nécessaires à l’intelligence de l’invention conceptuelle de Spinoza, et d’opérer les distinctions sans lesquelles le lecteur tomberait dans cette nuit où tous les chats sont gris. Impossible ici de rendre compte du détail du livre. Évoquons un exemple qui touche la théorie des modes (I/III). L’interprétation que l’A. propose d’une distinction entre éternité et infinitude permet de soutenir que « la véritable médiation entre l’infini et le fini, c’est la propriété commune entre Dieu et les modes, à savoir l’éternité. » (p. 76). Ainsi un amour singulier peut-il être compris comme une forme singulière de l’essence éternelle de l’amour, par laquelle il peut seul être compris dans sa réalité. C’est la compréhension de l’union réelle dans la distinction modale qui permet de ne pas subir les effets de cette union affective singulière, donc de la rendre, autant qu’il se peut, effective.
Livre dense et clair dans son exposé, qui fait penser le lecteur et dont les notes renvoient utilement aux recherches spinoziennes actuelles. Un seul défaut : l’absence d’un index rerum.
Gérard Bras
5.23. Justin STEINBERG : « Spinoza on human purposiveness and mental causation », Logical analysis and history of philosophy, 14, p. 51-70.
5.24. Michael STRAWSER : « On the specter of speciesism in Spinoza », NASS Monograph, 15, p. 3-31.
5.25. Ariel SUHAMY : Spinoza pas à pas, Paris, Ellipses, 256 p.
Le principe de la collection Pas à Pas des éditions Ellipses est de faire découvrir un philosophe « en toute clarté » par le biais d’une lecture proche de l’œuvre. Comme l’indique l’auteur dans son introduction, ce principe convient bien à la lecture de l’Éthique, qui s’est pensée comme une marche graduelle (lento gradu), conduite par une main sûre (manuductio), sur une voie difficile, vers ses objets et ses fruits.
Ce principe donne surtout l’occasion d’un travail d’une grande élégance intellectuelle, par la rigueur de sa méthode et sa générosité pédagogique. Constamment attentif à la cohérence du texte, à la précision du vocabulaire, à la puissante originalité du propos spinoziste, il offre à son lecteur, dans ces multiples bilans qui répondent à l’esprit de la collection, le résultat ciselé d’un intense travail de hiérarchisation des éléments textuels.
Le meilleur esprit de l’explication de texte souffle du début à la fin de l’ouvrage, et procure au lecteur une expérience qui déborde de toutes parts les bornes d’une simple aide technique d’ordre scolaire. Le texte de Spinoza y est suivi selon le rythme interne de son édification progressive, de ses ruptures de ton et de forme, de ses accélérations et déplacements parfois inattendus, de telle sorte que le lecteur perçoit non seulement la musicalité de la construction de l’œuvre (cf. p. 22, 82) mais aussi la pleine maîtrise de son interprète. Il est invité à saisir le texte de l’Éthique non comme un simple exposé (« compendium dogmatique », p. 69), mais en tant qu’œuvre composée, qui ménage ses effets d’ordre à la fois didactiques et – osons le mot – esthétiques. Il réussit ce tour de force de faire apparaître l’exposé systématique dans sa dimension allégorique, comme « l’histoire d’un esprit » selon le mot de Descartes – ici, de tout esprit qui cherche sa liberté.
Les moments de cette composition se rapportent souvent à un élément central, un acquis fondamental, un « pas gagné » qu’il faut « tenir » selon la citation de Rimbaud posée en exergue. La première partie ménage ainsi le renversement fondamental de l’inhérence des choses finies à la puissance de Dieu à l’immanence aux choses de cette même puissance, qui permet de comprendre le sens profond du « geste de Dieu » aux yeux de Spinoza. Celui-ci ne prélève pas mais confère aux modes leur liberté.
Cette basse continue se retrouve dans l’analyse de la deuxième partie, placée sous l’autorité du corollaire de la proposition II 11 : l’acception et l’acceptation de l’intégration de l’esprit humain à l’entendement divin supposent qu’on lise l’ensemble.
La fécondité de la méthode et l’affinité de l’interprète avec le texte éclatent avec le développement de la symphonie – ou de la cacophonie – passionnelles. La détermination du monde affectif à partir du « mécanisme subjectif » de ces affects primaires « et non de l’objet », qui tranche sur la conception cartésienne à de multiples égards (p. 180), est aussi le gage du succès du projet spinoziste : « non pas s’opposer aux auteurs antérieurs » mais « remonter en amont, rendre raison de ce qui leur paraissait comme indépassable » (ibid.). Elle permet de rapporter l’essentiel de la vie affective aux vicissitudes de l’amour (on verra notamment l’explication de la jalousie et le lien établi avec Proust p. 160) et de rapporter des phénomènes en apparence très divers à un petit nombre de lois (notamment l’imitation).
La description de l’homme libre et de sa conduite (Partie IV) est une fiction, mais elle n’a rien d’une illusion (p. 186). Toute hypothétique qu’elle soit, l’attitude de l’homme libre est en même temps le portrait de la vie en Dieu et l’indice de la conduite à tenir à l’égard de la mort, de la fortune et des autres hommes.
La compréhension approfondie du rapport de l’homme à Dieu, qui a donc guidé la lecture depuis le départ, fournit finalement le précieux viatique d’une progression pleine d’aisance sur le terrain escarpé de l’amour de Dieu. L’âme « béate » aura ainsi substitué au passage affectif imposé par la nature la pleine jouissance de la perfection, par la reconnaissance de son appartenance éternelle au geste divin.
Philippe Drieux
5.26. Bernard Vandewalle : Spinoza et la médecine. Éthique et thérapeutique, Paris, L’Harmattan, 186 p.
C’est un regard original que porte sur la philosophie de Spinoza l’ouvrage de Bernard Vandewalle. En effet, au travers du prisme médical nous est ici exposée la pensée du philosophe amstellodamois. L’A. insiste donc sur la visée thérapeutique de cette philosophie – nous guérir des passions tristes – et sur le recours au paradigme médical pour son élaboration.
Spinoza comptait parmi ses amis de nombreux médecins et dans sa bibliothèque les ouvrages de médecine occupaient une place de choix. Aussi, à l’instar de Leibniz, qui adresse une lettre à Monsieur Spinoza Médecin très célèbre et philosophe très profond par couvert à Amsterdam, Bernard Vandewalle nous présente-t-il un Spinoza très au fait de la science médicale de son temps, au point de penser les liens qui nous unissent à la nature tout entière de telle sorte que cette connaissance devienne une thérapeutique, tant du corps que de l’esprit. Ce n’est donc pas un Spinoza géomètre ou physicien que nous révèle cet ouvrage, mais un Spinoza médecin.
