Bulletin de Littérature hégélienne XXIII (2013)

Comptes rendus d’ouvrages parus principalement en 2011

LIMINAIRE

A. Textes de Hegel

1. G.W.F. HEGEL, Grundlinien der Philosophie des Rechts, hrsg. von Klaus Grotsch und Elisabeth Weisser-Lohmann. Gesammelte Werke, Band 14-3: Anhang, Hambourg, Felix Meiner, 2011, 530 p.

Nous avons évoqué dans deux précédents Bulletins (XX/2010 et XXI/2011) les volumes 14-1 et 14-2 des Gesammelte Werke, contenant respectivement le texte « nu » des Grundlinien der Philosophie des Rechts, et les ‘Annexes’ à ce texte (pour l’essentiel, les notes manuscrites de Hegel sur son exemplaire personnel). Ce troisième et dernier tome, rédigé par Klaus Grotsch, contient le considérable appareil critique qui rend cette édition indispensable pour tout travail approfondi sur ce corpus. Un Editorischer Bericht de près de 250 pages contient notamment une précieuse description de l’histoire éditoriale du texte (p. 795-860), ainsi que celle des Annexes contenues dans le volume 14-2. La deuxième partie du volume (p. 1026-1303) contient un abondant appareil de notes, où sont notamment cités exhaustivement, suivant les principes de cette édition des Œuvres complètes, les textes que Hegel cite (parfois fautivement), ceux auxquels il fait référence et ceux auxquels on peut penser qu’il fait allusion. Pour avoir lui-même opéré (de façon moins systématiquement exhaustive) un tel travail à l’occasion de son travail de traduction des Grundlinien, l’auteur de cette recension tient à saluer le caractère méticuleux de cet appareil d’annotation, qui ne constitue pas (ce n’était pas son but) un commentaire philosophique du texte, mais qui en explicite le considérable arrière-plan textuel, en ce qui concerne en particulier les ouvrages de droit ou d’histoire du droit utilisés ou critiqués par Hegel (Heineccius, Hugo, Savigny, etc.). Certes, s’agissant des multiples allusions que comporte le texte de Hegel, certaines conjectures peuvent être contestées et d’autres hypothèses formulées. On peut aussi regretter que la nature de ces annotations exclue que soient commentés certains points situés à la lisière du philologique et du philosophique, comme (c’est un exemple parmi d’autres), la distinction que fait Hegel au § 57 entre Herrschaft et Herrenschaft. Il n’en reste pas moins que ce volume d’annotations offre une aide précieuse à tous les chercheurs qui se donnent la peine, suivant la consigne donnée par Gadamer, d’épeler (buchstabieren) le texte hégélien, c’est-à-dire de prendre ‘l’esprit’ à la lettre. On attend maintenant avec impatience la publication, dans ces mêmes Gesammelte Werke, des différentes Vorlesungsnachschriften (pour la plupart déjà publiées par ailleurs) relatant l’enseignement hégélien de la ‘philosophie du droit’ une discipline à laquelle Hegel a pour ainsi dire donné son nom.

Jean-François KERVÉGAN (Université Paris 1/IUF)

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2. G.W.F. HEGEL, Vorlesungen über die Philosophie der Natur (1823/24), hrsg. von Wolfgang Bonsiepen. Gesammelte Werke, Band 24.1, Hamburg, Meiner, 2012, 754 p.

Le volume 24.1 des Gesammelte Werke, édité sous les auspices du Hegel-Archiv de Bochum, présente trois Leçons de Hegel sur la philosophie de la nature, à savoir celles des années 1819/20, 1821/22 et 1823/24. Il laisse donc prévoir un volume supplémentaire pour les Leçons sur la nature des années 1825/26 et 1828 (aucun témoin de la leçon de 1830 n’étant parvenu jusqu’à nous). Ce volume illustre la réorientation de la collection des Gesammelte Werke : présenter non plus seulement des textes écrits de la main même de Hegel, mais aussi certaines notes de cours de ses étudiants. La collection des Gesammelte Werke interfère ainsi avec celle des Ausgewählte Vorlesungen und Manuskripte, publiée elle aussi chez Meiner sous les auspices du Hegel-Archiv.

Chacune des Leçons est documentée par plusieurs manuscrits d’auditeurs. Wolfgang Bonsiepen n’a cependant pas cherché à faire une synthèse de ces séries. Pour chaque Leçon, il a opté pour la publication d’un seul manuscrit, indiquant en notes, avec une grande précision, les variantes parfois considérables contenues dans les autres manuscrits de la même série. L’orthographe et la ponctuation sont en partie modernisées (disons que les orthographes archaïques usuelles sont conservées, mais que ce qui apparaît comme faute d’orthographe du scripteur est supprimé). Les notes philologiques sont extrêmement détaillées – trop peut-être : faut-il vraiment être renseigné sur chaque rature, soulignement ou abréviation ?

Il est à noter que chacune de ces Leçons avaient déjà été publiée chez d’autres éditeurs ou chez Meiner (pour la Leçon de 1819, par K. H Ilting, M. Gies, M. Bondeli et H.N. Seelmann, pour la Leçon de 1821/22 par Gilles Marmasse et Thomas Posch, pour la Leçon 1823/24 par Gilles Marmasse). Mais, alors que les publications antérieures n’étaient centrées, pour chaque Leçon, que sur un seul manuscrit, le travail de W. Bonsiepen permet une utile comparaison des différents manuscrits. Ainsi, les nombreuses lacunes du manuscrit Uexküll de 1821/22 peuvent être comblées à partir des deux autres manuscrits (anonymes) correspondant à la même leçon. De même, pour la Leçon de 1823/24, W. Bonsiepen présente, outre le manuscrit Griesheim, déjà connu, le manuscrit Hube, entièrement inédit et d’une surprenante richesse. C’est sans doute sa mise au jour qui constitue le gain le plus appréciable du présent ouvrage.

On pourrait dire que la comparaison des manuscrits est déstabilisante, dans la mesure où elle produit une relativisation de notre connaissance du discours hégélien. Nul manuscrit, en vérité, ne peut être considéré comme la transcription exacte de la parole de Hegel, de sorte que nous pourrions avoir le sentiment, après l’étude attentive de cette édition critique, d’en savoir moins qu’avant. En réalité toutefois, il n’en est pas ainsi. Car cette comparaison permet de constater que l’essentiel de la philosophie hégélienne n’est pas contenu dans sa lettre mais dans sa méthode. Un même processus, un même moment peut être présenté de diverses façons à condition que son « concept » (son principe) reste identique à lui-même. De ce point de vue, les variations d’écriture entre les différents manuscrits d’une même Leçon nous font bel et bien accéder à la pensée hégélienne la plus vivante.

Gilles MARMASSE (Université Paris IV)

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B. Ouvrages généraux sur Hegel et l’idéalisme allemand

3. Walter JAESCHKE & Andreas ARNDT, Die klassische deutsche Philosophie nach Kant. Systeme der reinen Vernunft und ihre Kritik (1785-1845), Munich, Beck, 2012, 750 p.

Ce volume imposant, co-écrit par deux spécialistes réputés de la philosophie classique allemande, se présente comme une introduction à la lecture des philosophies post-kantiennes et comme une tentative de saisie de l’unité (complexe, problématique, contestée) de ce vaste mouvement de pensée, en prenant pour point de référence l’idée (exposée par Kant dans ‘L’architectonique de la raison pure’) d’un « système de la raison pure » ayant à satisfaire aux exigences de la critique du pouvoir de ladite raison. Ce programme, notent d’emblée les auteurs (p. 18), ne concerne au demeurant que l’une des traditions issues de Kant, celle pour laquelle l’idée kantienne de système, même si elle doit être remaniée et perfectionnée, continue de faire sens ; ce courant est d’ailleurs fort divers, puisqu’il inclut, outre les trois « grands » post-kantiens (Fichte, Schelling, Hegel), le premier romantisme allemand (Novalis, Friedrich Schlegel) et Schleiermacher. Il exclut en revanche une autre tradition, celle qui, à la suite de Jacobi, rejettera comme illusoire et trompeur le projet systématique lui-même et les exigences démesurées du rationalisme spéculatif.

L’ouvrage est organisé selon un plan subtil, engageant une interprétation globale du mouvement qui conduit de Reinhold au dernier Schelling. Au lieu de passer en revue les auteurs, il cherche à dégager la logique du développement unitaire du post-kantisme ‘systématique’ : elle conduit de Reinhold et Schulze au dernier Schelling (celui des Âges du Monde, de la Philosophie de la Révélation et de la Philosophie de la Mythologie) en passant par le premier Fichte (WL 1794), le premier Schelling, le Fichte des années 1798-1800 (remaniement de la WL, écrits juridico-politiques), les effets de la « querelle de l’athéisme », le Schelling de la philosophie de la nature et du Système de l’idéalisme transcendantal, le premier romantisme (Novalis, Fr. Schlegel) et Schleiermacher, le Schelling de la philosophie de l’identité, le dernier Fichte, l’œuvre médiane de Schelling (autour de la Freiheitsschrift) et – c’est l’objet de la sixième partie de l’ouvrage – le « système de la philosophie de Hegel ». Cette partie, qui analyse le développement du projet hégélien des premières esquisses systématiques d’Iéna à l’Encyclopédie et aux Vorlesungen berlinoises, se présente elle-même (voir p. 547) comme un résumé du Hegel-Handbuch publié en 2003 par W. Jaeschke, qui fut recensé dans le Bulletin n° XVI (2006). D. Wittman concluait alors sa recension en soulignant qu’il s’agissait là d’un « ouvrage remarquable et destiné en tous points à devenir un classique ». La même chose peut être dite de cette présentation globale et raisonnée du post-kantisme « systématique », qui constitue un outil de travail désormais indispensable à tout ceux qu’intéresse l’idéalisme allemand.

Jean-François KERVÉGAN (Université Paris 1/IUF)

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4. Myriam GERHARD, Annette SELL, Lu DE VOS, Metaphysik und Metaphysikkritik in der klassichen deutschen Philosophie, Hamburg, Meiner, 2012, 227 p.

Le volume Métaphysique et critique de la métaphysique dans la philosophie allemande classique, publié en 2012, comme Beiheft 57 des Hegel-Studien, présente dix conférences, prononcées en décembre 2009, lors d’un colloque organisé à la Ruhr-Universität de Bochum. L’objectif des éditeurs, Myriam Gerhard, Annette Sell et Lu De Vos, est de rappeler, contre les positions strictement anti-métaphysiques du XXe et du tout début du XXIe siècle, l’importance d’un débat sur la métaphysique. C’est dans ce but que leur regard se tourne vers l’époque de la philosophie classique allemande, généralement comprise comme le sommet et le terme final de la longue histoire de la métaphysique : après le rejet kantien de la métaphysique traditionnelle comme discipline dogmatique parce que non critique, à laquelle Kant oppose sa métaphysique critique, seule digne, selon lui, du nom de science, considérables furent les tentatives systématiques qui visaient à conférer une nouvelle légitimité à l’appareil catégorial de l’ancienne ontologie. Celles-ci sont-elles à comprendre comme des théories qui se rattachent à la philosophie critique de la métaphysique de Kant, et qui en poussent plus loin le développement en tant que nouvelle fondation, ou sont-elles plutôt à entendre comme un renoncement à la métaphysique ? C’est ce sur quoi s’interrogent de façon originale, et non sans désaccords, les dix contributions qui, au-delà de Kant, discutent les positions de Jacobi, de Fichte, de Schelling, de Hölderlin et de Hegel, en soulevant par là même la question de savoir dans quelle mesure la science en général est possible hors de toute théorie ontologique.

Catia GORETZKI (Hegel-Archiv, Bochum) (trad. Jean-Michel Buée)

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5. Luigi Antonio MANFREDA, Il circolo e lo specchio : sul fondamento in Hegel, Genova, Il Melangolo, 2012, 269 p.

Manfreda propose une lecture généalogique du concept de fondement chez Hegel, en suivant analytiquement son développement à partir des premières œuvres jusqu’à celles de la maturité spéculative. Le premier chapitre (« La comunità spirituale », p. 15-34) se concentre sur les écrits de jeunesse, où la recherche du fondement coïncide avec le retour au fond des divisions de la modernité. Le deuxième chapitre (« Totalità e scissione », p. 35-61) analyse la Différence entre le système philosophique de Fichte et de Schelling, où l’analyse de la réflexion permet à Hegel de poser le problème du fondement véritable, situé dans la philosophie auto-fondante en tant qu’identique à l’absolu. Cela ouvre l’écart entre l’exigence de fixer l’absolu dans un Satz qui exprime sa nature de fondement et l’incapacité d’accepter un Grundsatz, qui se montre inévitablement en tant que posé. Dans le troisième chapitre (« Le forme del soggetto », p. 63-104), Manfreda observe que la Phénoménologie dissout le fondement ontologique en tant que matrice ontologique originelle par l’introduction de la structure circulaire du vrai, structure dans laquelle l’idée même de fondation s’abîme. La réalisation du parcours phénoménologique ouvre la porte à la Science de la logique, analysée dans le quatrième chapitre (« Discorso e verità », p. 105-164) où Hegel traite directement de la question de l’auto-fondation du discours philosophique surtout dans les pages consacrées à l’essence. Avec le cinquième chapitre (« La linea continua del cosmo linguistico », p. 165-220), l’analyse se déplace sur l’Encyclopédie, dans laquelle l’image du miroir-réflexion et son négatif métaphysique, l’image du cercle, atteignent l’opposition maximale et, simultanément, la proximité maximale. La circonférence apparaît comme le produit du centre, le point invisible qui n’existe pas dans la trajectoire qui revient sur elle-même, mais qu’il continue aussi à dessiner. Le Kreis est pourtant le symbole parfait de la Wissenschaft qui résout son fondement dans son être-là. L’approche qui conduit du caractère diachronique du discours-science au caractère synchronique de l’Idée ouvre la question du temps, abordée dans le chapitre six (« La rosa nella croce », p. 221-269). L’exposition systématique (la circularité) est la seule forme sous laquelle le synchronique (le centre) peut être exposé, dans lequel le Begriff se révèle dans l’apparence du temps en tant que science sublime du centre.

Giovanni CASTEGNARO (Université de Vérone)

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6. Peter GILGEN, Lektüren der Erinnerung. Lessing, Kant, Hegel, München, Fink, 2007, 212 p.

