Bulletin de Philosophie médiévale XIII

Bibliographie de l’année 2009

1. Traductions

1.1 Philosophie et théologie au Moyen Âge. Anthologie, tome II, volume dirigé par O. Boulnois, Paris, éditions du Cerf, 2009, v-468 p.

Le présent volume est le second d’une série de quatre, consacrés aux rapports entre philosophie et théologie de l’antiquité à nos jours. Portant sur le Moyen Âge, il couvre une période qui va du IXe au XVe siècle, et une aire géographique principalement occidentale et latine avec deux brèves incursions à Byzance et dans le monde musulman. Une courte présentation de Ph. Capelle-Dumont justifie le découpage temporel retenu pour la période médiévale et rappelle l’ambition de la série, à savoir articuler la relation entre philosophie et théologie, et en particulier montrer comment la théologie a fait la promotion d’une forme de philosophie. Une longue introduction due à O. Boulnois met ce thème en perspective en reprenant les différents éléments historiques et conceptuels du volume. Il s’agit en quelque sorte de montrer comment la philosophie, comme discipline autonome qui va se développer à l’âge moderne, procède de la théologie, ou plutôt de la corrélation – voire du mimétisme – entre ces disciplines en tant que scolaires. Il y a donc une thèse, dans ce volume, annoncée clairement : « la théologie est le plus haut produit de la philosophie », et son corollaire, qui atténue quelque peu la portée de l’affirmation : « lorsque la théologie divorce de la philosophie, elle refoule en réalité ce qui lui a permis de se constituer » (p. 41). On peut comprendre cette thèse de différentes façons : la théologie, en tant que discours rationnel sur le plus haut principe, est l’achèvement de la pratique philosophique ; ou bien, la théologie, comme discipline fondée sur la révélation, dépasse la philosophie, qui en reste à la pure raison, et accomplit ce dont elle est incapable. Ces deux pôles interprétatifs, qui renvoient respectivement et schématiquement à Aristote et à Augustin, soulignent l’équivocité de la notion de théologie et expliquent en partie la tension qui a pu exister entre les disciplines, dans leur dimension scolaire, tout au long du Moyen Âge. Pour en rendre compte, l’introduction montre comment les médiévaux, à partir d’Abélard, se sont approprié le terme même de theologia, ce qui a conduit à délaisser peu à peu l’équivalence augustinienne entre vera philosophia et philosophia christiana, et comment, parallèlement, l’exigence d’intelligence de la foi a conduit à introduire le paradigme scientifique repris à Aristote et appliqué à la théologie. En même temps, l’introduction souligne l’importance de l’institution scolaire et en particulier universitaire pour comprendre les relations entre philosophie et théologie. Cette introduction est suivie de vint-quatre chapitres organisés chronologiquement et qui présentent chacun un ensemble de textes relatifs à un thème ou à un auteur, précédés d’une courte introduction qui en souligne les enjeux.

Les deux premiers chapitres présentent respectivement les rapports de la philosophie et de la théologie à Byzance et dans le monde islamique. On ne peut que regretter que ces deux chapitres soient aussi courts, puisqu’ils auraient, l’un et l’autre, mérité un volume à eux seuls. En particulier, le chapitre sur Byzance (rédigé par C. Conticello et V. Kontouma-Conticello) qui va de Photius à Pléthon présente, comme dans l’aire latine, une série de conflits entre philosophes et théologiens (principalement tenants d’une pensée monastique), mais sans donner les moyens d’en comprendre la spécificité et les enjeux propres, faute de place. Quant au chapitre sur la philosophie islamique et le kalâm, dû à Rémi Brague, il développe une thèse exprimée également en introduction, et défendue déjà par Y. Lacoste dans son avant-propos au Dictionnaire critique de théologie (Paris, PUF, 2002), à savoir qu’il n’y a pas eu à proprement parler de théologie dans le monde musulman. R. Brague défend l’idée que le kalâm ne fut qu’une apologétique, en rien guidée par la recherche de la vérité (selon les propres termes de Fârâbî). Cet argument est repris dans l’introduction générale (p. 41) où le recours aux arguments probables est pris comme un critère distinctif de la théologie et du kalâm : « Depuis le début, il existe une différence entre le kalâm et la théologie médiévale : jamais les théologiens du Moyen Âge n’ont usé de raisons probables. Depuis Anselme le modèle est celui de l’argument nécessaire ». Cependant, dans la Theologia Summi boni, Abélard souligne que le théologien ne peut qu’apporter des arguments vraisemblables ou probables dans l’examen des données de la foi. Et cette thèse est encore défendue dans la Theologia scholarium, notamment dans l’extrait du volume (p. 149). Certes, on peut défendre l’idée que le discours musulman est un discours de la loi, qui ne vise pas une exégèse telle que celle pratiquée dans la théologie chrétienne. La perspective est plus déontique qu’épistémique. Mais l’opposition drastique dessinée par R. Brague entre une perspective horizontale en Islam et une perspective verticale en chrétienté semble exagérément schématique : « Il s’agit en Islam de savoir quelle discipline va chasser l’autre et la remplacer ; il s’agit en chrétienté de savoir si l’on va en rester à une discipline déjà acceptée ou lui ajouter un étage » (p. 67). Outre le fait que la remarque sur la chrétienté omet tous les conflits présentés par ailleurs dans le volume et qui conduisent à nuancer l’idée de « discipline déjà acceptée », soutenir qu’il n’y a pas eu de théologie en dehors de l’aire chrétienne relève soit d’un truisme, soit d’une dissimulation. Si l’on prend comme paradigme, ce qui semble être le cas, la discipline universitaire telle qu’elle est pratiquée au XIIIe siècle et qui vise à expliciter certains dogmes révélés au moyen d’outils techniques élaborés en partie en philosophie, il va sans dire qu’il n’y a pas eu de théologie en dehors de l’Université (qui n’existe alors qu’en Occident médiéval, nonobstant les critiques récentes de J. Goody dans Le vol de l’histoire. Comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde, Paris, Gallimard, 2010, p. 322-336). Mais dans ce cas, il faut également exclure toute la pratique théologique du haut-Moyen Âge. Comme le dit Bernd Goebel dans son introduction aux textes de Jean Scot Erigène : « La théologie comme discipline autonome avec son objet et ses méthodes propres, la ‘doctrine sacrée’, qui traite des vérités surnaturelles et qui peut s’opposer à la philosophie, est une conception propre au XIIIe siècle. En quête de sagesse, Erigène poursuit un projet entièrement philosophique » (p. 91). On peut dire que la situation d’Avicenne, de Maïmonide ou d’Averroès est structurellement semblable à celle d’Erigène. Leur projet est philosophique, mais il touche à la théologie rationnelle ou naturelle. On peut donc se demander si l’opposition radicale entre kalâm et philosophie ne conduit pas à dissimuler la présence en islam d’une authentique théologie, semblable à celle d’un Thomas d’Aquin à bien des égards, et qui exemplifie cette manière philosophique de pratiquer la théologie qui est soulignée en introduction générale.