Aujourd’hui, l’image du philosophe reclus et vivant comme un petit artisan solitaire est, à juste titre, remise en cause. Par son activité de polisseur de lentilles Spinoza était en contact avec les plus grands savants d’Europe et il entretenait autour de lui un cercle d’amis à qui il soumettait le fruit de ses réflexions. C’est donc dans l’effervescence intellectuelle et scientifique de la Hollande du XVIIe siècle que la philosophie de la nature la plus cohérente et la plus accomplie va voir le jour en se présentant comme une éthique, c’est-à-dire comme une connaissance donnant lieu à une manière de vivre susceptible de nous guérir de tous les excès dont le TIE nous dit qu’ils peuvent conduire les hommes à la mort.
L’esprit étant pour Spinoza l’idée du corps, c’est donc par la connaissance de la « fabrique du corps » que l’on peut le mieux le connaître et contribuer à sa santé. Spinoza va donc développer une conception non finaliste du vivant qui ne relève que des lois de la mécanique et qui préfigure certaines découvertes de la biologie contemporaine. C’est par conséquent un mécanisme complexe qui produit l’effort pour persévérer dans l’être, le conatus, qui n’a rien à voir avec une quelconque finalité interne de l’organisme. Il s’agit donc, comme le souligne l’auteur, de maintenir l’esprit et le corps en santé et de faire en sorte qu’ils soient purgés des causes externes qui réduisent leur puissance, comme le préconise pour la pensée le TIE. En effet, de même que les maladies du corps résultent d’une ou plusieurs causes externes qui viennent interférer dans les rapports qui maintiennent l’unité de l’individu et diminuent sa puissance, ces maladies de l’esprit que sont l’erreur et la servitude résultent également d’idées inadéquates provenant de l’expérience vague et du ouï-dire dont il faut expurger l’esprit pour qu’il puisse se déployer selon la seule nécessité de sa nature et développer ainsi par la réflexion l’idée vraie qu’il possède. De même, en ce qui concerne la vie affective, il ne sert à rien d’en imputer la faute à la volonté des hommes, il est plus judicieux d’en faire le diagnostic en identifiant les causes qui les produisent afin d’enrayer le mécanisme des affects tristes diminuant la puissance humaine. Le bien et le mal n’ont pas de réalité absolue, ce ne sont que des êtres d’imagination qui renvoient à ce qui nous est utile ou nuisible. C’est donc, comme le souligne B. Vandewalle, sur le modèle de l’intoxication que sera pensé le péché originel : l’homme n’est jamais mauvais en lui-même, il ne le devient qu’en étant empoisonné par des causes externes qui modifient les rapports de mouvement et de repos entre les parties qui le constituent ainsi que ses relations avec les autres hommes. Il convient donc, pour qu’il recouvre la santé de l’esprit, de trouver l’antidote adéquat, le remède qui restaurera ce qu’il a perdu de puissance et de liberté. En ce sens la médecine est l’expression du conatus dans la mesure où elle est la connaissance de ce qui est utile à l’homme, de ce qui convient à son corps pour qu’il puisse persévérer dans son être et affirmer sa puissance d’agir. Ainsi le corps de l’homme accroît-il sa capacité à être affecté par d’autres corps et va-t-il en retour affecter ces mêmes corps. Il peut ainsi tout comme l’esprit développer ses aptitudes.
Et parce que le médecin est aussi celui qui connaît l’homme tel qu’il est en raison de son expérience de la structure et du fonctionnement de son corps, l’A. voit également dans l’art médical le paradigme de l’art politique qui doit s’exercer sur les hommes tels qu’ils sont et non tels que l’on pourrait désirer qu’ils soient. Il convient donc de ne pas interpréter les travers des hommes comme des vices qu’il faudrait déplorer ou dont il faudrait se moquer, mais comme des symptômes dont il faut rechercher les causes – et les remèdes – en lui-même et en ses sociétés. Il s’agit donc de guérir la Cité des divisions qui peuvent la traverser et lui être nuisibles en conduisant les hommes à agir comme s’ils étaient vertueux, même lorsqu’ils ne le sont pas, c’est-à-dire en lui prescrivant le régime qui lui convient.
Ainsi, même si l’ouvrage de Bernard Vandewalle ne propose pas d’interprétation nouvelle de la pensée de Spinoza, son intérêt majeur et essentiel se situe dans un mode d’exposition original qui conduit à penser la béatitude comme la grande santé de l’âme.
Éric Delassus
5.27. Valtteri VILJANEN : Spinoza’s Geometry of Power, Cambridge, New York, Cambridge University Press, 194 p.
Dans ce livre, Valtteri Viljanen développe une étude très sobre sur le rôle fondamental que joue la notion de « pouvoir » dans le système de Spinoza. En insistant notamment sur les racines scolastiques de la terminologie employée par Spinoza dans sa théorie de la causalité, il développe ce qu’il appelle un « modèle essentialiste » de la puissance (p. 45-53). Sur cette base, il engage une discussion en profondeur de la doctrine du conatus afin de conclure que le « sens » de cette doctrine se résume dans une conception du conatus comme « principe de la réalisation parfaite des essences » (p. 125-32). En renouant avec l’interprétation de Jonathan Bennett et son interprétation de Spinoza comme « métaphysique des champs » (field metaphysics), Viljanen propose également une lecture nouvelle du rôle de la construction géométrique du système (p. 157-167). Le style d’argumentation est clairement de type analytique, et les controverses dans lesquelles Viljanen s’investit sont celles qui ont défini les études spinoziennes aux États-Unis ces dernières décennies, par exemple la relation entre la philosophie de Spinoza et les scolastiques (notamment étudiée par John Carriero), la nature du conatus (qui a fait l’objet des travaux de Jonathan Bennett, Don Garrett, Dan Garber, etc.) ou encore le problème de la téléologie et du nécessitarisme (exploré par Edwin Curley/Greg Walski, Jonathan Bennett, Don Garrett, Martin Lin, et d’autres encore). Néanmoins, on ressent à l’arrière-plan de l’argumentation une sensibilité aiguë pour le spinozisme continental, et on trouve, surtout dans les notes, des discussions critiques éclairantes de la plupart des travaux français récents. La bibliographie est riche et témoigne également de cette double sensibilité continentale-analytique : Bennett, Curley, Carriero et Della Rocca y côtoient Matheron, Deleuze, Bove, Carraud, Séverac, Jaquet, etc. Bien qu’il ne paie pas de mine, le livre de Viljanen appartient aux meilleurs livres sur la métaphysique spinozienne écrits en anglais depuis le Study in Spinoza’s Ethics publié par Bennett en 1984. Comme le livre de Bennett d’ailleurs, celui de Viljanen est tel que même si on peut être en désaccord (ou en accord) avec ses thèses autant qu’on voudra, il est évident que l’on se trouve là devant un travail incontournable.