L’ouvrage de Peter Gilgen Lektüren der Erinnerung. Lessing, Kant, Hegel propose une interprétation du concept de « souvenir » (Erinnerung) chez les trois auteurs mentionnés en sous-titre. Le choix des trois philosophes allemands comme terrain de recherche révèle l’intention d’étudier l’apport du concept de « souvenir » dans le développement de la culture allemande, philosophique ou non, durant la période qui mène du classicisme des Lumières à l’idéalisme romantique. C’est à cette époque en effet que s’affirme la philosophie de l’histoire, ou l’idée de l’histoire en tant que progrès. La recherche sur le souvenir comme mécanisme clé de l’histoire – qui peut être histoire des hommes, des sujets moraux ou du Sujet (Hegel) – se situe donc à l’intérieur de ce thème fondamental.

Tel est le cadre général de l’ouvrage. Entrant dans les détails, on soulignera que Gilgen saisit avec originalité l’importance d’une confrontation avec Augustin, qui à son tour élabore de façon personnelle des concepts hérités de la tradition platonicienne. Augustin affirme (définitivement) le lien entre le souvenir et l’action introspective et consciente d’elle-même du sujet (par rapport à la multiplicité de ses événements personnels) qui demeurera durant des siècles l’interprétation fondamentale du souvenir, jusqu’à l’époque moderne où l’on dépassera le paradigme alternatif de la mémoire mécanique comme ars memoriae. C’est justement ce dépassement qui offre la condition préalable pour la naissance d’une philosophie de l’histoire axée sur l’action individuelle et collective des sujets moraux, telle qu’elle sera théorisée à partir de Lessing – dont ce n’est pas un hasard qu’il se confronte avec un passage important des Soliloquia d’Augustin. Il s’agit en particulier de dépasser la distance entre la particularité des événements des sujets singuliers et l’universalité de quelque chose qu’on peut définir comme le « sens » (téléologiquement conçu) de la particularité. C’est à ce problème, celui de la « lecture » des événements par rapport à une compréhension universalisante, que répond la réinterprétation du souvenir en tant qu’action réflexive et donc « relecture ». On est arrivé par là à Lessing et à Kant. Ce dernier fait de l’histoire un thème d’enquête dans le cadre de la philosophie critique. C’est le problème de pouvoir saisir dans la multiplicité du phénomène la lumière de quelque chose qui ne se laisse pas expliquer sur le plan phénoménal, car il provient de la sphère morale de la liberté et du sens universel du sujet en tant que « fin ».

Le souvenir se présente chez Hegel dans des passages centraux (il suffit de penser aux dernières lignes de la Phénoménologie de l’esprit ou aux premiers paragraphes de la logique de l’essence) et il est thématisé de façon programmatique dans les paragraphes de l’Encyclopédie consacrés à la « représentation » (en tant que moment de l’esprit théorique). Fondamentale dans la genèse du concept hégélien d’Erinnerung est, l’auteur le souligne, la confrontation de Hegel avec Hölderlin – le rapport entre Hegel et ses anciens compagnons d’études Hölderlin et Schelling est d’ailleurs un thème qui, à juste titre, occupe traditionnellement la Hegelforschung. Des pages importantes de l’ouvrage sont donc consacrées à ce point délicat. Selon l’auteur, Hegel et Hölderlin partagent un concept de base de l’Erinnerung, même s’ils aboutissent à des théories différentes. La poétique et la pensée philosophique de Hölderlin tournent autour de l’idée d’un au-delà dont on ne réussit pas à s’emparer. Cela se reflète dans la conception de l’Erinnerung qui, bien qu’investie de la tâche de recueillir les parties d’un tout idéal, ne conduit jamais à la possession de l’absolu comme totalité accomplie, mais uniquement à un ensemble de perspectives multiples. Hegel qui, en revanche, théorise la philosophie comme système et compréhension totale, place l’Erinnerung dans une position centrale, car il en fait l’acte ou le mécanisme par lequel la pensée philosophique se construit elle-même comme la totalité réflexive des moments où l’esprit se réalise à travers l’histoire.

Thamar ROSSI-LEIDI (Université de Vienne)

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7. Giuseppe CANTILLO, L’istinto della ragione. Logica, vita, diritto in Hegel, Napoli, Luciano Editore, 2012, 126 p.

Le livre de Giuseppe Cantillo réélabore et rassemble de manière cohérente une partie de ses textes récents concernant la pensée et l’œuvre de Hegel. Le point de départ de la réflexion est l’importance, pour Hegel, du besoin de penser la vie, d’élaborer une forme de pensée capable de participer à la vie des choses et de comprendre la réalité au lieu de la regarder de l’extérieur, sans en saisir le sens profond. L’instinct de la raison, cité dans le titre et décrit par Hegel dans l’Encyclopédie, nie l’extériorité et l’opposition entre le sujet connaissant et le monde qui constitue l’objet de sa réflexion.

En partant de cette position fondamentale, les essais présentés dans cet ouvrage envisagent certains des moments principaux de la philosophie de Hegel qui développent de manière différente, mais complémentaire, la relation entre pensée et réalité, sujet et objet, singularité et universalité. Le premier essai décrit la formation du système de Hegel par rapport à la relation entre la logique et la vie. En particulier, l’idée centrale générée par l’analyse de Cantillo est celle de l’organisme, dont la structure du rapport tout-parties, universel-particulier, unité-multiplicité, constitue le modèle et, en même temps, la condition réelle pour que l’idée se donne comme esprit et que les différentes manifestations de l’être humain puissent s’exprimer.

En partant de l’identification de ce noyau fondamental de la pensée de Hegel, les essais suivants analysent respectivement : le rapport de Hegel avec les principes du droit naturel, l’expression de la liberté de l’esprit à travers les moments du langage (dans la philosophie de l’esprit subjectif), de la reconnaissance et du droit (dans la philosophie de l’esprit objectif), et enfin la dialectique de la liberté qui, à partir de la Réforme, se développe durant le siècle des Lumières et mène à la période de la Terreur jacobine de la Révolution française.

Le fil rouge de la réflexion qui relie les essais de cet ouvrage est la liberté spécifique de l’être humain et ses différentes expressions : subjectives, à travers la connaissance et le langage, ou objectives, à travers la discussion et l’analyse du processus qui permet à la liberté subjective, dans la modernité, de se développer de manière accomplie dans la médiation avec la volonté universelle. Le résultat de ce processus – et de l’analyse que l’auteur nous propose – est l’un des sujets les plus intéressants et actuels de la pensée de Hegel : la dialectique de la liberté, c’est-à-dire la dialectique de l’esprit, la recherche – guidée par l’instinct de la raison – de l’unité complexe de l’universel et du particulier, de l’identité entre les formes du savoir de soi de l’esprit et les formes de la réalité. Dans ces dernières, la subjectivité s’approprie un contenu qui, dans son état le plus accompli, est en même temps l’expression de l’absolu.

Valentina RICCI (Università di Padova/Irvine)

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8. Jean-Michel BUÉE, Savoir immédiat et savoir absolu. La lecture de Jacobi par Hegel, Paris, Classiques Garnier, 2011, 222 p.

L’interprétation hégélienne de Jacobi, qui a suscité quelques études notables outre-Rhin, a étonnamment peu retenu l’attention des commentateurs francophones. L’ouvrage de J.-M. Buée vient corriger cette anomalie en proposant une analyse magistrale de l’évolution historique et des enjeux philosophiques d’une telle lecture, depuis les écrits de jeunesse jusqu’au Vorbegriff de l’Encyclopédie de 1827. Au terme d’un remarquable balayage critique des commentaires, l’auteur nous propose une hypothèse de lecture (30) axée sur l’antagonisme entre deux conceptions de la sagesse philosophique, l’une qui met l’accent sur l’accomplissement des exigences individuelles au sein de la compréhension philosophique du sens universel du réel (Hegel), l’autre qui insiste sur le caractère non-philosophique de la satisfaction individuelle au sein de la « réalité concrète d’une vie sensée et vécue comme sensée par un être fini » (37). Une telle hypothèse doit permettre de rendre compte, mieux que la simple invocation d’ « influences » ou d’une « communauté de problématiques », de la singularité de la lecture de Jacobi par Hegel, de son ambivalence et de sa fécondité spéculative. Elle rend en outre possible la mise en évidence des limites de la stratégie théorétique de Hegel, qui sont peut-être aussi les limites du discours philosophique telles qu’entrevues par Kant (38).

Le plan de l’ouvrage suit l’évolution chronologique des œuvres de Hegel. L’A. commence par remarquer qu’en dépit d’une proximité apparente (la critique de l’entendement abstrait et la valorisation de la sensibilité), les positions du jeune Hegel sont déjà bien différentes de celles de Jacobi : là où ce dernier dénonce l’entendement comme tel au profit de la foi et du sentiment, l’auteur des Fragments de Berne n’en dénonce que « l’absolutisation » (46) et reconnaît sa valeur relative, une fois qu’il est subordonné à la raison pratique. En outre, l’orientation éthico-politique des textes de Berne et de Francfort sur la foi semble bien éloignée des préoccupations de Jacobi. Ce décalage entre les deux penseurs se confirme dans les premières œuvres hégéliennes d’Iéna : face à la valorisation unilatérale de la foi contre l’entendement, Hegel défend la possibilité d’une connaissance spéculative capable d’appréhender systématiquement l’absolu. L’A. note avec pertinence que l’inflexion la plus nette de la lecture hégélienne de Jacobi se produit entre Foi et savoir et la Phénoménologie de l’esprit : « ce qui en 1802 n’était que l’expression pseudo philosophique d’une non-philosophie (…) apparaît à présent comme l’expression non philosophique (…) d’une visée qui, en son fond, est déjà une visée spéculative » (149). L’analyse de cette intégration de Jacobi dans l’univers spéculatif hégélien permet de rendre compte des contrastes entre les louanges de la Recension de 1817 et les critiques acerbes de l’Encyclopédie ; elle permet en outre de bien distinguer entre la critique de la « métaphysique sentimentaliste » professée par les disciples de Jacobi (Fries, Schleiermacher) et la reconnaissance de l’importance de l’assise affective et dispositionnelle de l’existence rationnelle des hommes.

Si l’on regrettera le maintien d’un lourd appareil de notes qui nuit à la lecture d’une prose par ailleurs limpide, si l’on pourra estimer qu’une présentation plus développée de la pensée de Jacobi aurait permis de mieux apprécier, par contraste, la manière dont Hegel l’appréhende, on saura gré à l’auteur d’avoir proposé dans un format resserré ce qui constitue désormais l’étude de référence sur la question. La précision de l’information, la fermeté des options interprétatives (et des critiques des options divergentes) et une grande clarté d’exposition sont autant d’ingrédients de la réussite incontestable de ce livre.

Olivier TINLAND (Université de Montpellier III)

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9. Sergio SORESI, Il soggetto del pensiero : modi e articolazioni della nozione di pensiero in Hegel, Trento, Verifiche, 2012, 226 p.

Il est remarquable que, jusqu’à aujourd’hui, il n’y ait pas beaucoup de contributions spécifiquement consacrées à la notion de pensée chez Hegel. Ce fait est encore plus surprenant si l’on considère que la notion de pensée est une notion clé pour la compréhension du système hégélien dans son ensemble et de ses aspects novateurs par rapport aux philosophies précédentes.

Le livre de Sergio Soresi se propose de combler cette lacune en analysant la notion hégélienne de pensée, non seulement dans son élément pur (la Science de la Logique), mais dans le système accompli (l’Encyclopédie).

Selon Soresi, le trait distinctif et le caractère novateur de la notion hégélienne de pensée sont liés à la thèse de la pensée objective et à l’entrecroisement qu’elle implique entre la dimension épistémologique, ontologique et sociale (p. 6 : « Le terme ‘pensée’ n’indique plus seulement un état particulier ou une activité mentale d’un sujet fini. Il s’étend plutôt à la réalité en en désignant la structure conceptuelle »).

En vertu de cet entrecroisement particulier, la thèse de Soresi (p. 6) est que la philosophie hégélienne « n’implique pas un idéalisme dans le sens classique, c’est-à-dire n’est pas incompatible avec un réalisme ontologique et épistémologique et, au moins partiellement, avec un collectivisme modéré ». L’approche de Soresi a, par conséquent, le mérite d’être autant exégétique que théorique. L’interprétation de Soresi se développe comme un parcours exhaustif qui part de l’examen minutieux du Concept préliminaire de l’Encyclopédie (chap. 1-4), passe par l’analyse de la thèse de la pensée objective (chap. 5), et se termine par l’étude de sa mise en oeuvre concrète dans le processus du connaî­tre humain qu’expose la philosophie de l’esprit subjectif (chap. 6). En même temps, Soresi discute la notion hégélienne de pensée en recourant aux instruments conceptuels qui animent le débat épistémologique et ontologique actuel, ce qui permet son évaluation critique dans une perspective contemporaine.

Federico SANGUINETTI (Università di Padova/WWU-Münster)

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C. Œuvres de jeunesse

10. Antonio LUONGO, Le origini del pensiero giuridico nel giovane Hegel. Dalla critica della religione cristiana al diritto e allo stato moderno, Napoli, Edizioni scientifiche italiane, 2012, 163 p.

L’ouvrage s’intéresse à l’influence de Kant dans la philosophie du jeune Hegel ainsi qu’à la naissance de la pensée juridique du dernier Hegel par rapport à sa critique de la religion.

Tout d’abord y apparaît l’ouvrage de Kant, La religion dans les limites de la simple raison, contenant les principes de la raison pure pratique et la doctrine du mal radical. On peut percevoir des références à cette oeuvre dans les Quatre prédications hégéliennes et dans le Fragment de Tubingen, où sont présentés les thèmes en rapport avec la religion et la morale du souverain bien. La correspondance épistolaire de Berne avec Schelling met également en lumière l’approfondissement de l’étude de Kant, et la tentative d’en appliquer les principes à la religion chrétienne, en l’opposant à l’usage de la philosophie pratique kantienne faite de théologie orthodoxe. Dans La positivité de la religion chrétienne, le kantisme est perçu comme positif (au sens hégélien du terme) parce qu’il sépare la sensibilité et la raison.

La deuxième partie explore le dépassement hégélien de Kant. Pour accomplir cette opération herméneutique, l’auteur utilise les catégories heideggériennes de situation émotive et de compréhension. Il fait ressortir avec le concept de mort un point saillant et commente l’opinion hégélienne à propos de l’homme protestant qui s’extrait de la vie dont il ressent le poids avec angoisse, et dont le caractère de caducité est accentué. À la vision chrétienne s’oppose la vision grecque, caractérisée par une conception positive de la mort et par le concept de destin, qui a une fonction conciliatrice et permet à Hegel de se libérer de l’angoisse chrétienne. C’est dans la recherche hégélienne de conciliation entre la raison et la sensibilité que réside la différence avec la morale kantienne. Afin de considérer l’homme dans sa totalité et sa complexité, Hegel ne pense pas le concept de nature humaine comme quelque chose de fixe et d’immuable.