Le reste du volume, en raison même de sa cohérence chronologique et conceptuelle, est d’une grande qualité et donne un portrait synthétique mais assez précis du rapport entre philosophie et théologie entre les IXe et XVe siècles. Schématique-ment, les chapitres 4 à 10 exposent le passage d’une pensée monastique à une théologie scolaire entre le IXe et le XIIe siècle, tandis que les chapitres 9 à 24 présentent les développements de la théologie universitaire entre les XIIIe et XVe siècles. G. Dahan fixe en quelque sorte un cadre général, dans le troisième chapitre, en rappelant en quoi consistait la pratique de l’exégèse, largement ancrée dans, et tributaire des développements logico-linguistiques contemporains. Dans les chapitres 4 à 6, Bernd Goebel aborde de façon excellente les rapports entre autorité et analyse logique, respectivement chez Érigène – dans la controverse entre Lanfranc et Béranger de Tours – et finalement chez Anselme. Le chapitre 7, dû à Philippe Nouzille présente, en s’appuyant essentiellement sur les cisterciens, cette pensée monastique, en partie rétive à la naissance de la théologie scolaire. John Marenbon donne un bon aperçu de la position, à bien des égards novatrice, d’Abélard dans le chap. 8. Dans le chap. 9, Dominique Poirel présente deux importants théologiens, Hugues de Saint-Victor et Gilbert de la Porrée, chacun représentant une facette de cette théologie des écoles qui prend son essor. Enfin, Luisa Valente donne un bon exemple du traitement grammatical des questions théologiques chez Alain de Lille, Pierre le Chantre et Prévotin de Cresmone dans le chap. 10. Ce survol est donc globalement assez complet (malgré quelques absences comme l’école de Laon, ou quelques manques de précisions, par exemple sur le développement du genre littéraire des Sentences), et donne une vision intéressante et fiable du développement de la théologie scolaire.