Mogens Laerke
5.28. Thomas WARD : « Spinoza on the essences of the modes », British journal for the history of philosophy, 19 (1), p. 19-46.
5.29. Daniel WHITING : « Spinoza, the no shared attribute thesis, and the principle of sufficient reason », British journal for the history of philosophy, 19 (3), p. 543-548.
5.30. Andrew YOUPA : « Spinoza on the very nature of existence », Midwest studies in philosophy, 35, p. 310-344.
6. Polémiques et influences. Réception. Philosophie comparée
6.1. Omri BOEHM : « The first antinomy and Spinoza », British journal for the history of philosophy, 19 (4), p. 683-710.
6.2. Biagio DE GIOVANNI : Hegel e Spinoza. Dialogo sul moderno, Guida, Napoli, 267 p.
Hegel a été non seulement le grand philosophe que tout le monde connaît, mais aussi un des historiens de la philosophie les plus influents. Ses Leçons sur l’histoire de la philosophie ont en effet marqué profondément la réception des auteurs qu’il a replacés sur le chemin de l’Esprit dans le processus de sa propre auto-appropriation. Dans le cas de Spinoza, cette situation a été compliquée par la grande importance que Hegel attachait à la réflexion spinoziste, vue à la fois comme moment nécessaire pour le développement de toute philosophie mais aussi comme moment à dépasser nécessairement. Aujourd’hui, il semble acquis que les critiques de Hegel à l’auteur de l’Éthique reposaient sur une interprétation discutable de son propos. La question qui reste toujours actuelle est plutôt de comprendre les motivations qui jouent à l’arrière-plan des critiques hégéliennes, et c’est précisément ce problème qu’affronte l’A.
Du point de vue critique, de Giovanni se propose à la fois d’éviter de lire le rapport Spinoza-Hegel en termes de dépassement, mais aussi en termes d’alternative radicale (c’est-à-dire en mettant de coté l’interprétation que Hegel lui-même donnait de son rapport avec Spinoza), ou des oppositions à la Macherey, reprises à sa manière par Toni Negri. D’ailleurs, de Giovanni essaie aussi de s’écarter d’une image communément admise selon laquelle Hegel comme Spinoza poursuivraient la contemplation finale de Dieu comme solution de tout chemin philosophique. Au contraire, d’après l’auteur : « Spinoza et Hegel sont les philosophes du négatif, de la lutte sans fin entre adéquat et inadéquat et, de manière différente, de la puissance (et de l’impuissance) du négatif qui amène avec lui l’inquiétude de la vie » (p. 10).
Une des thèses centrales de l’ouvrage consiste à voir dans Spinoza et Hegel deux efforts pour résoudre l’un des enjeux majeurs de la modernité : la scission, la crise de la finitude, voire sa fragmentation. D’après de Giovanni, le fini constitue le véritable cœur des réflexions et des préoccupations des deux philosophes. Il s’agit, en effet, de sauver la finitude et de lui donner une philosophie dans laquelle elle puisse exister sans se dissoudre. Spinoza et Hegel, en ce sens, se proposent d’avancer leurs réponses, chacun à sa façon et chacun contre ses propres ennemis. Dans le cas de Spinoza, il s’agit surtout de réfuter le dualisme cartésien, grâce à la réhabilitation du corps et de son conatus comme centre énergétique de l’existence finie. Pour Hegel, c’est la distinction kantienne entre volonté et intellect, entre phénomène et noumène, qui fait surtout question ; pour le résoudre il faudra travailler à la réécriture de la véritable logique du concept, c’est-à-dire à la dialectique.
Le chapitre central de l’ouvrage (p. 107-140) imagine un dialogue possible entre Spinoza et Hegel. Dans la vivacité du jeu littéraire, de Giovanni arrive ainsi à montrer les raisons que Spinoza aurait pu opposer à la critique hégélienne d’acosmisme : « ton sujet – pourrait dire Spinoza à Hegel – me semble trop fort dans sa continuité, trop confiant en soi-même, il est trop ‘incarné’, trop conscient de soi, étant l’intériorisation d’un sujet infini, sûr des étapes qu’il a traversées et de leur irréversibilité. Tu veux trop le rassurer, et donc tu le vides de sa finitude. Mon sujet est plus mobile […]. L’unité du fini et de l’infini tue le sujet, anéantit le fini : je retourne contre toi l’accusation que tu m’as adressée » (p. 109). Le sujet hégélien, en effet, en tant qu’il est inscrit dans la logique dialectique de la négation et qu’il vit donc dans l’effort du dépassement continu, semble bel et bien se dissoudre dans ce processus. Au contraire, le sujet spinozien, qui est une négation non dialectique de l’infini, serait le vrai moyen pour penser la finitude en elle-même, dans son rapport de différence à l’infini et sans essayer de lui donner une garantie a priori de sa consistance ontologique, historique et phénoménologique.
Une des thèses les plus intéressantes de l’ouvrage porte sur la raison profonde de la critique d’acosmisme que Hegel adresse à Spinoza. D’après de Giovanni, en effet, il s’agit surtout de relever l’incompatibilité entre le Dieu-substance de Spinoza et le Dieu-Personne de la tradition chrétienne : le Dieu-substance n’est pas sujet, n’est pas quelqu’un mais reste uniquement quelque chose. Pour Spinoza, il s’agissait là de la façon la plus forte de rejeter tout finalisme. Pour Hegel, cependant, il s’agit d’essayer de penser une nouvelle forme de finalisme qui permette de ne pas renoncer à l’une des contributions majeures de l’expérience chrétienne à la philosophie, à savoir la personnalité de Dieu (p. 141-154).
Enfin, une partie importante de l’ouvrage est consacrée (p. 201-240) à l’enracinement politique des métaphysiques de Spinoza et de Hegel, pour mettre en évidence d’une autre manière à quel point les deux philosophes ont essayé de répondre, de façon différente non seulement aux défis philosophiques mais aussi à la crise sociopolitique de leur temps. Si la modernité est l’époque par excellence de cette crise et si cette crise est encore la nôtre, on peut bien se rendre compte de l’actualité de ces deux chemins que de Giovanni nous aide à replacer à la fois dans leur contexte et dans la géographie du monde des idées.