Dans la troisième partie, la critique de la religion chrétienne est lue comme l’origine de la pensée juridique hégélienne ; pour échapper à cette critique, Hegel élabore le concept d’État. A. Luongo prend en considération les interprétations de Heller et de Rosenzweig, lisant dans ces aspects de la pensée hégélienne un embryon de philosophie de l’histoire dans lequel s’entremêlent les thèmes de l’individu, dérivant du jusnaturalisme et des Lumières, et celui de l’État comme communauté politique, issue de la philosophie classique. Ensuite, l’auteur esquisse l’idée de liberté religieuse comme « droit public subjectif », insérant sa réflexion dans un contexte historique. Les confessions religieuses n’ont pas pour Hegel une vocation universalisante et l’État est seul capable de réaliser la liberté comme droit. La conclusion est donc que la naissance de la pensée juridique hégélienne doit être reliée à la nécessité de penser les droits comme co-originaires à l’État, par la séparation entre citoyenneté et appartenance religieuse.

Veronica CERUTI (Università degli Studi di Trieste)

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D. Phénoménologie de l’Esprit

11. Luciano DE FIORE, La città deserta. Leggendo il Sapere assoluto nella Fenomenologia dello spirito di Hegel, Roma, Lithos, 2012, 162 p.

La belle image du titre est tirée des remarques introductives aux leçons berlinoises sur l’histoire de la philosophie, qui évoquent le rapport entre la vérité et son évolution dans le temps, en se référant également à l’histoire des religions et des sciences : ce n’est ni la persistance d’un contenu simple et déjà complet, comme dans le cas de la foi, ni une croissance par juxtaposition et élargissement des connaissances tant théoriques qu’empiriques qui caractérise les vicissitudes de la pensée dans l’histoire ; il s’agit plutôt d’une suite de disparitions successives qui, à première vue, font de son édifice « une ville déserte ». Autour de cette figure, qui dit en même temps le lien politique et le risque toujours à courir de l’échec, mais aussi la chance de la nouveauté, se développe un commentaire minutieux du huitième chapitre de la Phénoménologie de l’esprit qui s’intègre à la ligne d’interprétation de Hegel inaugurée à l’Université « La Sapienza » de Rome par Francesco Valentini, plusieurs fois évoqué dans le texte. En dialogue constant avec la lecture tout à fait critique que la philosophie contemporaine a consacrée aux dernières pages de la Phénoménologie (à partir de Heidegger ou Kojève, qui représente une référence constante, jusqu’à Žižek ou Sloterdijk), De Fiore ne dédaigne pas d’utiliser parfois aussi le recours à l’actualité et à des exemples empruntés à la vie courante pour éclairer les passages les plus hardis du texte hégélien.

Le savoir en discussion à la fin du parcours phénoménologique – une fois traversée l’expérience culturelle récapitulée dans le sixième chapitre, une fois opérée la confrontation avec le contenu absolu garanti par le savoir théologique qu’expose le septième chapitre – est absolu parce que libre de liens vis-à-vis de toute autorité ou de tout conditionnement autres que les facultés de la raison même, ses limites et ses mesures. Il est donc libre en tant qu’émancipé à la suite des expériences plurielles de désaliénation politique et religieuse : selon De Fiore il s’agit d’un savoir accompli, puisqu’il garantit la compréhension du passé et du présent, sans prétendre projeter quelque prévision pour le futur, auquel il reste néanmoins ouvert par son choix en faveur de l’innovation garantie par l’action historique et intersubjective, c’est-à-dire par la décision de privilégier en toute circonstance la finitude et la détermination concrète, dont il doit toujours s’emparer. Ainsi, le savoir absolu devient aussi un non-savoir, qui destitue chaque connaissance et fait l’epochè de soi-même. C’est précisément dans cette suspension que s’ouvre alors, selon l’interprétation de De Fiore, l’espace autonome et inconditionné de la politique et de la liberté (voir p. 154-155).

Gabriella BAPTIST (Università degli Studi di Cagliari)

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12. Dina EMUNDTS, Erfahren und Erkennen. Hegels Theorie der Wirklichkeit, Frankfurt a. M., Vittorio Klostermann, 2012, 430 p.

L’ouvrage est la version réélaborée du travail d’habilitation que D. Emundts a présenté en 2009 à l’Université Humboldt de Berlin dans le cadre de la chaire d’étude de l’idéalisme allemand dirigée par Rolf-Peter Hortsmann. Il s’agit de commenter et d’analyser les quatre premiers chapitres de la Phénoménologie de l’esprit (PhE), en vue de s’opposer à la lecture inspirée par la philosophie transcendantale et devenue fréquente dans les travaux de recherche. C’est dans ce but que l’auteur se réfère de façon critique principalement aux positions de Neuhouser, Pippin, Taylor, Stewart et Horstmann (83 note 56). Si Hegel lui-même comprend son œuvre comme une « science de l’expérience de la conscience », l’auteur voit dans cette explication une façon de surenchérir sur la question soulevée par la philosophie transcendantale kantienne quant à la possibilité de la connaissance : le concept d’expérience acquis par la PhE met à jour « les faiblesses du concept kantien d’expérience » (18) et il montre comment la praxis du connaître quotidien rend possible structurellement l’appropriation de ce qui est nouveau : « de par la prétention qu’elle revendique, la Phénoménologie est une entreprise qui consiste à réaliser et à analyser les expériences que l’on fait, en connexion avec la question de savoir en quoi consiste la connaissance » (405). Aussi Hegel est-il censé mettre particulièrement en relief l’expérience vécue des objets au niveau sensible, en présupposant cependant que leur structure peut être pénétrée conceptuellement, c’est-à-dire qu’ils représentent de l’universel. C’est ce que reconstruit l’auteur sous la forme d’une interprétation du débat avec Kant dans le chapitre « Force et entendement » de la PhE. L’ontologie hégélienne est censée appréhender les éléments fondamentaux du monde au niveau des sens d’individus spirituels, qui se rapportent à des objets matériels, vivants et spirituels. L’objet paradigmatique est censé être le vivant ; « on peut faire l’expérience de quelque chose et l’on peut faire l’expérience de quelque chose à propos de quelque chose » (12 ; 21), ainsi l’individu vivant sensible fait-il l’expérience de quelque chose qui existe de façon sensible, il en apprend quelque chose et acquiert du savoir. Cette « appropriation » (16) consciente se fonde dans le désir et s’extériorise dans le travail, la jouissance et la reconnaissance, ce qui éclaire « la dimension sociale des expériences » (14). La structure philosophico-spirituelle d’un autre dans lequel on se reconnaît soi-même, c’est à dire la relation à soi à travers un autre rend possible le caractère vérifiable du savoir. Toutefois, Hegel n’intellectualise pas les expériences, il thématise tout autant les expériences qui comblent nos attentes que celles qui nous déçoivent. Malgré l’aspect conceptuel du rapport hégélien au monde, l’auteur reconnaît donc la possibilité, tant selon la PhE que selon la Science de la logique, de « penser l’individuel comme exemplification de l’universel » (406) : l’individualité présuppose pour Hegel une communauté des esprits qui se reconnaissent mutuellement. L’essai se caractérise par un style direct, mais qui en même temps n’est pas toujours clair. Le concept d’ « argumentation transcendantale » reste trop flou, là où précisément il devrait donner lieu à une discussion, par exemple dans le paragraphe 5.1 du chapitre 1 ainsi que dans les paragraphes 1.4.1. et 1.4.2. du chapitre V.

Holger GLINKA (Hegel-Archiv Bochum) (trad. Jean-Michel Buée)

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13. Michael GERTEN (Hrsg.), Hegel und die Phänomenologie des Geistes. Neue Perspektiven und Interpretationsansätze, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2012, 246 p.

Issues d’un colloque organisé en 2007 à Bamberg, à l’occasion du 200e anniversaire de la publication de la Phénoménologie, les contributions réunies dans ce volume procèdent d’approches diverses : H.F. Fulda part d’une explication précise du texte de l’Introduction pour montrer que l’oeuvre de 1807 se donne comme « work in progress » qui réalise peu à peu les buts que l’Introduction n’énonce que de façon vague et formelle, en parlant d’une « égalisation » du phénomène et de l’essence, et en évoquant un « point », où la présentation du savoir apparaissant coïncide avec la science proprement dite de l’esprit. Selon Fulda, cette égalisation et ce point sont atteints au terme de la section esprit, dans le passage à la religion auquel aboutit la réconciliation de la conscience jugeante et de la conscience agissante, en sorte que l’expression de la fin de l’Introduction parlant d’une « désignation » de la nature du savoir absolu renverrait au développement des figures religieuses. R. Wiehl, quant à lui, s’évertue à souligner la fécondité de la prééminence que le texte accorde à l’esprit sur la nature pour le travail des sciences de l’esprit contemporaines. D’autres interprètes choisissent de se concentrer sur des figures singulières : ainsi F. Schick, qui montre qu’au-delà de similitudes évidentes, la critique de la certitude sensible procède chez W. Sellars de préoccupations épistémologiques foncièrement étrangères aux visées hégéliennes, ou C. Glimpel qui, en proposant une réinterprétation du sens de la relation religion/savoir absolu, croit pouvoir y trouver un modèle adéquat pour articuler raison et religion dans le contexte contemporain du pluralisme religieux. Toutefois, la majorité des approches s’interrogent sur le rapport à Kant, soit pour souligner que la problématique phénoménologique s’inscrit, quoi qu’elle en dise, dans la continuité de la démarche transcendantale (W. Flach sur la question de la fondation du savoir, M. Gerten qui propose une lecture « fichtéenne » de l’histoire de la conscience, ou encore K.W. Zeidler, à propos du jugement infini, référé aux analyses de l’idéal transcendantal de la première critique), malgré un changement de paradigme qui conduit à substituer le modèle de la réflexion sur soi de l’esprit à celui de la réflexion sur soi de la conscience (C. Iber) ; soit pour marquer que la prétention au savoir absolu n’empêche nullement de faire droit aux exigences du sujet fini (R. Aschenberg) ; soit encore pour dénoncer la présence chez Hegel d’une lecture réductrice du kantisme, aveugle à la signification de la théorie du fondement de la validité du savoir (R. Hiltscher), ou aux possibilités, non thématisées par Kant lui-même, qu’offre la distinction moyen/fin pour penser entre droit et morale une relation qui constituerait une alternative aux appréhensions actuelles de la légitimité juridico-politique, jugées trop défaitistes quant à la possibilité d’une « politique morale » (G. Prauss).

Jean-Michel BUÉE (Université de Grenoble I)

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14. Stephen HOULGATE, Hegel’s Phenomenology of Spirit, London, New York, Bloomsbury, 2013, 217 p.

Publié dans la collection Reader’s Guides, le petit livre de S. Houlgate se propose simplement d’aider le lecteur à mieux déchiffrer un texte particulièrement difficile. Les deux premiers chapitres, consacrés au but de l’ouvrage et à sa méthode, proposent une explication claire et concise du procès qu’est l’expérience de la conscience, en montrant en quoi il s’agit bien d’un procès immanent, en lequel le « nous » du philosophe ne fait qu’expliciter la logique inhérente au développement de chaque figure. Le chapitre 3, consacré à une lecture suivie du texte, commence par en restituer de façon très détaillée tous les méandres, jusqu’à la fin de la section conscience de soi, apportant un éclairage décisif sur un certain nombre de points. S. Houlgate montre ainsi de façon convaincante que ce n’est pas l’entendement lui-même qui devient conscience de soi, pas plus que la certitude sensible ne devient perception, ou la perception entendement : à chaque fois, c’est le philosophe, ou le phénoménologue, qui, tirant toutes les conséquences implicites de l’expérience, explicite une nouvelle figure comme la vérité de la précédente, sans que cette « intervention » n’annule l’immanence du développement. La suite du chapitre propose un examen plus général du mouvement qui conduit de la raison au savoir absolu, compris comme « le savoir qui se sait […] le savoir même que l’être a de lui-même » (p. 187)¸ en restituant clairement la signification des diverses figures et en mettant constamment à jour « la logique qui structure l’expérience de la conscience » (p.123). Le dernier chapitre traite brièvement de la réception de la Phénoménologie en évoquant, au-delà des lectures de Marx et de Kojève, l’influence que le texte de 1807 continue à exercer sur la philosophie contemporaine.

Jean-Michel BUÉE (Université de Grenoble I)

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15. Gianluca GARELLI, Hegel e le incertezze del senso, Pisa, edizioni ETS, 2012, 178 p.

Cette oeuvre, qui apparaît comme le prolongement idéal de Lo spirito in figura (il Mulino, Bologna 2010), aborde la Phénoménologie de l’Esprit dans la perspective de la relation entre sens, religion chrétienne et savoir absolu.

Garelli montre avant tout que la paradoxale dialecticité de la certitude sensible, qui sort de sa propre ineffabilité à travers la « nature divine » du langage (logos) – dans un passage de l’immédiateté à l’universalité –, renvoie à une dialectique propre à la Révélation chrétienne.

L’événement historique de l’incarnation, le don de Dieu en tant que présence immédiate, subit en effet sa spiritualisation dans le Noli me tangere prononcé par le Christ ressuscité, qui oblige le croyant à dépasser la dimension de l’immédiateté sensible en faveur d’une foi dans laquelle la Parole divine (logos) vide l’événement de l’incarnation de sa matérialité sensible et le spiritualise, en le laissant comme héritage à la conscience de soi universelle de la communauté des croyants (chap. 1 et 3).

Dans le deuxième chapitre, consacré à la récupération du sens profond, spéculatif, du phénomène religieux, l’auteur reprend l’analyse de l’Aufklärung développée par Hegel dans la Phénoménologie. Cela lui permet de montrer comment la critique de la religion en tant que superstition, propre aux Lumières, porte la marque de l’unilatéralité propre à l’intellectualisme moderne, qui éloigne de la compréhension de l’essence la plus authentique de la foi religieuse, intrinsèquement dialectique.

Dans la deuxième partie du livre (chap. 4-6) le « Savoir absolu » est interprété comme une incitation à saisir la nature de l’ « événement » tel qu’il se donne au logos, dans lequel la liberté humaine et le sens de l’histoire ne sont pas sacrifiés, plutôt que comme un « anéantissement du temps » de la part du système. En conclusion, quelques considérations sur la Religion révélée viennent clore un travail – complémentaire du précèdent – qui ne se distingue pas seulement par l’usage original d’une multitude de références critiques (de Heidegger à Taubes, de Nancy à Küng), mais aussi par le regard d’ensemble caractéristique qu’il offre de la totalité du parcours phénoménologique.

Morgan GALBIER (Université de Vérone) (trad. Estelle Ruiz)

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16. Kurt APPEL, Thomas AUINGER, Eine Lektüre von Hegels Phänomenologie des Geistes. Teil 2 : Von der Sittlichkeit zur offenbaren Religion, Frankfurt. a. M., Peter Lang, 2012, 357 p.

L’ouvrage constitue la seconde partie du commentaire de la Phénoménologie dont nous avions recensé le premier tome dans le Bulletin XXI p. 669 (l’équivalent du troisième tome, le commentaire de la première partie du chapitre sur le savoir absolu par T. Auinger a fait l’objet d’une publication séparée en 2003 – cf. Bulletin XIV p. 533). Un premier article, dû à M. Gottschlich, propose une lecture « christologique » de l’esprit éthique, qui y voit déjà à l’œuvre le procès kénotique de l’esprit. F. Kern présente ensuite un long commentaire, extrêmement détaillé, paragraphe par paragraphe, de l’ensemble du parcours qui mène de l’esprit aliéné à la réconciliation de la conscience jugeante et de la conscience agissante ; commentaire certes utile, en ce qu’il facilite la lecture du texte, mais qui reste sans doute trop proche de sa lettre pour aboutir à une interprétation des rapports entre les sections esprit et religion. D’une certaine manière, les trois derniers articles tentent de combler ce manque : J. Deibl souligne qu’avec l’entrée dans la section religion intervient une rupture avec les développements antérieurs, et il soutient que la religion a pour fonction d’apporter une réponse au « nihilisme » qui s’est fait jour, avec la Terreur, dans le procès de l’esprit. A. Dunshirn expose en détail le parcours des figures de la religion de l’art, en y discernant la présence d’anticipations du contenu de la religion manifeste. K. Appel, enfin, s’attache particulièrement aux thèmes de l’extériorisation, de la singularité et de la finitude dans le chapitre « religion manifeste », en y mettant en évidence la résurgence constante d’une attention au sens de l’altérité et à la fragilité de l’existence humaine.

Jean-Michel BUÉE (Université de Grenoble I)

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E. Logique

17. Richard Dien WINFIELD, Hegel’s Science of Logique. A Critical Rethinking in Thirty Lectures, New York, Rowman & Littlefield, 2012, 376 p.

Comme l’indique son sous-titre, l’ouvrage est la transcription d’un cours, professé à l’Université de Georgie en 2009. L’auteur, qui déploie une lecture purement immanente, commente en détail l’ensemble du texte de 1832, depuis le concept général de la logique qui en constitue l’introduction jusqu’au chapitre terminal sur l’Idée absolue. Il convient de souligner l’intérêt « pédagogique » d’une démarche qui, en s’attachant à suivre fidélement l’exposé hégélien, dont les articulations et les transitions sont bien explicitées, fournit au lecteur anglophone une aide non négligeable dans la lecture d’un texte difficile. Reste que le livre semble également porté par d’autres intentions, qui se révèlent parfois au détour de telle ou telle analyse. En prenant au sérieux la volonté hégélienne de ne rien présupposer au départ et en montrant que la Logique est un discours capable de rendre raison de sa propre possibilité, R.D. Winfield entend dissiper les soupçons de Nietzsche et de Kierkegaard à l’égard du concept et de son universalité abstraite. Aussi insiste-t-il sur la nécessité de ne pas confondre les régimes de rationalité qui gouvernent les différents « moments » du développement : alors que les catégories de l’Être se situent sur un même plan, au sein duquel toute détermination se caractérise comme la négation d’une autre dont elle se distingue, la doctrine de l’Essence met en oeuvre une structure à deux étages, dans laquelle un élément déterminant cherche à affirmer sa primauté sur l’élément qu’il détermine, dont l’être-posé réfléchit ce procès de détermination. Quant à la doctrine du Concept, l’identité qui s’y fait jour entre le déterminant et le déterminé incite à la lire comme un procès d’autodétermination capable d’engendrer des contenus concrets, procès que l’auteur oppose à ce qu’il nomme « le travail d’analyse » de ce qu’il est convenu d’appeler la « philosophie analytique », dont le formalisme est accusé d’entraîner un véritable « suicide de la philosophie », dû à la volonté délibérée de consi

Jean-Michel BUÉE (Université de Grenoble I)

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18. Paolo LIVIERI, Il pensiero dell’oggetto. Il problema dell’Oggettività nella Scienza della logica di Hegel, Pubblicazioni di Verifiche 47, Trento, 2012, 208 p.

La présence dans la Science de la logique du chapitre intitulé « objectivité » s’est immédiatement révélée être un problème pour les commentateurs. Beaucoup d’interprètes se sont plaints que l’introduction de cette section trahissait le caractère a priori du discours logique et ne pouvait être pleinement justifiée par le développement logique de la pensée. Face à ces lectures, l’auteur essaye au contraire de restituer une pleine légitimité au traitement logique de l’ «objectivité » en démontrant la nécessité logique du penser objectif à partir de l’exigence de la science du concept.

La première partie de l’étude est consacrée à la reconstruction historico-génétique du concept d’objectivité chez Hegel. À cette fin sont examinés les textes des conférences tenues au lycée de Nuremberg, l’auteur retraçant les exigences théoriques qui mèneront Hegel au développement de la section intitulée « objectivité ». L’étude de ces textes montre comment Hegel élabore l’idée d’objectivité logique au terme d’un long processus de réflexion sur les catégories de la subjectivité et les limites de la pensée formelle, jugée insuffisante pour justifier un ensemble autosubsistant. C’est en raison de ce résultat que le débat sur la question de l’objectivité dans la Science de la logique doit pour l’auteur démarrer de l’analyse de la « subjectivité », laquelle s’est révélée limite et fondement de l’objectivité. Une grande attention est ainsi accordée à l’une des sections les plus complexes et moins étudiées de la logique hégélienne, la théorie du syllogisme. L’analyse de celle-ci retrace le développement progressif de la forme de médiation présente dans différents syllogismes jusqu’au surmontement par la pensée de la forme même de la subjectivité. Le concept d’objet est donc reconstruit à partir de l’évolution de la forme de médiation initiée dans la subjectivité, mais seulement maintenant en mesure de surmonter tout formalisme dans la constitution de l’ensemble.

C’est ici que se montre, à notre avis, l’originalité de la contribution de Livieri : plutôt que de sortir de la logique et de s’attacher au système ou à la philosophie concrète pour expliquer le sens du chapitre sur l’« objectivité », l’auteur reconstruit de l’intérieur le fondement logique de la pensée objective. C’est seulement de cette façon qu’il devrait, en outre, être possible de comprendre pleinement la fonction systématique de cette section de la logique, décisivement reconstruite par Livieri, par rapport à la question de la vérité. Le traitement de l’objectivité ne propose pas une théorie de la vérité, comme certains interprètes l’ont soutenu. Au contraire, c’est dans l’absoluité du vrai que la subjectivité et l’objectivité de la pensée trouvent à la fois leur accomplissement systématique.

Lucia ZIGLIOLI (Università degli Studi di Pavia) (Trad. Guillaume Lejeune)

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F. Philosophie de la nature

19. Wolfgang NEUSER, Sönke ROTERBERG (Hrsg.), Systemtheorie, Selbstorganisation und Dialektik. Zur Methodik der Hegelschen Naturphilosophie, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2012, 190 p.

Il est assurément rationnel et fécond, philosophiquement parlant, de s’interroger sur les liens entre théorie des systèmes, auto-organisation et dialectique. C’est la conclusion que ratifient les éditeurs, Wolfgang Neuser et Sönke Roterberg, en publiant dans un recueil collectif neuf articles consacrés à ces liens envisagés à partir de la perspective de la philosophie de la nature hégélienne. Ils font précéder ces textes d’une introduction où, à côté d’un commentaire de chacune des contributions destiné à en préparer la lecture, ils présentent trois relations possibles entre philosophie spéculative et théorie des systèmes. La philosophie spéculative s’accorde avec la théorie des systèmes là où elles présentent l’une et l’autre une science de l’unité et revendiquent l’autoréférentialité. Sinon, on s’écarte de l’unité des deux modes de philosopher. Une troisième position met en évidence la fécondité d’une collaboration – sur le plan méthodologique – entre philosophie spéculative et théorie des systèmes. En conséquence, les éditeurs partagent les contributions du volume en trois groupes : le premier groupe (Dieter Wandschneider, Giacomo Rinaldi, Katrin Wille, Sönke Roterberg, Ettore Barbagallo) tente de mettre en évidence les manques de la théorie des systèmes et de les corriger en recourant à Hegel. Le second groupe (Wolfgang Lenski, Thamar Rossi Leidi) s’attache plutôt, quant à lui, aux manques du concept hégélien de système, présents en particulier dans le champ des formalités logiques ; le troisième groupe (Renate Wahsner, Horst-Heino von Borzeszkowski) correspond à la position médiane, dans la mesure où il critique tant la théorie des systèmes que la philosophie systématique de Hegel, et tente de produire des contre-modèles de systématicité.

Ce volume appréhende sous de multiples facettes et de façon non dogmatique un aspect extrêmement important de la philosophie de Hegel, ce qui montre que la pensée hégélienne peut – et peut-être même doit – intervenir dans les discussions systématiques auxquelles donne lieu la philosophie de la nature en ce XXIe siècle.

Annette Sell (Hegel-Archiv, Bochum) (trad. Jean-Michel Buée)

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G. Philosophie de l’esprit subjectif et objectif

20. Klaus VIEWEG, Das Denken der Freiheit. Hegels Grundlinien der Philosophie des Rechts, Munich, W. Fink, 2012, 552 p.

Cet imposant volume n’est pas simplement surprenant par sa dédicace « à John Lennon, Paul McCartney, George Harrison et Ringo Starr, plus connus comme les Beatles », ni par la présence dans la liste des remerciements, à côté d’éminents universitaires et de parents, des deux chats dont la « présence ronronnante » a accompagné la rédaction du livre. Il en impose surtout par l’ampleur et la densité de son propos. Si les Grundlinien ont fait l’objet d’innombrables commentaires (que l’A. utilise, cite et critique abondamment, prenant notamment parti contre les lectures ‘non-métaphysiques’ qui négligeraient l’ancrage logico-spéculatif du propos hégélien), il n’existe que très peu de commentaires suivis et exhaustifs de l’ouvrage. Et aucun, à ma connaissance, n’adopte de façon aussi résolue et rigoureuse l’orientation qui donne à l’ouvrage de Vieweg son originalité et son importance. Elle tient en trois thèses : (1) la philosophie pratique de Hegel est tout entière une philosophie de la liberté entendue en un sens bien particulier – l’étiquette du « spéculatif » étant le marqueur de cette particularité ; (2) cette philosophie n’est intelligible que si l’on prête attention à son « fondement logique », à ce que Hegel nomme dans la Préface « l’esprit logique » sur lequel repose toute la doctrine de l’esprit objectif ; (3) interprétée conformément aux deux précédentes thèses, la philosophie pratique de Hegel est, en dépit des interprétations fautives ou malveillantes et des actualisations malheureuses dont elle a fait l’objet, d’une profonde actualité : son « idéalisme de la liberté » est et demeure « le joyau de la couronne parmi les conceptions modernes de la raison pratique » (p. 523). Sur ce point, bien des commentateurs, même les mieux disposés, éprouveront quelque difficulté à suivre l’A., en dépit de la puissance de ses analyses et de la force de ses conclusions. Mais la façon dont Vieweg mène de façon systématique l’élucidation du « fondement logique » de la ‘philosophie du droit’ est en tout état de cause impressionnante et éclairante.

L’exemple le plus remarquable de cette lecture ‘logique’ (bien plus heureuse, car plus fidèle à la technicité de la Logique hégélienne, que d’autres travaux revendiquant ce type d’approche) est offert par le chapitre VIII, consacré à l’État : c’est seulement en le concevant comme un « système de trois syllogismes » (p. 366 sq.) qu’on peut rendre compte de la conception particulière que développe Hegel des ‘pouvoirs’ (législatif, exécutif et princier) et de leur mode de relation, et qu’on peut répondre de façon convaincante à l’objection classique (von Thadden, Haym, Ilting) de l’inversion de l’ordre logique des moments du concept (universel, particulier, singulier) au profit de l’individualité singulière du monarque. Toutefois, en dépit de son adhésion sans faille à l’esprit du hégélianisme, Vieweg (comme Ilting, ce qui surprend) juge « intenable » (p. 425) la justification qui est donnée de la monarchie héréditaire aux § 281-282 et s’emploie à « reformuler » la théorie des pouvoirs « contre la lettre » du texte hégélien, en s’appuyant précisément sur la théorie du syllogisme (p. 407 sq.). Sur ce point, il se montre moins respectueux de la lettre que d’autres commentateurs qui se sont eux aussi attachés à mettre en lumière la structure logique du propos hégélien sur le ‘prince’ comme B. Bourgeois, D. Souche-Dagues ou Cl. Cesa. Autre exemple de la fécondité de cette lecture ‘logique’ : au chapitre IV, Vieweg soutient de façon convaincante que la théorie hégélienne de la moralité (ou plus exactement de l’action morale) a pour fondement la théorie hégélienne du jugement, telle qu’elle est développée dans un chapitre souvent peu considéré de la logique du concept. De la sorte, la distinction si souvent discutée de la Moralität et de la Sittlichkeit doit être interprétée à la lumière des rapports entre ‘jugement’ et ‘syllogisme’ dans la Logique ; cette hypothèse est extrêmement féconde et éclairante.

En dépit de l’hésitation qu’on peut éprouver à adopter le parti presque militant de l’A. (qui exhorte sans barguigner la philosophie contemporaine à procéder à son ‘hegelian turn’), la richesse et la précision de ses analyses fait de cet ouvrage une pièce désormais incontournable du commentaire de la philosophie juridique, morale et politique de Hegel. Vieweg se réclame de ces interprètes majeurs de Hegel que sont D. Henrich et F. Fulda ; cette revendication, le livre lu, apparaît pleinement légitime.