Andrea Sangiacomo
6.3. Espen GAMLUND : « Living under the guidance of reason : Arne Naess’s interpretation of Spinoza », Inquiry 54 (1), p. 2-17.
6.4. Ursula GOLDENBAUM : « Leibniz’s fascination with Spinoza », The Continuum Companion to Leibniz, Brandon C. Lood (ed.), London, Continuum international publishing group, p. 51-67.
6.5. Mogens LAERKE : « Leibniz’s cosmological argument for the existence of God », Archiv für Geschichte der Philosohie, 93 (1), p. 58-84. — Leibniz en discussion avec Spinoza.
6.6. David LEMLER : « Noachisme et philosophie : destin d’un thème talmudique de Maïmonide à Cohen en passant par Spinoza », Archives de philosophie, 74 (4), p. 629-646.
6.7. Beth LORD : Kant and Spinozism. Transcendental Idealism and Immanence from Jacobi to Deleuze, Basingstoke, Palgrave MacMillan, 214 p.
Dans ce livre, Beth Lord propose une étude « sur la relation toujours en développement entre Kant et le spinozisme dans la période de 1785 à 1800 environ », en précisant que cela bien évidemment « ne concerne pas la relation entre Kant et Spinoza, puisque celui-ci probablement ne lisait ni ne commentait Spinoza directement » (p. 1). Lord se propose donc plutôt d’étudier les relais par lesquels le spinozisme fut canalisé vers Kant, notamment les interprétations de Jacobi, Herder et Maimon. Bien que l’exposé suive une trajectoire qui correspond largement à la successivité des positions, le travail de Lord a surtout le mérite de bien mettre en valeur les dynamiques conceptuelles très complexes qui animent ce champ de réflexion. En étudiant la manière dont l’idéalisme transcendantal de Kant se développe conceptuellement dans un dialogue constant – quoique indirect – avec la conception spinozienne de l’immanence, B. Lord montre ainsi comment se développe sur l’axe Kant-Spinoza toute une réflexion métaphysique autour de l’idéalisme transcendantal, différente de celle qui fut ultérieurement approfondie par les idéalistes allemands, donc une sorte de « contre-tradition » dans l’histoire de la philosophie, moins explorée que l’histoire officielle qui mène directement de Kant à Hegel. B. Lord conclut sa reconstruction de cette contre-tradition chez Jacobi, Herder et Maimon avec une réflexion sur l’Opus Postumum de Kant où « ses rapports avec le spinozisme sont les plus intriguants » puisqu’il s’y trouve « un mouvement vers une théorie de la production immanente qui donnerait de la “profondeur aux structures fondamentales de l’idéalisme transcendantal” » (p. 155). À la suite du développement des positions de Jacobi, Herder et Maimon, se trouve également une longue réflexion sur la position contemporaine de Deleuze, ce qui peut surprendre dans une étude historique de ce type (B. Lord en est d’ailleurs parfaitement consciente, cf. p. 1-2). Il s’agit là de montrer la « continuité » entre ce que l’A. appelle « le spinozisme post-kantien » et les travaux de Jacobi, Herder et Maimon : il s’agit donc « d’interpréter Maimon et Deleuze comme des critiques spinozistes de Kant dans la continuité de Jacobi et de Herder » (p. 2). Toutefois, ce chapitre permet aussi à l’A. de manifester ses propres tendances vers une « philosophie de la différence » de type deleuzien, c’est-à-dire opposée à la pensée dialectique des idéalistes allemands. Sur ce point, le livre est représentatif d’une filière du spinozisme britannique issue principalement de l’Université de Warwick il y a dix ans environ, et qui fut très influencée par le spinozisme français, notamment par Deleuze.
Mogens Laerke
6.8. Syliane MALINOWSKI-CHARLES : « La douleur de Descartes à Spinoza, ou les métamorphoses d’un concept », in Sébastien Charles et Syliane Malinowski-Charles (dir.), Descartes et ses critiques, Presses de l’Université Laval, p. 73-92.
6.9. Ohad NACHTOMY : « A tale of two thinkers, one meeting and three degrees of infinity : Leibniz and Spinoza (1675-1678) », British journal for the history of philosophy, 19 (5), p. 935-961.
6.10. Samuel NEWLANDS : « Hegel’s idealist reading of Spinoza », Philosophy compass, (6) 2, p. 100-108.
6.11. Samuel NEWLANDS : « More recent idealist reading of Spinoza », Philosophy compass, (6) 2, p. 109-119.
6.12. Knox PEDEN : « Descartes, Spinoza, and the impasse of French philosophy : Ferdinand Alquié versus Martial Gueroult », Modern intellectual history, 8 (2), p. 361-390.
6.13. José Ricardo PIERPAULI : « Le ciencia politica como disciplina derivada de la metafísica panteísta de Baruj Espinosa », Alpha Omega, 14 (1), p. 105-126.
6.14. Donald RUTHERFORD : « Freedom as a philosophical ideal : Nietzsche and his antecedents », Inquiry, 54 (5), p. 512-540.
6.15. María Jimena SOLÉ : « El spinozismo secreto de Lessing : afinidades y coincidencias entre el maldito filósofo y el intachable ilustrado », Endoxa, 27, p. 73-101.
6.16. Robert WOORD : « The free spirit : Spinoza, Hegel, Nietzsche », International philosophical quarterly, 51 (3), p. 377-387.
Supplément bibliographique pour l’année 2010
A.3.1. Yizhak Y. MELAMED and Michael A. ROSESNTHAL : Spinoza’s Theological-Political Treatise. A critical guide, Cambridge, Cambridge University Press, 294 p.
Ce guide, dédié à Edwin Curley, grand défenseur des études spinozistes aux États-Unis, entend offrir un guide de lecture pour aider à la redécouverte du Traité théologico-politique. Le livre fait appel à des spécialistes renommés de la question et il offre donc, comme tout ouvrage collectif, des bonheurs de lecture et quelques déceptions, dues notamment à une trop grande méconnaissance de ce qui se fait sur le continent, ce qui conduit à présenter comme des découvertes des choses admises chez nous depuis une trentaine d’années. Mais, comme les Européens ignorent bien souvent ce qui se fait aux États-Unis, le livre pourra aussi leur être de quelque profit.
La première étude d’E. Curley, censée porter sur la correspondance avec Burgh, porte plutôt sur un parallèle entre la critique spinoziste du catholicisme et son équivalent aujourd’hui, Benoit XVI prenant la place de Burgh.