Jean-François KERVÉGAN (Université Paris 1/IUF)

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21. Maria Soledad ESCALANTE, Intersubjektivität und Anerkennung. Hegels Ansatz (1802-07) und seine kritische Auslegung bei Honneth (1992), Frankfurt a. Main u.a., Peter Lang, 2012, 227 p.

Ce texte est la thèse que l’auteur a rédigée en 2012 sous la direction d’Axel Honneth. Elle est donc consacrée au thème favori du philosophe francfortois : la reconnaissance telle que la comprennent le Hegel d’Iéna et Honneth. L’A. se pose à cet égard la question de savoir s’il convient de faire droit à quatre présuppositions de la reconnaissance : la réciprocité et le caractère symétrique de la relation (1), un lien affectif positif (2), l’expérience du mépris et une lutte pour la reconnaissance (3) et la dualité de la reconnaissance entre le « je » et le « tu » ainsi qu’entre le « je » et le « nous » (4).

Comme Honneth dans son livre de 1992, traduit en français aux éditions du Cerf en 2002 sous le titre La lutte pour la reconnaissance, l’ A. traite de trois écrits hégéliens : le Système de la vie éthique, la Realphilosophie d’Iéna et la Phénoménologie de l’esprit. Il convient de souligner que ses analyses contribuent de façon intéressante à une clarification de la structure et de la méthode du Système de la vie éthique, qui prend au sérieux l’influence de Schelling et qu’elles procèdent, à la fin, à une typologie complexe du concept de reconnaissance, qui lie les résultats de Honneth aux recherches de Ludwig Siep. Il en ressort que, chez Hegel, il n’y a pas seulement une reconnaissance entre deux sujets (je et tu), mais aussi entre le sujet et une instance supérieure telle que l’État (je et nous). En tout cas, l’A. fait clairement ressortir qu’à travers la lecture antimétaphysique de la théorie hégélienne de la reconnaissance proposée par Honneth, la dernière forme ne peut qu’échouer en tant que relation de reconnaissance, du fait de son absence de réciprocité : « l’affirmation hégélienne du “je qui est un nous”, et du “nous qui est un je” ne peut s’accomplir dans la réalité effective (217), parce que le je ne peut plus se reconnaître dans l’universalité (d’un État). Aujourd’hui, de fait, la raison des institutions laisse trop à désirer.

L’étude offre d’intéressantes analyses de détail des écrits que nous avons mentionnés, mais dans l’ensemble, elle se déploie trop dans le sillage de Honneth pour pouvoir offrir de nouvelles perspectives.

Christoph BINKELMANN (Université de Siegen) (trad. Jean-Michel Buée)

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22. Dean MOYAR, Hegel’s Conscience, Oxford, Oxford University Press, 2011, 220 p.

Le livre de Moyar est une excellente contribution à la pléthore d’excellents travaux publiés récemment sur la philosophie pratique de Hegel. L’étude de Moyar se distingue toutefois de toutes celles qui précédent (sauf peut-être celle d’Alan Patton Hegel’s Idea of Freedom) en ce qu’elle s’attache à répondre à la question de savoir en quoi consiste l’éthique de Hegel, et non pas seulement sa philosophie de l’État. C’est dans ce but que Moyar, qui ne se contente pas de mettre l’accent sur l’aspect objectif de la pensée hégélienne de la reconnaissance, accorde la même attention à ce qui constitue l’aspect subjectif de la délibération pratique. Autrement dit, la théorie de la réflexion morale subjective n’est pas envisagée comme une phase incomplète de développement de la vie éthique, mais comme l’une de ses conditions et l’un de ses éléments essentiels.

C’est en prenant appui sur les travaux de quelques penseurs récents dont le rôle est important dans la tradition kantienne anglo-américaine, tels Richard Moran, Jonathan Dancy, Bernard Williams, Christine Korsgaard et Barbara Herman, que Moyar peut fonder et développer l’importance de la moralité et, par là, de la subjectivité. Il montre que Hegel défend et met en œuvre une compréhension de l’autonomie morale individuelle comme aspect central de la vie éthique, ou de la Sittlichkeit. En même temps cette option témoigne de la fausseté fondamentale qui caractérise l’analyse hégélienne elle-même de la moralité kantienne comme vide et formelle.

Envisagée dans l’optique hégélienne comme ce qui succède à la moralité kantienne, la conscience est le lieu où la subjectivité se réfléchit elle-même, non dans les termes du formalisme vide de Kant, mais comme la réflexion concrète sur telle ou telle motivation naturelle particulière. La conscience agit donc du fait que le sujet croit en sa capacité à fournir une justification rationnelle.

Reste que, si la conscience doit donner quelque chose comme un ordre objectif, il lui faut posséder une méthode qui garantisse son harmonie avec les autres consciences. Moyar introduit ici (en suivant Bernard Williams) l’idée que les mobiles concrets peuvent se situer au sein d’intentions susceptibles d’une justification plus générale. Toutefois, ces justifications ne se rapportent qu’indirectement aux intentions plus générales de l’objectivité, en sorte qu’il n’y a aucun problème de devoir pour l’amour du devoir. C’est seulement lorsqu’intervient une contestation des mobiles individuels qu’il est nécessaire de les rapporter directement aux intentions sociales plus générales. De cette façon, soutient Moyar, les mobiles individuels s’élèvent à la prétention de devenir des normes sociales plus générales, et les normes sociales plus générales corrigent les normes individuelles.

Selon ce modèle, nous pouvons voir à l’œuvre la reconnaissance à la fois au sein de l’intention plus élevée (mais inarticulée) (qui est objective, parce que partagée sur un plan général) et au sein du mode spécifique selon lequel l’action est accomplie (qui est subjectif). Chacun des deux aspects comporte une prise en compte des autres, quoiqu’à des degrés différents. On peut donc dire que les normes sociales ou la reconnaissance spécifient les normes fondamentales de la délibération à chaque niveau, tout en maintenant l’autonomie relative de l’agent individuel.

Finalement, l’idée que l’État représente le bien non mû, formulation qui a toujours été considérée comme l’expression des engagements métaphysiques les plus forts de la part de Hegel, apparaît simplement constituer la réalisation de l’identité entre les mobiles individuels et les intentions plus abstraites et plus universelles de la société en général.

Stephan BIRD-POLLAN (University of Kentucky) (Trad. Jean-Michel Buée)

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23. Mariafilomena ANZALONE, Forme del pratico nella psicologia di Hegel, Bologna, Il Mulino, 2012, 270 p.

À la recherche de Mariafilomena Anzalone, Forme del pratico nella psicologia di Hegel, promue par l’Istituto Italiano di Scienze Umane, il faut reconnaître clairement le mérite d’allier un style d’expression familière avec une interprétation précise de la langue difficile de Hegel dans les champs sémantiques de notions telles qu’entendement et volonté, conscience et sentiment, représentation, âme et esprit et enfin libre arbitre et liberté. Le volume procède par ordre chronologique à partir de l’étude de Tübingen, en passant par les cours donnés par Hegel à Iéna, jusqu’à la Phénoménologie et aux formulations les plus élaborées présentes dans les différentes éditions de l’Encyclopédie. Le point de départ est la critique que Kant avait avancée contre la méthode d’observation, soutenue par Bonnet, Tetens et Wolff. Cette méthode a suscité la critique de Kant à la fin du XVIIIe siècle : une vie qui se déploie selon ses propres fins (finalité interne) ne peut pas être décrite par un modèle mécaniste, qui prétend juger la vie en fonction de l’extérieur (finalité externe), sans concevoir des buts, des fins, des volontés ; autrement dit – Kant le souligne –, en excluant de la nature la plus authentique l’autonomie du sujet. Une deuxième partie est consacrée à l’étude des cours hégéliens destinés à la Mittelklasse et à l’Oberklasse à Nürnberg entre 1808 et 1812, quand Hegel réalise ce qui est nécessaire pour dépasser la vieille doctrine des facultés de l’âme et la conception de la conscience subjective dans laquelle, selon lui, demeuraient enfermés Kant et Fichte : il s’agit d’abandonner le mot Seelenlehre, qui se réfère aux anciennes catégories de pensée et de développer une nouvelle idée unitaire de l’âme, mais non sur le mode de la substance ou du sujet. À ce stade, Hegel est déjà parvenu à une conception de l’histoire de l’Esprit – le véritable contenu infini de la psychologie – comme une histoire de la libération [Befreiung], où la conscience et l’âme sont ses déterminations finies. Au milieu du livre, un chapitre central présente l’interprétation hégélienne du De anima d’Aristote : dans la « forme active » de l’âme, Hegel semble avoir trouvé un modèle efficace pour dépasser les moments problématiques des modèles traditionnels de l’âme. La dernière partie du livre est consacrée à la construction d’une sphère du pratique à travers l’examen des structures de la volonté et de leur « objectivation », c’est-à-dire le passage de l’esprit subjectif à l’esprit objectif. Le dépassement de la limite de la volonté particulière vers le caractère universel de l’action se produit uniquement lorsque le sujet se tourne vers son essence universelle ; ce qui advient, quand il devient esprit libre et fait de la liberté sa fin et la détermination de son action. Ici M. Anzalone introduit les concepts clés du bonheur et du libre arbitre : comme le résultat d’une volonté, l’action humaine est toujours responsable et même lorsqu’il suit une impulsion, l’homme n’est jamais passif, mais il exprime une adhérence active. La libre volonté, remarque l’auteur en conclusion, est unité de l’intelligence et de la volonté : un avertissement à la psychologie du XXe siècle.

Andrea FIAMMA (Università degli studi « G. d’Annunzio » Chieti, Université de Lorraine)

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24. Michael QUANTE, Le concept hégélien de l’action. Trad. d’A. P. Olivier, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012, 228 p.

Près de vingt ans après sa parution allemande, A. P. Olivier propose une traduction française de l’étude de M. Quante consacrée au concept hégélien d’action. Outre la relative rareté d’études hégéliennes thématiquement consacrées à l’action, l’originalité de la perspective justifie encore cette publication. Quante vise en effet à jeter des ponts entre deux traditions longtemps hostiles, celles des pensées « dialectique » et « analytique ». Cette visée dessine le double enjeu de l’ouvrage : il s’agit, d’une part, de rendre compte des § 105 à 125 des Principes de la philosophie du droit en les présentant comme des développements relevant, non de la philosophie morale, mais de la philosophie de l’action, établissant alors qu’il y a une conception proprement actio-théorique de l’action chez Hegel. Il s’agit d’autre part de montrer la fécondité de cette théorie dans le débat contemporain de la philosophie de l’action, en ce qu’elle permet d’en envisager des perspectives majeures et qu’elle intègre des positions qui, au sein de celle-ci, se présentent comme incompatibles.

La première partie propose un commentaire linéaire des paragraphes introductifs du second chapitre des Grundlinien selon une perspective actio-théorique Il s’agit d’abord d’expliciter les présupposés conceptuels de la théorie hégélienne de l’action à partir d’une analyse suivie des § 105 à 112 (chap. 1). L’analyse du § 113 et de sa définition de l’action ressaisit ces différents aspects et permet de formuler la conception hégélienne d’une théorie de l’action intentionnelle (chap. 2). Les trois déterminations alors énoncées manifestent, selon Quante, la pertinence de la compréhension hégélienne de l’intentionnalité qui, comme marque discriminante de l’action, permet, par le rapport entre subjectivité et objectivité et la conception originale de l’auto-attribution qu’elle met en jeu, de livrer une interprétation tenant conjointement le caractère fondamental de la perspective de l’agent et du processus qu’est l’action comme objectivation de la volonté subjective. La deuxième partie vise à préciser le concept hégélien d’action, en suivant d’abord la trame de la question de la causalité de l’action, des rapports entre cause et imputation d’une part, événement et description d’autre part. Partant de la distinction anscombienne et davidsonienne de l’action et de l’événement, un examen éclairant de ce que signifie « avoir la responsabilité » [Schuld haben] permet de présenter la manière dont Hegel différencie conséquences causales et imputables. L’analyse de la distinction entre « propos » et « intention » (chap. 4) conduit Quante à poser que, chez Hegel, l’intentionnalité, critère décisif de l’imputation, se définit fondamentalement comme conviction. Il s’agit alors de s’interroger sur la rationalité ici en jeu, ainsi que sur le statut normatif de cette théorie (chap. 5). Quante vise à en établir le caractère moralement neutre, en montrant qu’elle ne suppose aucunement un acteur doté de dispositions proprement morales, mais seulement un acteur « rationnel ». Le concept d’autonomie seul impliquerait en effet la teneur morale de la théorie hégélienne. Or ni l’idée d’autodétermination de la volonté ni même, en dernière instance, celle de « volonté subjective », strictement entendue, ne sont pour Quante des composantes essentielles de ce qu’est l’action pour Hegel : à l’intelligibilité de sa théorie suffisent, selon lui, une conception de la liberté comme libre arbitre et de la raison comme rationalité instrumentale. La dernière section du chapitre « Moralité » peut ainsi être exclue de l’analyse du concept hégélien d’action. Enfin, la dernière section, conclusive, passe des questions liées à la justification de l’action aux enjeux de son explication, en livrant, moyennant une esquisse de la conception hégélienne du rapport de l’âme et du corps, des éléments hégéliens de leur traitement.

Après, notamment, les traductions de certains des travaux de J. McDowell, R. Brandom et R. Pippin, cette publication est assurément à saluer qui présente au public francophone un ouvrage original sur le concept hégélien d’action, représentatif d’une partie de la Forschung hégélienne contemporaine. Liées à la perspective de l’ouvrage, plusieurs thèses en sont cependant problématiques. Si elle est à l’évidence plus compatible avec certaines approches contemporaines en écartant la part la plus spéculative de la conception hégélienne de la volonté, pour stimulante qu’elle puisse être, il n’est pas certain qu’une telle saisie du concept hégélien d’action qui, notamment, rejette comme ne lui étant pas essentiel le pouvoir d’autodétermination de la volonté, soit tout à fait fidèle à ce qu’il en est de l’action chez Hegel, ni, surtout, qu’elle n’exclue pas précisément, par son prisme même, certains de ses aspects (y compris normatifs) les plus puissamment féconds.

Élodie DJORDJEVIC (Université Paris I)

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25. Angelica NUZZO, Memory, History, Justice in Hegel, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2012, 211 pages.