Piet Steenbakkers fait ensuite le point, avec son acribie habituelle, sur le texte du TTP, sa genèse, ses éditions, notamment la dernière d’Akkerman mais ne dit rien des traductions européennes qui s’appuient désormais sur elle.
L’article suivant de Warren Zey Harvey étudie le rôle d’Ibn Ezra dans la thèse spinozienne de la non-mosaïcité du Pentateuque et l’interprétation discutée du mystère des XII au ch. 8 ; l’influence de Hobbes paraît plus avérée. Celui de Daniel Lasker sur les traces du débat entre juifs et chrétiens au Moyen Âge m’a paru beaucoup plus discutable. D’une part, contrairement à ce qu’affirme l’auteur après Popkin, il est fort douteux que Spinoza ait traduit l’appel aux juifs de Margaret Fell et surtout parce que Spinoza a une conception politique et non pas religieuse de la fin du judaïsme, ce qui fausse la pertinence du parallèle avec les débats médiévaux.
Jonathan Israel, dans le prolongement de son grand livre sur les Lumières radicales, étudie les premières réactions néerlandaises et allemandes au Traité théologico-politique. Il montre bien, avec un grand nombre de références clairement présentées, que ce qui choque les Néerlandais, c’est la critique de l’Écriture sainte tandis que pour les Allemands, c’est la défense de la liberté de pensée.
Mogens Laerke, là encore dans la suite de son livre sur Leibniz lecteur de Spinoza insiste sur la différence entre les deux lectures que Leibniz fit du Traité théologico-politique, d’une part en 1670 dès sa parution, d’autre part à Paris en 1675. En 1670 Leibniz n’a pas encore bien perçu les grandes thèses philosophiques présentes dans le Traité ; en 1675 il distingue clairement l’hérésie socinienne de l’ « athéisme » spinozien mais il reste en revanche assez indifférent aux thèses politiques de la fin du livre. L’étude montre excellemment pourquoi Leibniz ne cite jamais Spinoza, à la différence d’autres philosophes avec lesquels il est en désaccord : parce que Spinoza ne peut entrer dans sa stratégie conciliatrice.
L’étude de Y. Melamed sur la métaphysique du Traité théologico-politique est tout à fait intéressante pour quelqu’un qui n’a jamais lu ni L’expérience et l’éternité de P.-F. Moreau ni Causa sive ratio de V. Carraud puisque bon nombre de découvertes de cette étude (sur le rôle du principe de raison suffisante, sur la priorité de l’infini, sur la condition de la certitude de nos connaissances, le conatus, etc.) ont déjà été bien soulignées ou exposées dans la littérature de commentaire français. Si l’article fait un usage abusif et non pertinent du terme panthéisme, il offre un commentaire intéressant de l’interprétation métaphysique du tétragramme comme affirmation de l’absolue essence de Dieu qui implique son existence nécessaire.
Donald Rutherford centre son étude, une des plus intéressantes du volume, sur l’analyse du concept de loi dans le chapitre IV, au double sens de loi naturelle et de décret humain ou divin (lex naturae et placitum) en montrant comment le second sens s’articule au premier – en transformant l’aspect normatif immédiatement visible en nécessité interne, sans contenu prescriptif. Il en présente les conséquences quant à la théorie du droit naturel et du droit de chacun de vivre selon son ingenium. Les commandements de la raison ne sont pas pensés comme des ordres mais comme des propositions de nécessité causale et la loi divine n’est pas la production d’un législateur mais s’identifie intégralement avec la loi de la nature.
Michael Della Rocca tente de montrer une contradiction entre la critique spinozienne de la rébellion et la thèse interprétative qui veut que les critiques morales sont injustifiées à la lumière des thèses spinoziennes (p. 169). Pour lui si le droit s‘identifie au « power », le rebelle qui réussit sa sédition devrait être justifié. Ici on voit bien l’inconvénient de la langue anglaise qui ne distingue pas entre potestas et potentia, les traduisant tous deux par power, ce qui prête souvent à confusion et conduit in fine à une critique de type baylien : Dieu modifié en rebelle est écrasé par Dieu modifié en souverain, ce qui revient à nier toute justification de tout jugement moral. On se demande bien alors pourquoi Spinoza a cru bon d’écrire une Éthique !
Don Garrett reprend la question du contrat et de l’obligation ou non de tenir une promesse qui vous a été extorquée de force. La promesse faite au voleur oblige selon Hobbes (DC II 16) mais pas selon Spinoza (ch. 16). La solution passe par un détour par la conception du bien (qui s’appuie sur l’Éthique beaucoup plus que sur le traité). Il me semble que la résolution de cette difficulté devrait passer par une comparaison entre le concept de bien stable (qui peut être poursuivi indéfiniment sans contradiction ni déchirement de la mens) et celui de vérité féconde.
Justin Steinberg, qui visiblement ignore le grand article de F. Mignini sur cette question, s’étonne d’une « défense curieuse de la tolérance » chez celui que l’on présente comme un de ses grands défenseurs (confondant une vertu molle avec le droit non négociable de la liberté de penser). Si Spinoza est effectivement moniste et ne fraie nullement avec le scepticisme, on ne saurait réduire sa défense de la liberté de penser – et la tolérance relative qui en découle – avec une position prudentielle visant la stabilité de l’État. Sur la justification de ce point les études en France et en Italie ne manquent pas.
Michael Rosenthal reprend la critique de l’admiration et de son lien avec le miracle dont il souligne après d’autres, les libertins en premier, l’utilité politique.
Le dernier article, passionnant, de Susan James étudie comment les usages de l’imagination, notamment dans la construction de récits, permettent de justifier nos actions et de réconcilier la visée universaliste induite par l’unité de la loi de nature tout comme de celle des commandements de la raison, avec les particularismes liés au vivre ensemble hic et nunc. Elle expose très clairement comment l’imagination, loin de s’opposer frontalement à la raison, la seconde bien souvent et permet d’accroître notre puissance en substituant par exemple l’espérance à la crainte. Cette étude, dans la lignée de certains textes de Ricœur (non cité) montre excellemment comment Spinoza, loin d’en condamner unilatéralement l’usage, emploie toutes les ressources de l’imagination au service de la raison.
Pour conclure, ce volume sera sûrement fort utile à des étudiants qui abordent le Traité théologico-politique. Il permettra à des lecteurs anglophones de mieux connaître le climat et les préoccupations des historiens spinozistes américains mais il ne dispensera pas de lire les Français et les Italiens.