Partant du regain d’intérêt pour le thème halbwachsien de la mémoire collective et les débats contemporains sur le rapport de l’histoire et de la mémoire, A. Nuzzo s’engage dans une enquête à double volet. Il s’agit d’une part d’examiner les différentes formes sous lesquelles la question de l’Erinnerung est abordée, et d’autre part d’opposer la Phénoménologie de l’esprit – qui théorise l’histoire à partir de la mémoire – à la problématique de la maturité qui se concentre sur les contradictions qui sont motrices dans le devenir historique et au travers desquelles la justice se réalise dans l’histoire.

A. Nuzzo consacre le premier chapitre à la Phénoménologie pour montrer que la mémoire y est thématisée comme mémoire collective. Hegel élabore une version particulière de la mémoire collective, que l’on peut nommer « mémoire éthique », et qui joue un rôle déterminant dans le chapitre VI, aussi bien que dans la Préface et le Savoir absolu. Mémoire éthique est à prendre au double sens d’une mémoire collective inscrite dans la vie éthique d’un peuple, et d’un instrument d’appropriation historique de cette vie éthique. Le deuxième chapitre soutient que l’Erinnerung continue de jouer un rôle central dans la Science de la logique, à titre d’instrument méthodologique, sous une forme qui peut être désignée par le concept de « mémoire dialectique ». En s’appuyant sur la définition de l’essence comme être passé et sur la spécificité d’une méthode qui n’est pas seulement détermination progressive mais aussi fondation régressive, A. Nuzzo avance que la « mémoire dialectique » est à l’œuvre dans l’ensemble du système. Le troisième chapitre se consacre à la manière dont l’Erinnerung est analysée dans l’Esprit subjectif. La nature de la théorie psychologique de la mémoire individuelle est étudiée dans le détail, même si l’une des thèses principales de l’ouvrage est que la mémoire individuelle est chez Hegel fondée sur la mémoire collective. Le quatrième chapitre porte sur la théorie de l’histoire de l’Encyclopédie, des Principes de la philosophie du droit et des leçons. Ses spécificités tiennent principalement à son fondement logique et au rôle qu’y joue la « mémoire dialectique ». Un dernier chapitre, consacré au savoir absolu, soutient que l’art, la religion et la philosophie peuvent être considérés comme des formes de « mémoire absolue ». Formes transhistoriques de la conscience de soi de l’esprit, elles sont les conditions de possibilité de l’histoire philosophique. Même si l’ensemble de ces analyses permet d’éclairer le rapport de la mémoire et de l’histoire, c’est principalement dans le premier et le quatrième chapitre que la thèse fondamentale est élaborée : en 1807, c’est parce que l’histoire est abordée du point de vue de la mémoire que le savoir absolu peut se présenter comme une récapitulation et un dépassement de l’histoire, alors que le Hegel de la maturité, en libérant l’histoire du caractère partiel et mythologisant que lui confère la mémoire, parvient à rendre compte de la processualité spécifique de l’histoire du monde et du type de normativité qui la caractérise.

L’ouvrage s’efforce donc de répondre à deux questions (quelle est la théorie du souvenir/mémoire ? quel est le rapport de l’histoire et de la mémoire ?) selon trois points de vue : celui de l’analyse directe des textes (dans le cas de la Psychologie de l’Esprit subjectif), celui de la reconstruction systématique (quand la Logique et l’Esprit absolu se voient attribuer les concepts de mémoire dialectique et de mémoire absolue), et celui de la reconstruction actualisante (lorsque la Phénoménologie est interprétée comme l’une des premières théories de la mémoire collective). L’intérêt de l’ouvrage tient aux nouvelles perspectives qu’il projette sur un problème lancinant pour le commentaire hégélien : comment comprendre le sens extensif et l’importance conférée à l’Erinnerung ? Il tient également à la manière originale dont A. Nuzzo explicite les enjeux contemporains de la philosophie de l’histoire, cette dernière restant l’une des parties discréditées du système : ce que les historiens doivent opposer à l’oubli n’est pas la mémoire mais la justice.

Emmanuel RENAULT (Université Paris X)

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26. François PALACIO, Hegel. La religion et le politique, Paris, Ellipses, 2012, 315 p.

Si les analyses portant sur les questions politiques et théologiques chez Hegel connaissent respectivement une littérature importante, plus rares sont les travaux traitant précisément de leur relation réciproque. Cette inégalité de traitement est avant tout le reflet du corpus hégélien lui-même qui, excepté les écrits de jeunesse et les Leçons, ne consacre à l’articulation de ces deux notions que deux remarques incidentes (Remarques du § 270 des Principes de la philosophie du droit, et § 552 de l’Encyclopédie des sciences philosophiques, 3e édition, cf. p. 16.). À ce titre l’ouvrage de François Palacio, Hegel, la religion et le politique, vise à questionner la vocation du christianisme dans l’essor de l’État moderne tel qu’il est pensé par Hegel. Approche originale, qui demande toutefois au lecteur, pour qu’en soient pleinement appréciés les raffinements, d’être déjà quelque peu familier avec le vaste corpus des textes religieux invoqués.

La question théologico-politique hégélienne est un problème qui ne dit pas son nom, car on ne trouve, sous la plume de l’ancien étudiant au Stift de Tübingen, ni d’expression littérale, ni de développements qui y soient explicitement et rigoureusement consacrés. Le pari interprétatif de l’ouvrage consiste alors à reconstituer les liens aveugles entre ces deux ordres, religieux et politique, en se référant à la doctrine comme à un modèle interprétatif.

Les trois premiers chapitres de l’ouvrage, conceptuellement denses, dessinent l’élaboration problématique de la question, en s’attachant à déterminer dans quelle mesure la religion officie comme le moteur d’un processus historique dont l’institution de l’État rationnel est le résultat. On a affaire ici à une mise en dialogue entre les textes plus directement politiques de Hegel et ceux de la tradition chrétienne. L’ordre de ces sections introductives obéit à un double impératif, à la fois historique et spéculatif. Et leur aboutissement est consommé par la compréhension de la religion chrétienne au Stift de Tübingen comme accomplissement du concept même de religion. L’analyse se propose alors d’exhumer le point de coalescence du politique et du théologique, par la médiation de la liberté. Dans la mesure où le droit trouve sa condition dans la liberté, qui est elle-même la manifestation privilégiée de Dieu, l’auteur en vient à formuler l’idée d’un sacre du droit hégélien. Mais cette forme de divinisation de l’État, déjà reprochée à Hegel, fait ici l’objet d’une mise au point : elle est avant tout à comprendre via la médiation de la liberté substantielle comme fondement de la vie éthique, selon l’équivalence du divin, du rationnel et de l’effectif.

Dans les chapitres médians, le chemin emprunté par l’auteur consiste à retracer minutieusement, cette fois-ci par une lecture attentive des parties plus spécifiquement théologiques du corpus, le destin de l’Église lu à la lumière de déploiement historique hégélien. On notera en particulier un effort continu dans la liaison établie entre la science logique et la politique hégélienne – dont les lectures s’entrecroisent – et dans l’insistance portée sur la dualité entre l’intérieur et l’extérieur comme moment crucial de l’effectivité. Excepté une analyse du Ceci appliquée au sacrement de l’eucharistie, les références à la Phénoménologie sont en revanche, et assez étonnamment, globalement absentes de l’opuscule.

C’est toutefois l’influence luthérienne implicite dans l’œuvre de Hegel qui retiendra notre attention. L’une des thèses déterminantes de l’ouvrage consiste à montrer l’importance de la Réforme dans l’économie de la pensée hégélienne du politique, autorisant alors le déploiement d’une communauté éthique en laquelle la subjectivité peut s’éprouver comme Soi universel. L’advenue du protestantisme est ainsi lue non pas tant comme ce qui vient fonder l’État moderne, que comme l’un des moteurs intimes de l’institution autonome du monde social historique.

Julien PERONNET (Université Paul Valéry Montpellier III)

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27. Lisa HERZOG, Inventing the Market. Smith, Hegel, and Political Theory, Oxford, Oxford University Press, 2013, 184 p.

Hegel et le marché : le sujet est d’une brulante actualité. Lisa Herzog nous le démontre en confrontant la notion hégélienne de « système des besoins » et la « société commerciale » selon Adam Smith. Le terrain de la recherche avait déjà été déblayé au niveau de l’histoire des idées par l’étude de Norbert Waszek (The Scottish Enlightenment and Hegel’s Account of Civil Society, 1988). Herzog entend de son côté mettre l’accent sur l’intérêt systématique qu’il y a à comparer Hegel et Smith sur la question. Sans nier l’importance du contexte historique, son « approche post-skinnerienne » la conduit à envisager ces deux penseurs modernes de l’économie qui, à la différence notoire de la plupart des économistes actuels, s’avèrent en même temps de profonds sociologues et de stimulants théoriciens politiques, du point de vue des thèmes qui sont aujourd’hui débattus en philosophie politique. C’est ainsi qu’après avoir montré le contraste entre la vision « optimiste » d’un marché s’autorégulant quasi naturellement chez Smith et l’image « plus chaotique et dionysienne » qu’en propose Hegel (chapitres 2 et 3), elle discute des problèmes de l’identité (chap. 4), de la justice sociale (chap. 5), des formes de liberté (chap. 6) et de l’historicité du marché (chap. 7). Une thèse traverse l’ensemble de l’ouvrage, aussi rigoureux dans ses arguments qu’informé dans ses sources : dans la mesure où nous appartenons tous de gré ou de force à une « société de marché », le marché touche aux aspects les plus quotidiens de notre vie. D’où la nécessité de surmonter à la fois une science économique formaliste et une philosophie normative souvent aveugle aux phénomènes économiques, en développant, avec l’aide de Hegel et de Smith, « une considération philosophique prenant en compte la signification du marché pour nos vies » (p. 4).

Loin de la « Robinsonnade » auquel on l’associe souvent, Smith partage avec Hegel la conception aristotélicienne d’une nature sociale de l’homme : l’homme ne devient homme que par sa socialisation parmi des « cercles de sympathie ». Mais là où Smith défend avant la lettre l’idée d’un « capital humain » que les individus pourraient librement investir sur le marché du travail, Hegel se montre attaché à la notion luthérienne de Beruf et à l’idée d’une réalisation de soi des individus qui passe par leur appartenance à des corporations professionnelles. Alors que le penseur écossais voit dans le marché le terrain d’application d’un principe « méritocratique » de justice (les « vertus bourgeoises » de l’honnêteté, de la frugalité et de l’industrie doivent y être récompensées), le philosophe berlinois (qui, en ce sens, se montre plus « libertarien » que son prédecesseur) fait prévaloir le principe de la « liberté subjective » véhiculé par la société civile moderne. Pour Hegel, le marché est cependant créateur de pauvreté et d’exclusion sociale, phénomènes face auxquels se fait ressentir la nécessité d’une régulation « policière » de l’économie ; pour Smith, une société commerciale bien ordonnée est censée « naturellement » y remédier. L’un et l’autre se rejoignent en revanche dans leur tentative de penser « l’autonomie » que les acteurs sont susceptibles d’acquérir sur le marché (dont la fonction ne se cantonne dès lors pas à garantir leur « liberté négative »), même si Smith, à la différence de Hegel, n’entrevoit pas la possibilité d’une liberté « proprement politique » au sein de l’État. Leurs images contrastées du marché – en termes d’ordre naturel (Smith) et de bête sauvage à domestiquer (Hegel) – nous invitent à réfléchir à son historicité. Puisque l’alternative « Smith ou Hegel » ne se laisse pas trancher de manière univoque, nous ne sommes pas condamnés à subir une forme de marché. Dès que nous prenons conscience de l’impact que leurs modèles théoriques ont pu avoir sur nos modes quotidiens d’action, s’entrouvre la possibilité d’imaginer et d’inventer d’autres formes de marché que celles actuellement existantes.

Louis CARRÉ (FRNS – Université libre de Bruxelles)

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H. Philosophie de l’art

28. Robert B. PIPPIN, Kunst als Philosophie: Hegel und die moderne Bildkunst. Frankfurter-Adorno-Vorlesungen 2011, Berlin, Suhrkamp, 2012, 224 p.

L’ouvrage intitulé « l’art comme philosophie » porte le sous-titre « Hegel et la peinture moderne » : la relation de l’art à la philosophie est pensée suivant la conception spécifiquement moderne qui voudrait que l’art possède une valeur de vérité et une fonction de dire l’absolu pour une société donnée, fonction qui trouverait son origine artistique dans la peinture de Manet et sa thématisation dans la philosophie de Hegel. Le problème au plan historique est que celle-ci est antérieure à celle-là et l’hypothèse se heurte au plan spéculatif à la thèse de la fin de l’art. L’auteur entreprend alors de s’appuyer sur deux historiens de l’art (Clark et Fried) et sur la philosophie de l’art de Heidegger comme modalités contemporaines pour légitimer et réactualiser le point de vue hégélien. Mais il ne se demande pas ce qu’il en fut effectivement au point de vue historique du rapport entre le hégélianisme et l’art moderne en présupposant qu’il s’agit nécessairement d’une « projection imaginaire » de l’historien (alors que la philosophie est aussi une condition d’apparition de l’art moderne). Il est vrai que l’ouvrage ne se présente pas comme une étude historique : il ne prétend pas apprendre quelque chose sur la peinture de Manet ni sur la philosophie de Hegel (il fait d’ailleurs l’économie d’un recours aux sources et d’une grande part de la recherche récente concernant les cours d’esthétique). Il ouvre en revanche des perspectives originales et authentiquement philosophiques sur la philosophie hégélienne de l’art, en particulier au point de vue de la théorie de l’action. Mais là encore certaines questions demeurent en suspens, car l’analyse demeure limitée concernant le concept de modernité ou concernant la fonction philosophique de l’art, laquelle constitue pourtant le thème moderne et séduisant d’un livre qui s’avère en réalité très classique.

Alain Patrick OLIVIER (Université de Nantes)

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I. Réception et lectures contemporaines

29. Giorgio CESARALE, Hegel nella filosofia pratico-politica anglosassone dal secondo dopoguerra ai giorni nostri, Milano-Udine, Mimesis, 2011, 176 p.

L’ouvrage de Cesarale parcourt l’histoire de la réception de la pensée hégélienne dans la littérature anglo-saxonne en se focalisant sur le domaine pratico-politique. Sa démarche suit une logique à la fois historique et théorique, en partant de la thèse selon laquelle Popper constitue le degré zéro de la renaissance hégélienne de l’après-guerre. Le livre, divisé en trois chapitres, suit un ordre chronologique allant des critiques adressées à l’encontre de Popper – et visant à réhabiliter la pensée de Hegel – jusqu’aux développements les plus récents du courant pragmatiste contemporain.

Grâce à la reconstruction des différentes lectures de la pensée hégélienne, Cesarale met bien en évidence les points névralgiques qui ont caractérisé jusqu’à aujourd’hui le débat entre les hégéliens, qui se divisent sur des questions de fond concernant le caractère de la théorie politique hégélienne : à l’image d’un Hegel nationaliste, conservateur et pro-prussien (Popper, Cassirer, Hook) s’oppose une lecture qui juge sa philosophie proche de thèmes marxiens (Marcuse, Avineri), une lecture libérale-constitutionnelle (Kaufmann, Knox, Rawls), une lecture communautariste (Taylor), ou bien encore démocratique-progressiste au sens le plus large (Plamenatz, Cullen) ; la thèse qui juge nécessaire de reconduire la philosophie politique à ses origines métaphysiques (Hook, Plant, Kelly) se distingue de celle qui propose une mise à jour qui la libère de ses fondements logico-spéculatifs (Pelczynski, Pippin, Pinkard) ; enfin l’interprétation de la philosophie du droit hégélienne comme une théorie normative (Pippin, Pinkard, Rawls) se différencie de celle qui en souligne au contraire la signification téléologique (Plant) ou lui attribue une valeur en tant que théorie de l’autoréalisation (Hardimon, Wood, Patten, Neuhouser).

Cesarale discute lui-même de manière critique les principaux interprètes à l’aide d’un dialogue ouvert et constant avec la pensée originale de Hegel. Dans le cadre d’une vision d’ensemble de la production hégélienne, l’ouvrage de référence reste Les Principes de la Philosophie du Droit, d’où émergent les questions incontournables et les sujets les plus significatifs chez Hegel : Cesarale aborde donc les thèmes classiques du destin de l’individu dans l’éthicité, de l’aliénation politique, du statut de la volonté et de la liberté ainsi que les caractères de la société civile, la modernité de l’État et le rapport entre l’esprit objectif et l’esprit absolu. En mettant en lumière les tendances les plus récentes du débat contemporain, il interroge les concepts d’agency, de norme et d’institution, ainsi que ceux de socialité de la raison, de rôles sociaux et d’autodétermination. Ce livre se révèle être un instrument utile et fécond pour les spécialistes : en offrant une reconstruction de la pensée hégélienne à différents niveaux, il aide à se demander ce que veut dire être hégélien aujourd’hui.

Sabina TORTORELLA (Università Ca’ Foscari di Venezia – Université Paris 1)

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30. Hans-Cristoph SCHMIDT AM BUSCH, Hegel et le saint-simonisme, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2012, 263 p.

L’ouvrage de Schmidt am Busch, Religiöse Hingabe oder soziale Freiheit (2007), traduit par Olivier Mannoni et légèrement modifié par l’auteur, se donne un double but, historique et philosophique. Historiquement, l’auteur se propose une « comparaison systématique » entre le saint-simonisme et la philosophie hégélienne de la société. Cette lecture historique est cependant soumise au questionnement de l’apport de ces théories, notamment celle de Hegel, à la « philosophie sociale » contemporaine définie autour des débats sur la reconnaissance.

Les théories saint-simonienne et hégélienne sont reconstruites successivement et évaluées à partir du problème de la relation entre l’individu et l’universel incarné par un modèle de société. La première partie discute principalement la Doctrine publiée par les saint-simoniens et l’état d’organicité de l’ « association universelle ». Le statut de la religion y est dénoncé pour ramener l’attitude subjective des individus à la « dévotion ». Ce diagnostic, confirmé dans la seconde sous-partie consacrée au journal Le Globe, conduit à la discussion des interprétations jugeant autoritaire le saint-simonisme, que l’auteur partage partiellement tout en contestant l’identification du saint-simonisme à un étatisme totalitaire. La seconde partie expose la théorie hégélienne de la société civile. La comparaison avec le saint-simonisme, le plus souvent renvoyée aux paragraphes conclusifs des sous-parties, est encore centrée sur le rapport entre individu et universel tel que Hegel lui donne instance dans l’éthicité, par différence avec le modèle de l’association universelle. Après la présentation générale de la philosophie sociale de Hegel comme centrée sur le « principe de la personnalité » dans ses deux moments comme personne « privée » et « substantielle », sont étudiées les conditions de réalisation sociale de la personnalité libre. La quatrième sous-partie montre que cette réalisation est incomplète dans l’économie de marché ; la cinquième justifie la théorie des institutions d’organisation et de régulation sociales chez Hegel. Identifiant chez lui un « holisme faible » dans le rapport entre « liberté individuelle » et « organicité sociale », la conclusion de l’ouvrage oppose les conceptions saint-simonienne et hégélienne de la société organique et tranche en faveur de l’actualité de Hegel, la reconnaissance du droit de l’individu valant ici comme critère.

C’est à cette prétention actualisante qu’on peut attribuer le penchant anhistorique de ce travail. La présentation des doctrines reste en effet préformée par le point de vue rétrospectif de la philosophie sociale actuelle. Cette reconstruction rétrospective limite la fondation de la comparaison immédiatement entreprise. Ce n’est que superficiellement (en introduction et en conclusion) que sont évoquées les médiations historiques entre le saint-simonisme et l’hégélianisme qui seules pourraient donner une base immanente à l’étude du rapport entre les deux théories.

Paulin CLOCHEC (ENS Lyon)

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31. Domenico LOSURDO, Critique de l’apolitisme. La leçon de Hegel d’hier à nos jours. Trad. de L. Acone, Paris, Delga, 2012, 520 p.

L’ouvrage est la traduction française du recueil d’articles paru en 2001 en Italie sous le titre L’ipocondria dell’Impolitico. Comme l’indique ce titre, il s’agit d’abord pour D. Losurdo de montrer, au moyen d’une série d’enquêtes historiques précises, que le discours hégélien qui, en dénonçant toutes les attitudes morales, religieuses, esthétiques, métaphysiques, etc. prônant une forme d’évasion hors de la politique et de l’histoire, qualifiait l’hypocondrie de l’apolitisme de « maladie nationale allemande », ne saurait, à son tour, être envisagé come une pure spéculation, éloignée des luttes concrètes de son temps : comment comprendre en effet des thèmes tels que la dialectique et la contradiction objective, les rapports de l’universel et du singulier, de l’abstrait et du concret, du rationnel et de l’effectif, le statut de l’histoire, la critique de la métaphysique ou celle de la religion, en faisant abstraction de l’intention hégélienne d’assumer et de défendre l’héritage de la Révolution de 89 et de l’universalisme des Lumières ? Au-delà des textes de Hegel lui-même, c’est d’ailleurs ce dont témoignent tant les conflits d’interprétation qui marquent l’histoire de l’école hégélienne, que les polémiques acharnées d’adversaires (R. Haym, Schelling, Schlegel, Schopenhauer ou encore Treitschke) qui, malgré la diversité de leurs options proprement philosophiques, sont mûs par le même souci de combattre, par le biais d’une critique du hégélianisme, les aspirations à la liberté et à l’émancipation politiques et socio-économiques de tous ceux qui cherchent à pousser la rupture avec les structures du monde féodal bien au-delà des seules revendications du libéralisme « classique ». Pour D. Losurdo, qui insiste à plusieurs reprises sur les liens entre l’apologie conservatrice ou réactionnaire de l’apolitisme et les déceptions que suscite l’action révolutionnaire, tant en 1789 qu’en 1848, souligner cet ancrage politique de la pensée de Hegel et, à travers elle, de l’ensemble de la philosophie classique allemande, est aussi une façon de réagir, sur le plan de l’histoire des idées, au scepticisme et au désarroi entraînés chez nombre d’intellectuels contemporains, par cette autre « crise » qu’est l’effondrement des espoirs issus de la révolution d’Octobre.

Jean-Michel BUÉE (Université de Grenoble I)

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32. Slavoj ŽIŽEK, Le plus sublime des hystériques, Paris, PUF, 2012, 464 p.

Le texte que la collection « travaux pratiques » des PUF propose au lectorat français constitue la réédition du premier livre de Žižek paru en français en 1988 chez un éditeur confidentiel dans une édition depuis fort longtemps épuisée. Le plus sublime des hystériques reparaît en France quelques mois avant la parution de l’épais Less than Nothing : Hegel and the Shadow of Dialectical Materialism (London, Verso, 2012), qui se présente comme la version définitive et systématique de la lecture croisée de Hegel avec Lacan que propose l’auteur slovène depuis Le plus sublime. La mobilisation de concert de ces deux penseurs a de quoi surprendre le lecteur. S’il est vrai que Hegel est le philosophe le plus cité par le Séminaire de Lacan, c’est le plus souvent de façon critique. On peut donc se demander pourquoi il faudrait en passer par Lacan pour mieux comprendre Hegel. Partant de ce constat, le défi à relever se trouve ainsi formulé par Žižek : « Peut-on imaginer opposition plus incompatible que celle entre le savoir absolu hégélien – “cercle des cercles” fermé – et l’Autre barré lacanien – savoir irréductiblement troué ? Lacan, n’est-il pas l’anti-Hegel par excellence ? (…) À nos yeux, Lacan est foncièrement hégélien, mais sans le savoir (…) une lecture de Hegel à la lumière de Lacan donne une image de Hegel radicalement différente de celle, communément admise, du Hegel “panlogiciste” » (Le plus sublime, p. 14-15). La thèse de Žižek est ainsi que Lacan s’en prendrait moins à Hegel lui-même qu’à ses interprètes « existentialistes » que sont Kojève et Hyppolite qui, rappelons-le, ont, de façon générale, considérablement influencé l’appropriation française de Hegel au-delà du seul Lacan : « Selon nous, Lacan “ne savait pas qu’il était hégélien”, car sa lecture de Hegel s’inscrivait dans la tradition de Kojève et Hyppolite » (ibid., p. 16). Le projet paradoxal de Žižek serait ainsi de parvenir à restituer, par la médiation de la théorie lacanienne, un Hegel pleinement « réhégélianisé », c’est-à-dire libéré de sa réduction kojévienne à un « monisme totalisant ».

Raoul MOATI (The University of Chicago)

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33. Gaetano RAMETTA, L’ombra di Hegel. Althusser, Deleuze, Lacan e Badiou a confronto con la dialettica, Monza, Polimetrica, 2012, 188 p.

Quatre protagonistes de la scène philosophique française de la seconde moitié du XXe siècle, tous héritiers de l’interprétation kojévienne de la Phénoménologie de l’esprit, ainsi que de la confrontation théorique avec Hegel proposée dans les années 50 par Jean Hyppolite, sont interrogés selon une tétralogie de concepts-clef, d’où ressort clairement leur dette envers la question de la dialectique.

Le premier essai (G. Rametta, “Darstellung” in Hegel e in Althusser, p. 13-56) choisit l’élaboration de la contradiction surdéterminée et le concept de pratique théorique auxquels se confronte Pour Marx, ainsi que les parties de Lire le Capital consacrées au problème du temps historique et à l’idée de Darstellung, pour montrer l’usage qu’Althusser fait de Hegel comme modèle philosophique à combattre – surtout en ce qui concerne la philosophie de l’histoire – afin de poursuivre la révolution théorique de Marx, interprétée grâce aux modèles métonymiques de la linguistique et de la psychanalyse. De son côté, Deleuze n’a jamais fait mystère de son aversion pour la dialectique hégélienne (D. De Pretto, Differenza e contraddizione. Deleuze critico di Hegel, p. 57-102) ; néanmoins il s’installe au cœur même de la dialectique pour la disloquer et la faire éclater à partir des concepts de différence, diversité et négation, en privilégiant plutôt la disjonction et l’éparpillement que la synthèse de l’identité. Lacan se réfère lui aussi à Hegel à travers la Hegel-Renaissance des années 30, même si la psychanalyse qu’il projette se profile en tant qu’anti-philosophie, en ayant plutôt recours à la logique inconsciente du signifiant, du signifié et du signe (N. Fazioni, Il problema del reale : contingenza e necessità in Lacan e in Hegel, p. 103-149). L’« hégélianisme sans système » de Lacan se spécifie, selon Fazioni, dans une « dialectique sans négation de la négation » (p. 134-135), c’est-à-dire dans l’impossibilité de chaque synthèse, attestée par le désir et le mal-être. Élève d’Althusser, admirateur de Lacan et, à partir des années 90, de Deleuze, Alain Badiou avance son projet philosophique explicitement à partir de Hegel (P. Cesaroni, « Il luogo del soggettivo ». Alain Badiou e la dialettica hegeliana, p. 151-188), à travers un dialogue serré avec la Science de la logique, interprétée selon une perspective matérialiste inspirée par Marx, Lénine et Mao. De nouveaux concepts, tels que esplace ou horlieu, en portant l’opposition et la scission dans la dialectique même, l’intègrent dans une nouvelle théorie du sujet, qui s’éloigne néanmoins de plus en plus de Hegel.

Gabriella BAPTIST (Università degli Studi di Cagliari)

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34. Andrea BELLANTONE, Hegel en France. I. De Cousin à Vera ; II. De Vera à Hyppolite, Paris, Hermann, 2011, 454 + 288 p.

Le monumental ouvrage d’A. Bellantone retrace l’histoire de la réception française de Hegel en deux volumes, respectivement De Cousin à Vera et De Vera à Hyppolite, parcourant un riche segment de la philosophie française contemporaine de plus d’un siècle. Pour délimiter le cadre chronologique de cette étude, deux dates emblématiques : 1817, année du premier voyage en Allemagne de V. Cousin qui rencontre Hegel à Heidelberg, et 1939-1941, années de publication de la première traduction de la Phénoménologie de l’esprit par J. Hyppolite, attestant d’une « Hegel Renaissance » qui va pleinement se confirmer après-guerre. Comme le précise l’auteur dans son avant-propos, l’ouvrage ne consiste pas en un exercice de reconstruction d’histoire des idées. L’objectif principal de la recherche, atteint par ailleurs, est de mettre en lumière les conjonctures où la trajectoire de la réception de Hegel en France s’entrecroise avec les tournants de l’expérience politique et intellectuelle française. Loin d’être un parcours linéaire, il s’agit d’un itinéraire tortueux rythmé par les grands événements de l’histoire et de la culture européenne et par les points de contact souvent conflictuels entre la France et l’Allemagne au cours des XIXe et XXe siècles, qui ont exercé torsions et distorsions sur la circulation de l’œuvre de Hegel. La présence de ce dernier dans le panorama philosophique français est donc reconstruite non seulement à partir des contextes où sa pensée a été explicitement valorisée mais également à partir de son absence symptomatique et de sa marginalisation révélatrice.