Mais surtout il me fait sentir très vivement l’urgence qu’il y a à voir enfin paraître une étude véritablement philosophique et instruite, depuis longtemps promise au public, présentant un véritable commentaire philosophique unifié de l’ensemble du Traité théologico-politique. Pour parodier un ami de Spinoza on voudrait pouvoir dire : « et l’on verra paraître sur Dieu, l’âme rationnelle, la suprême félicité de l’homme et les moyens de parvenir à la vie éternelle, des pages qui feront autorité […] et qui prépareront et aplaniront la voie pour réunir et rassembler dans la douceur de l’amitié », les historiens de la philosophie spinoziste jusqu’ici divisés et déchirés par des ignorances continuelles…
À quand un grand colloque vraiment international sur l’interprétation du TTP ?
Jacqueline Lagrée
A.4.1. Omero PROIETTI : Philedonius, 1657. Spinoza, Van den Enden e i classici latini, Macerata, Eum, 344 p.
Après ses nombreuses études sur les sources classiques de la pensée de Spinoza, Omero Proietti nous propose une fois encore un ouvrage de grande importance pour la compréhension de la formation rhétorico-littéraire et philosophique de ce philosophe. Il nous présente en effet une remarquable édition critique du texte latin de la pièce théâtrale de Franciscus van den Enden, le Philodenius, avec une belle traduction italienne et un essai historico-critique de toute importance.
Pour nous permettre d’apprécier ce travail, Proietti nous plonge en effet d’abord dans le milieu historique de van den Enden, en esquissant une biographie très détaillée et précise. Dans cette première partie de l’ouvrage, nous retrouvons donc une image complexe et nuancée de celui qui fut le premier professeur de latin de Spinoza. Plus qu’un libertin ou un athée, van den Eden nous est présenté comme un jésuite qui n’a jamais abjuré sa vocation et qui, après avoir abandonné la Compagnie de Jésus, n’a pas renoncé, malgré tout, à son projet culturel. D’après la documentation que Proietti allègue, nous sommes en mesure d’apprécier « la profonde unité d’un parcours biographique absolument pas linéaire, mais cependant marqué par une véritable fidélité, plus ou moins explicite, à la cause des Pays-Bas espagnols. Cette ‘fidélité’ se réalise d’abord avec la formation jésuite […], se poursuit avec la féroce lutte contre l’ennemi calviniste […], devient donc spectacle public avec l’engagement jésuite et antijanséniste pratiqué dans le théâtre » (p. 10-11).
Dans la deuxième partie, Proietti s’attache à l’activité didactique de van den Enden dans les années 1650 et donc sur l’école fréquentée par Spinoza. Il se concentre sur la pratique didactique jésuite mise en place par van den Enden, en expliquant comment le latin de Spinoza s’est formé grâce à sa participation aux représentations théâtrales des pièces de Térence et de Sénèque. En soulignant la survivance dans la quasi-totalité des ouvrages de Spinoza de citations – plus ou moins explicites – de ces auteurs, Proietti propose deux thèses de grande importance. La première porte sur le critère philologique qui peut être institué pour reconnaitre le style de Spinoza et le distinguer de celui de ses éditeurs, en utilisant la présence de références classiques dans sa prose. La deuxième est plus ponctuelle et porte sur le problème de la datation du TIE : d’après les travaux de Filippo Mignini, on s’accorde à dater cet ouvrage de 1658 environ. Cependant, Proietti relève qu’il s’agit en fait de la seule œuvre de Spinoza où il n’y a pas de références littéraires. Il propose donc de dater la composition des années 1656-1657, c’est-à-dire entre son excommunication et sa participation aux premières mises en scène à l’école de van den Enden. Cette deuxième partie de l’ouvrage de Proietti, se poursuit donc avec un examen de l’influence de Sénèque tragédien et avec la discussion de certains passages importants du TP – tout en reprenant un travail que Proietti avait développé lors de son édition du TP pour les œuvres complètes dirigées par P.-F. Moreau aux PUF. Il ajoute enfin un catalogue des références à l’Andria et à l’Eunuchus de Térence utilisées par Spinoza dans ses ouvrages et qui devrait compléter les apparats de sources présentes dans l’édition Akkerman du TTP (PUF).
Enfin, dans la troisième partie du livre, nous retrouvons le Philodenius. L’importance de l’ouvrage tient à la fois à ce qu’il nous fait comprendre de la stratégie politique et idéologique de van den Enden, et à l’influence qu’elle peut avoir exercée sur Spinoza. En ce qui concerne le premier point, le Philedonius s’inscrit, comme le montre très bien Proietti, dans le théâtre jésuite. Il s’agit d’une pièce allégorique où van den Enden représente la conversion d’une personne plongée dans une vie de plaisirs, grâce à l’intervention des figures allégoriques de la Prudence et de la Miséricorde. Ce qui est intéressant de ce point de vue, c’est que Philedonius insiste particulièrement sur la dimension affective de cette conversion, qui peut se réaliser, en dernier ressort, sous la véhémence de l’image de la mort et l’angoisse qu’elle suscite. En ce qui concerne Spinoza, il est intéressant de retrouver dans la pièce de van den Enden le parcours d’initiation à la sagesse via le renoncement à une vie faussement heureuse parce qu’attachée à de faux biens, parcours qui est mentionné dans le début du TIE. D’ailleurs, le thème de la conversion et de la conquête de la béatitude contre et malgré la puissance de passions opposées, reste un thème central dans la philosophie de Spinoza, des premiers textes à l’Éthique, ce que l’ouvrage de Proietti nous permet d’interroger de façon nouvelle et féconde.
Andrea Sangiacomo
A.5.1. Bruce BAUGH : « Time, duration, and eternity in Spinoza », Comparative and continental philosophy, 2 (2), p. 211-233.
A.5.2. Roberto BERTOLDI &Hermann COHEN : Spinoza : stato e religione, ebraismo e cristianesimo, Brescia, Morcelliana, 101 p.
A.5.3. David DESSIN : « Gods moeilijke persoonlijkheid : Spinoza en Halbertal over het antropomorfisme », Bijdragen, 71 (3), p. 289-311.
A.5.4. Francesca DI POPPA : « Spinoza and process ontology », Southern journal of philosophy, 48 (3), p. 272-294.
A.5.5. Edgar ESLAVA : « Movimiento, espacio, extensión : Spinoza y la mecánica de los cuerpos », Universitas philosophica, 27 (54), p. 109-119.
A.5.6. Eugene GARVER : « Why can’t we all just get along : the reasonable vs. the rational according to Spinoza », Political theory, 38 (6), p. 838-858.