Le premier tome couvre la période 1817-1862 et démarre avec l’introduction de Hegel en France à travers les cours de Cousin à l’École Normale, puis à la Sorbonne. La lecture de Cousin – partisan d’un hégélianisme rationaliste et platonicien sur le plan théorique, et modérément libéral sur le plan politique – répond à son intention de sortir la pensée française de l’impasse de l’empirisme afin de rétablir la tradition métaphysique. L’école éclectique dont Cousin est le chef de file, qui préfère l’œuvre encyclopédique de Hegel à son antécédent phénoménologique, va léguer à la postérité des années 1830 et 1840 le portrait d’un penseur plus systématique que dialectique. À cette même période, les néo-hégéliens exilés en France – parmi lesquels Hess, Ruge et Marx – qui restent relégués à un cercle intellectuel marginal, projettent néanmoins sur la philosophie du maître le spectre de la révolution socialiste. La culture française demeure par conséquent profondément étrangère à la pensée de Hegel jusqu’au moment où A. Vera, élève de Cousin, entreprend dans la solitude un travail titanesque de traduction de l’Encyclopédie au cours des années 1860. Son travail sur Hegel, basé sur une analyse textuelle directe qui maintient cependant l’herméneutique néoplatonicienne des éclectiques, se déploie dans un contexte où la pensée hégélienne, discréditée a posteriori en raison de l’œuvre de ses épigones jeune-hégéliens, finit par disparaître de la scène philosophique.

De l’interprétation de Vera s’éloigne l’hégélianisme des années 1930, auquel est consacré le second volume de l’ouvrage. Ce dernier redessine d’abord le changement de phase historique et philosophique qui se produit à partir des années 1860-1870, lorsque l’esprit patriotique anti-allemand donne lieu à une sorte « d’hegelophobie » généralisée. Pendant cette période, la philosophie de Hegel, accusée d’irrationalisme et d’autoritarisme, est surclassée par les courants positivistes et néokantiens jusqu’à l’entre-deux-guerres, lorsque grâce aux travaux d’une « minorité d’avant-garde » – J. Wahl, A. Koyré, A. Kojève, J. Hyppolite – surgissent les « laboratoires hégéliens » des années 1930, animés par la redécouverte philologique et spéculative des textes de Hegel. C’est alors que débute une autre histoire de la philosophie hégélienne en France qui, en dissociant Hegel de la lecture néoplatonicienne et métaphysique des éclectiques du XIXe siècle, laisse transparaître la physionomie d’un Hegel nouveau, non seulement « romantique et mystique », pour reprendre l’expression de G. Della Volpe, mais également rationaliste et post-métaphysique, dialectique et penseur du devenir. C’est précisément contre ce nouvel hégélianisme, qui tente d’intégrer par la richesse du concept les instances du marxisme et de l’existentialisme, de l’historicisme et des sciences naturelles, que la génération philosophique des années 1960 va fourbir ses armes en vue d’une nouvelle saison anti-hégélienne.

Jamila MASCAT (Université la Sapienza Roma – Nosophi Paris I)

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35. Pierre BILLOUET (dir.), Herméneutique et dialectique. Hommage à André Stanguennec, Paris, L’Harmattan, 2012, 152 p.

Le présent ouvrage coordonné par Pierre Billouet rend hommage à André Stanguennec et à son œuvre à la fois d’historien de l’idéalisme allemand et de chercheur original abordant ses objets (physique des particules, astro-physique, biologie génétique, marxisme, structuralisme, critique des idéologies, phénoménologie, éthiques de la discussion, philosophie analytique, relativisme culturel) à partir de la philosophie allemande (Kant, Hegel, Nietzsche, Marx). L’ouvrage, issu d’une journée d’études tenue à l’Université de Nantes où A. Stanguennec fut professeur, est à la fois un recueil de contributions en son honneur et une tribune vivante où l’auteur dialogue avec ses confrères, faisant retour sur son propre parcours philosophique et sur les principaux livres publiés depuis sa thèse de doctorat.

La préface de Jean-Marie Lardic rappelle le trajet d’A. Stanguennec, « kantien post-hégélien » dont le passage par Hegel a profondément influencé la lecture de Kant. Mais au-delà de ces catégories, A. Stanguennec apparaît comme l’auteur d’une pensée à la fois critique (issue de la confrontation de la raison kantienne à ses propres limites), dialectique (inspirée du système hégélien), herméneutique et réflexive (interprétation du sens à partir du concept de séisme désignant un aspect particulier de la subjectivité). Refusant tout discours dogmatique sur l’absolu et toute réification du sens par une philosophie de l’histoire, son herméneutique (inspirée de Cassirer, Gadamer ou Ricoeur) traque le sens et l’esprit en tant qu’ils se réfléchissent dans les œuvres de culture et de langage.

L’introduction de P. Billouet souligne la dimension herméneutique de la méthode d’A. Stanguennec. Son œuvre vise à se comprendre pour s’orienter dans le système du monde, y compris notre monde d’aujourd’hui. Constatant l’indépendance croissante des régions ontiques et scientifiques, A. Stanguennec associe au criticisme de la réflexion issu de Kant un renouvellement spéculatif de la dialectique hégélienne.

Au chap. 1, « La modestie de la connaissance ou l’essence de la critique chez Schleiermacher », Christian Berner resitue la pensée d’A. Stanguennec dans le cadre de l’évolution de la critique de Kant à Schlegel, Litt, Dilthey ou Benjamin, en passant par le maillon crucial de la critique chez Schleiermacher. Avec ce dernier, la critique s’élève au rang d’herméneutique ou se fait interprétative. La critique comme herméneutique devient avec Schleiermacher à la fois une forme du philosopher et une science du dialogue comme lieu d’inscription d’un soi réfléchissant en commun avec d’autres.

Au chap. 2, « De la dialectique à l’herméneutique : un chemin de pensée philosophique », A. Stanguennec réfléchit au rapport qu’entretient tout livre avec la formation personnelle de son auteur, et rappelle notamment l’influence de Kant et de Hegel sur l’ensemble de son œuvre, retraçant l’itinéraire de ses propres publications : Hegel critique de Kant (1985), Études post-kantiennes (1987-1994), Mallarmé et l’éthique de la poésie (1992), la Dialectique réflexive (2006), Être, soi, sens (2008), Une phénoménologie des affections historiques (2010), La philosophie romantique allemande (2011), Morale et politique. Quelques modèles philosophiques (2012). Il y souligne le conditionnement culturel des livres, distinguant après Ricœur les œuvres relevant d’une « archéologie du sujet » (suspendant les thèses ontologiques et révélant les valeurs psycho-sociales du sujet) et les œuvres relevant d’une « téléologie de l’esprit » (visant à dépasser dialectiquement ces déterminations psycho-sociales et à libérer un sens ontologique, universel et atemporel).

Au chap. 3, « Qu’est-ce que le séisme ? », P. Billouet revient sur le concept de séisme forgé par A. Stanguennec (dans la Dialectique réflexive) à partir des mots soi et séité (sens positif du soi). Le séisme, position d’un soi présent à soi dans la nature, se caractérise par (1) sa différence avec la subjectivité du Moi égoïque singulier, (2) son enracinement dans la naturalité et (3) son recours constitutif au jugement réflexif. P. Billouet analyse les 3 moments du séisme selon A. Stanguennec : (1) le soi humain exprimant une liberté d’autodétermination, (2) le soi naturel lié à l’enquête cosmologique, l’épopée du monde comme « grand récit du séisme naturel » (p. 95) posant la question ultime du sens et (3) le soi théologique, articulant métaphysique et religion.

Au chap. 4, « Une pensée critique ? Dialectique réflexive et Logique de la philosophie », Gilbert Kirscher rappelle le chemin parcouru par A. Stanguennec dans la Dialectique réflexive à partir de la question initiale de la conscience de finitude et de la réflexion sur soi du sujet pensant et voulant, sorte de cogito pratique, à la fois acte et savoir de soi. Il esquisse des parallèles entre la Dialectique réflexive d’A. Stanguennec et la Logique de la philosophie d’Éric Weil, et plus généralement les herméneutiques du soi subjectif (ou herméneutiques non substantielles) de Humboldt, Cassirer, Husserl. A. Stanguennec répond en annexe aux objections de G. Kirscher.

Hommage à un penseur contemporain constamment en débat, le présent ouvrage a le mérite de restituer la genèse de l’œuvre d’A. Stanguennec, toujours en voie de constitution, et de tracer le portrait d’un philosophe exigeant toujours en dialogue.

Mai LEQUAN (Université de Lyon III)

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36. Giacomo RINALDI, Absoluter Idealismus und zeitgenössischen Philosophie (Absolute Idealism and Contemporary Philosophy). Bedeutung und Aktualität von Hegels Denken, Frankfurt a. M., Peter Lang, 2012, 290 p.

L’auteur présente une synthèse d’articles déjà publiés dans diverses revues et ouvrages collectifs. L’intention qui sous-tend l’ouvrage est – affirme-t-il – d’intéresser les jeunes générations à la pensée de Hegel, et de corriger l’image déformée de Hegel que transmet souvent la recherche. Les diverses études, rédigées en anglais et en allemand, comprennent deux parties précédées d’une introduction qui porte un regard sur la recherche hégélienne contemporaine. Ainsi Rinaldi, qui engage dans la première partie, intitulée « Études sur Hegel », un débat critique avec l’interprétation pragmatiste de Robert Brandom, parle-t-il en opposition à Brandom d’ « une conscience de soi infinie de l’esprit absolu » (19). À la question de l’actualité de la logique hégélienne, il ne répond pas par l’introduction dans la logique elle-même d’une histoire réelle, mais en reconnaissant au contraire la possibilité de l’égalité à soi-même du concept : « L’essence intemporelle, éternelle, du développement immanent de l’Idée logique que présente la Science de la logique n’exclut pas, elle implique même au contraire son articulation et sa révélation dans le devenir linéaire de ce qui advient dans le temps et l’histoire » (51 sq.). De même, en ce qui concerne la philosophie de la nature, il fait valoir, dans un débat critique avec la recherche hégélienne, sa signification actuelle, dans la mesure où la philosophie hégélienne de la nature peut contribuer à la solution des problèmes épistémologiques contemporains. Dans une seconde partie intitulée « Études sur le hégélianisme », Rinaldi s’occupe en particulier des thèses de Benedetto Croce, Errol E. Harris, William Desmond et Richard D. Winfield. Ces études révèlent une interprétation très positive de Hegel, ancrée avec intelligence et engagement dans la pensée hégélienne, et en débat critique avec la littérature secondaire contemporaine ; en ce sens, l’auteur atteint son but : rendre les lecteurs sensibles à l’actualité de Hegel.

Annette SELL (Hegel-Archiv, Bochum) (trad. Jean-Michel Buée)

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37. Pierre DARDOT & Christian LAVAL, Marx, prénom : Karl, Paris, Gallimard, 2012, 810 p.

Ce livre consacré à Marx offre une interprétation, remarquablement argumentée et nourrie d’une lecture patiente et attentive des textes, du geste théorique fondamental de Marx (de la « machine Marx ») à partir d’une thèse centrale, qui n’est pas sans rappeler l’analyse que Rudolf Haym, puis Engels et bien d’autres, ont eux-mêmes proposé de la tension entre « système » et « méthode » chez Hegel lui-même : l’œuvre marxienne serait traversée par une tension entre la « logique du capital comme système achevé » et la « logique stratégique de l’affrontement » (p. 11 et passim). Ce qui toutefois justifie sa présence dans notre Bulletin est l’importance – ô combien justifiée aux yeux de l’auteur de cette recension – que les auteurs accordent au dialogue permanent, bien que souvent mené à mots couverts, de Marx avec l’œuvre de Hegel, et en particulier avec son « noyau dur », la Logique. Mais ils l’abordent de façon bien plus féconde que celle qui avait cours dans les débats qui opposaient dans les années 1960-1970 les tenants de la rupture et ceux de la continuité, parce qu’ils prennent le temps, au lieu de s’en tenir aux quelques déclarations mille fois commentées de Marx sur son rapport avec Hegel, de confronter, au-delà des références expresses, la lettre même des textes de l’un et de l’autre et les transferts lexicaux qui s’y révèlent. Le chapitre II montre le caractère décisif qu’a eu pour Marx le schème logique de la réflexion et la distinction entre réflexion posante, extérieure et déterminante dans son effort pour penser les « présuppositions effectives » de l’activité pratique. Le chapitre VI, quant à lui, insiste (contre la lecture d’Althusser) sur ce que la réflexion de Marx sur la méthode dans l’Introduction de 1857 doit au débat serré que Marx mène avec la « méthodologie » hégélienne, telle qu’elle s’expose dans les deux derniers chapitres de la Logique. Et dès son titre (‘Science et apparence’), le chapitre VII insiste sur ce que l’épistémologie de Marx (sa ‘Doctrine de la science’) doit à la Phénoménologie de l’Esprit aussi bien qu’à la Logique. Enfin, à l’occasion d’une lecture serrée du Capital, le chapitre VIII revient sur la « place privilégiée de la ‘Doctrine de l’essence’ dans la relecture de Hegel » par Marx (p. 445 sq.).

Ces quelques observations ne prétendent nullement épuiser le riche contenu de cet ouvrage consacré à l’héritier le plus remuant, et donc peut-être au seul véritable héritier de Hegel. Elles veulent seulement souligner l’intérêt que présentera sa lecture pour tous ceux, ‘vieux’ ou ‘jeunes’ qu’intéresse son œuvre.

Jean-François KERVÉGAN (Université Paris 1/IUF)

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La rédaction du Bulletin, placé sous la responsabilité de J.-F. Kervégan a été organisée, par J.-M. Buée (coordonnateur), F. Menegoni, A. P. Olivier, A. Sell, D. Wittmann. Ont participé à la rédaction de la présente livraison : G. Baptist, C. Binkelmann, S. Bird-Pollan, J.-M. Buée, L. Carré, V. Ceruti, P. Clochec, G. Castegnaro, E. Djordjevic, A. Fiamma, M. Galbier, H. Glinka, C. Goretzki, J.-F. Kervégan, G. Lejeune, M. Lequan, J. Mascat, R. Moati, A. P. Olivier, J. Peronnet, E. Renault, V. Ricci, T. Rossi Leidi, E. Ruiz, F. Sanguinetti, A. Sell, A. Siani, O. Tinland, S. Tortorella, L. Zigliol.