A.5.7. Michael LEBUFFE : « Change and the internal part of the Mind in Spinoza », Pacific philosophical quarterly, 91 (3), p. 369-394.
A.5.8. Michael LEBUFFE : « Spinozistic perfectionism », History of philosophy quarterly, 27 (4), p. 317-333.
A.5.9. Michael LEBUFFE : « Theories about consciousness in Spinoza’s Ethics », Philosophical review, 119 (4), p. 531-563.
A.5.10. Michael LEBUFFE : From Bondage to Freedom. Spinoza on Human Excellence, Oxford/New York, Oxford University Press, 253 p.
Le livre de Michael LeBuffe contient ce qu’on appelle communément une « reconstruction rationnelle » de la théorie spinozienne de la servitude et de la liberté, et du parcours qui mène de la première à la seconde selon les trois dernières parties de l’Éthique. Les douze chapitres suivent à peu près le développement de l’argument de Spinoza lui-même, en commençant par des études sur la théorie de l’imagination et la théorie des causes adéquates/inadéquates, pour ensuite passer à la question du bien et mal et à la « théorie formelle des valeurs », pour finir avec deux chapitres sur le summum bonum et sur l’éternité de l’âme. Les reconstructions sont d’une précision impressionnante et, de façon générale, très instructives. LeBuffe arrive en effet à dénouer de façon élégante un grand nombre de nœuds interprétatifs qui ont hanté les commentateurs américains depuis longtemps, tels que la conception spinozienne de la représentation (chap. 3) ou encore le sens du langage normatif de Spinoza (chap. 10). Sans jamais en faire spectacle puisqu’il faut se référer aux notes à la fin du livre pour s’en apercevoir, l’auteur fait preuve d’une grande sensibilité au latin de Spinoza, et corrige et améliore les traductions standard d’Edwin Curley sur bien des points. Le livre est bien pourvu d’index, nominum, rerum, et locurum (pour l’Éthique). La bibliographie témoigne d’un champ de références presque exclusivement anglo-saxon : donc, aucun commentateur italien ou allemand n’y est mentionné, et il n’y a qu’une utilisation très éparse des commentaires francophones (sont mentionnés Lévy, Deleuze, Gueroult et Fraisse). Notons finalement que l’auteur se livre parfois à des développements auto-justificatifs qui peuvent paraître un peu étranges, voire inutiles, pour qui ne vient pas d’une tradition analytique où l’histoire de la philosophie peine toujours à se faire une place autre qu’auxiliaire dans les départements de philosophie. Ainsi, l’auteur éprouve le besoin de justifier son entreprise en insistant sur le fait que la « théorie de la morale chez Spinoza est en soi un objet d’étude intéressant », puisqu’il « développe des problèmes sur lesquels la philosophie morale d’aujourd’hui s’interroge toujours, et qu’elle propose des solutions à ces problèmes, instructives et innovatrices » (p. 4-5). En effet…
Mogens Laerke
A.5.11. Beth LORD : Spinoza’s Ethics, Edinburgh, Edinburgh University Press, 182 p.
Ce petit livre écrit par la directrice du Spinoza Network hébergé à Dundee fait partie de la collection « Edinburgh Philosophical Guides », une collection à la vocation didactique consacrée aux grands textes philosophiques. Chaque guide propose un « tour » das un grand texte ainsi que des « outils de recherche » destinés à aider l’étudiant à explorer plus en profondeur la philosophie de l’auteur. Conformément donc au format de la collection, Lord se propose dans ce livre de fournir « un guide à la lecture de l’Éthique » qui « n’est pas un guide de la littérature critique, des controverses érudites ou des objections faites par d’autres philosophes » (p. 1). Ce guide contient deux sections principales : d’abord un long commentaire de l’Éthique en cinq parties (correspondant aux cinq parties de l’ouvrage de Spinoza) ; ensuite une section didactique beaucoup plus courte en quatre sections avec un glossaire ; des suggestions pour approfondir la lecture ; une section sur les « types de problèmes que vous êtes susceptibles de rencontrer » ; et, finalement, quelques « conseils pour écrire sur Spinoza ». Du point de vue didactique, nous notons en particulier les multiples schémas et figures dont Lord se sert afin de rendre plus concrets et tangibles les raisonnements de Spinoza (p. 18, 25, 27, 34, 41, 149, etc.). Alors que ce n’est pas le cas pour toutes les philosophies, il semble que ce genre d’illustration/modélisation ait une certaine valeur dans le contexte de l’enseignement d’une philosophie qui traite les choses « comme s’il était question de lignes, de plans ou de corps » (Éthique, III, Préface). Bien que B. Lord se veuille ici toujours du côté des étudiants plutôt que de se ranger dans tel ou tel « camp » de commentateurs, elle n’évite pas complètement les prises de position (ce qui d’ailleurs n’a rien d’étonnant ou de répréhensible). Elle avertit notamment qu’« un des objectifs de ce livre est de vous persuader que Spinoza est tout aussi empiriste qu’il est rationaliste » (p. 4) – remarquons à quel point une telle perspective s’oppose à l’image du « rationalisme marchant aux stéroïdes » très répandue aujourd’hui dans le monde anglo-saxon grâce aux travaux divers de Michael Della Rocca (cette expression « musclée » est la sienne).
Mogens Laerke
A.5.12. Syliane MALINOWSKI-CHARLES : « Plaisir et douleur chez Spinoza, ou les sensations à la jonction de l’esprit et du corps », Historia Philosophica, vol. 8, p. 11-26.
A.5.13. Syliane MALINOWSKI-CHARLES : « Rationalism vs. subjective experience : the problem of the two minds in Spinoza », in Carlos Fraenkel, Dario Perinetti et Justin Smith (dir.), The Rationalists : Between Tradition and Revolution, Springer (New Synthese Historical Library), p. 199-231.
A.5.14. José MARTÍNEZ MARTÍNEZ : « Autoconstitución y libertad : ontología y política en Espinosa III : repuesta o la crísis del Barroco », Eikasia, 29, p. 23-169.
A.5.15. Samuel NEWLANDS : « Another kind of spinozistic monism », Noûs, 44 (3), p. 469-510.
A.5.16. Norman SIEROKA : « Spinozistische Feldmetaphysik und physikalisches Materieverständnis », Allgemeine Zeitschrift für Philosophie, 35 (2), p. 105-122.
A.5.17. Elhana YAKIRA : « The anachronism of parallelism : a chapter in historical irony », Iyyun, 59, p. 99-114.
A.6.1. Emmanuel BISET : « Silencio ensorcelador : irrupciones de Spinoza en Derrida », Instantes y azares, 10 (8), p. 77-91.
A.6.2. Youcef DJEDI : « Spinoza et l’islam : un état des lieux », Philosophiques, 37 (2), p. 275-298.
A.6.3. José Ramón DEL CANTO NIETO : « Natura naturans y natura naturata en Spinoza y en David Nieto, Haham de la comunidad sefardita de Londres a principios del siglo XVIII », Anales del seminario de historia de la filosifia, 27, p. 165-188.
A.6.4. Christopher DROHAN : « To imagine Spinoza : Deleuze and the materiality of the sign », Philosophical forum, 41 (3), p. 275-298.
A.6.5. Julián FERREYRA : « Deleuze, Strauss y una brecha en medio de Spinoza », Isegoria, 42, p. 247-263.
A.6.6. Alexandre GUILHERME : « Schelling’s Naturphilosophie project : towards a Spinozian conception of nature », South African journal of philosophy, 29 (4), p. 373-390.
A.6.7. Michael MACK : « Spinoza and the specters of modernity : the hidden enlightenment of diversity from Spinoza to Freud », New York, Continuum, 232 p.
A.6.8. Juán Francisco MANRIQUE CHARRY : « La herencia de Bacon en la doctrina spinosista del error », Universitas philosophica, 27 (94), p. 121-130.
A.6.9. Kyle MCGEE : « Machining fantasy : Spinoza, Hume and the miracle in a politics of desire », Philosophy and social criticism, 36 (7), p. 837-856.
A.6.10. Samuel NEWLANDS : « The harmony of Spinoza and Leibniz », Philosophy and phenomenological research, 81 (1), p. 64-104.
A.6.11. Susan RUDDICK : « The politics of affect : Spinoza in the work of Negri and Deleuze », Theory, culture and society, 27 (4), p. 21-45.
A.6.12. Tom SPARROW : « A physiology of encounters : Spinoza, Nietzsche and strange alliances », Epoche, 15 (1), p. 165-186.
A.6.13. Chad TRAINER : « Poetic emotion versus truth : Russell’s preference for Spinoza over Locke », Russell : The journal of the Bertrand Russell Archives, 30 (1), p. 15-30.
Supplément bibliographique pour l’année 2009
B.5.1. Marcos André GLEIZER : « Idéia adecuada, holismo semântico e verdade como coerência em Espinosa », Analytica, 13 (2), p. 65-84
B.5.2. Chantal JAQUET : « L’erreur dans les Principes de la Philosophie de Descartes de Spinoza », I, XV », Analytica, 13 (2), p. 13-27.
B.5.3. Syliane MALINOWSKI-CHARLES : « Emotions as the Engines of Spinoza’s Ethics », Kritika and Kontext, vol. XIV (38-39), p. 120-128.
B.5.4. Syliane MALINOWSKI-CHARLES : « Spinoza Sobre las Mentes de los Animales », in A. Velasquez y L. Toledo (dir.), Filosofía natural y lenguaje : Homenaje a José Antonio Robles, Mexico, Universidad Nacional Autónoma de México, p. 147-154.
B.5.5. José MARTÍNEZ MARTÍNEZ : « Autoconstitución y libertad : ontología y política en Espinoza II : fundamentación ontológica de la ética : libertad y necesidad », Eikasia, 29, p. 53-120.
B.5.6. Juan Diego MOYA BEDOYA : « Elucidaciones spinozianas acerca del conocimiento, los afectos y la libertad : I parte », Revista de filosofia de la Universidad de Costa Rica, 47 (122), p. 127-142.
B.5.7. Margherita PASCUCCI : Causa sui. Saggio sul capitale e il virtuale, Ombre Corte, Verona, p. 233.
Le livre de Margherita Pascucci se propose d’articuler le rapport entre puissance, pauvreté, et virtualité. Le parcours proposé se développe en trois chapitres : le premier est consacré au franciscain Pierre de Jean Olivi (ou Pietro di Giovanni Olivi, 1248-1298), le deuxième à Spinoza et le troisième à Marx. Pour ce qui concerne Jean Olivi, l’A. souligne qu’il « place la substance dans le domaine de l’économique, et conceptualise le capital comme la première forme accumulative d’un excès d’être productif » (p. 17). D’ailleurs, dans sa lecture de Marx, M. Pascucci souligne en particulier les aspects de la production économique qui apparaissent comme improductifs mais qui constituent, en fait, une virtualité de puissance : « ce capital virtuel est le corps de la pauvreté. C’est ici la possibilité de la crise, la crise de la production matérielle, la pauvreté de la production immatérielle : à l’intérieur de la production de la misère, la pauvreté qui connaît véritablement le mécanisme productif du capital et se renouvelle en puissance […]. La virtualité est le signe de la présence de l’immanence » (p. 194).
Evidemment, Spinoza joue ici le rôle central du lien entre les deux autres auteurs. Pour cela, M. Pascucci consacre plusieurs pages au thème du corps chez Spinoza et à sa puissance d’agir. Pour reconnecter donc Spinoza à la discussion sur la virtualité dans la pensée du Moyen Âge, elle s’appuie en particulier sur les Cogitata Metaphysica et sur la façon dont s’opère la discussion spinozienne de la pensée scolastique, notamment celle d’Heereboord. Dans ce parcours, elle arrive enfin à valoriser en particulier le concept de causa sui qui donne le titre à son livre : « la causa sui est l’expression du rapport de participation de l’essence dans l’existence ; elle est la manière de ce rapport. […] La substance implique alors le rapport de production des modes, elle est le rapport de production des modes » (p. 119).
Dans ce cadre, la partie la plus originale et peut-être la plus intéressante, reste la référence à la pensée de Pierre de Jean Olivi. Cependant, le livre de Pascucci ne se propose pas comme une étude historiographique, et ce même rapprochement paraît parfois un peu forcé. D’ailleurs, l’ouvrage montre quelques difficultés à constituer un enjeu théorique vraiment nouveau – en se limitant à proposer encore une fois la lecture du lien Spinoza-Marx via le concept de puissance, déjà bien travaillé par de nombreux auteurs.
Andrea Sangiacomo
Ce bulletin est rédigé par le Groupe de Recherches Spinozistes (CNRS/CERPHI) en collaboration avec l’Association des Amis de Spinoza (http://www.aspinoza.com). La coordination de ce numéro a été assurée par Henri Laux et Pierre-François Moreau. Le bulletin peut être consulté sur le site de la revue : http://www.archivesdephilo.com ou sur celui de l’association.
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