Le chapitre 11, dû à O. Boulnois, examine pour ainsi dire la transition entre les écoles et l’Université en examinant l’introduction progressive de la question du rapport entre science et foi qui conduit à s’interroger directement et explicitement sur la scientificité de la théologie, en comparaison avec celle de la philosophie. Le chapitre présente ainsi la première scolastique universitaire. Les chapitres 12, 15 et 18 à 20 dus également à Olivier Boulnois, ainsi que le chapitre 17 de Stephen Brown, donnent un excellent aperçu des développements de cette question de la scientificité de la théologie. Il s’agit pour les théologiens de déterminer si l’application des critères de la science définis dans les Seconds analytiques d’Aristote peut s’appliquer à la théologie, et selon quelles modalités. Se pose alors la question du statut des principes de la théologie (et de la croyance qu’on leur accorde), des différentes formes de théologie (pour le viator ou pour le bienheureux) et de la façon dont elle s’articule (par la reprise thomasienne, contestée immédiatement notamment par Henri de Gand, de l’idée aristotélicienne de subalternation). À côté de ces développements propres aux théologiens (au sens institutionnel du terme), une large place est faite aux philosophes, c’est-à-dire à ceux qui défendent à la fois la légitimité d’une institution (la Faculté des Arts) et l’indépendance d’une discipline (la philosophie). Le premier point est exposé dans le chapitre 15 par Luca Bianchi, le second dans les chapitres 13 et 14, respectivement par Jean-Baptiste Brenet et O. Boulnois. On regrettera seulement ici l’absence de toute mention de Jean Buridan, qui atteste pourtant que l’idéal d’autonomie philosophique est encore pratiqué un demi-siècle plus tard. Deux chapitres abordent brièvement les à-côtés de ces discussions universitaires. Le chapitre 21, dû à J.-B. Brenet, présente les conflits entre le pape et l’empereur comme une duplication des querelles institutionnelles entre théologie et philosophie, tandis que le chapitre 22, de Ruedi Imbach et Ide Fouche, examine la position marginale de Dante et de Pétrarque et le développement d’une autre forme de philosophie chrétienne. Les deux derniers chapitres, dus à Philippe Nouzille, nous mènent à la fin du Moyen Âge, en présentant d’une part la pensée mystique (chap. 23) et d’autre part (chap. 24) « l’épistémologie théologique », exemplifiée ici par Grégoire de Rimini, Robert Holcot et Pierre d’Ailly. On pourra regretter ici que l’apport, à bien des égards fondamental, de ces théologiens, soit presque limité à la question du Dieu trompeur, et à la solution qui passe par le cogito, comme si l’intérêt de cette théologie n’était que d’avoir annoncé, de loin et confusément, la révolution cartésienne. Au contraire, si l’étiquette « épistémologie théologique » est parfaitement justifiée, c’est parce que ces théologiens ont porté au plus haut degré cette tendance médiévale à faire des questions théologiques un ensemble de matrices aptes à susciter de nouvelles questions et de nouveaux outils pour les résoudre. C’est au niveau méthodologique que se produisent quelques basculements importants, et il aurait été intéressant de présenter, par exemple, l’usage de l’intension et de la rémission des formes chez Kilvington ou le recours aux casus chez Holcot. On s’étonnera, d’ailleurs, de l’absence de toute référence à l’excellent livre de Hester Gelber, It could have been Otherwise. Contingency and Necessity in Dominican Theology at Oxford. 1300-1350 (Leiden-Boston, Brill, 2004), qui a profondément augmenté notre connaissance de ce type de théologie. Enfin, une mention de Gabriel Biel, qui fut le passeur d’une telle théologie auprès d’un Luther, aurait constitué une intéressante transition vers le volume suivant.

Quoi qu’il en soit de ces remarques et réserves, il n’en reste pas moins que ce volume donne, par un ensemble de textes bien choisis et une série d’introductions percutantes et précises, un bon survol des rapports entre philosophie et théologie au Moyen Âge.

Christophe GRELLARD

1.2 Pierre de Jean OLIVI, La matière, introd. T. Suarez-Nani, trad. C. König-Pralong, T. Suarez-Nani, O. Ribordy, Paris, Vrin, « Translatio », 2009.

Le présent ouvrage est le fruit d’une collaboration entre T. Suarez-Nani, C. König-Pralong, O. Ribordy et A. Robiglio. Il se propose de mettre à la disposition du public francophone les textes dans lesquels Pierre de Jean Olivi a traité du statut ontologique de la matière et de sa fonction dans la structure métaphysique de la chose créée. Il se compose principalement d’une traduction en français, avec le texte latin en vis-à-vis, de six des sept questions que Pierre de Jean Olivi a consacrées, dans ses questions sur le deuxième livre des Sentences de Pierre Lombard, à l’essence des substances créées et à leurs principes constitutifs et intrinsèques. Il comprend également une introduction (écrite par T. Suarez-Nani), une riche bibliographie citant les œuvres de Pierre de Jean Olivi et les recherches menées sur les doctrines de la matière professées en milieu franciscain aux XIIIe et XIVe siècles, ainsi qu’un index des noms et des principales notions.

Pierre de Jean Olivi est bien connu pour le rôle qu’il a joué dans la querelle sur la pauvreté apostolique qui a remis en question l’unité de l’ordre franciscain au début du XIVe siècle. La plupart des écrits du penseur franciscain ont été interdits à la suite de procès internes à l’ordre. Une entreprise de réhabilitation du chef des spirituels et des béguines a été engagée par David Burr dans les années 1970. Elle s’est accompagnée d’un mouvement de recherche insistant sur l’originalité d’une pensée parfois considérée comme marquant l’acte de naissance de la modernité philosophique.

Dans les questions XVI-XXI de la Summa qui sont l’objet de cette traduction, Pierre de Jean Olivi soutient que la matière possède une essence et que, de ce fait même, elle possède une actualité. Cette actualité ne dépend pas essentiellement de celle de la forme substantielle (ou des formes substantielles) avec laquelle elle constitue le composé hylémorphique. Matière et forme sont réellement distinctes. Chacune possède un mode d’être propre, un acte matériel pour la première, un acte formel pour la seconde. Olivi critique vivement les « sectateurs d’Aristote » dont fait partie selon lui Thomas d’Aquin. D’après le docteur angélique, la matière n’a pas d’essence mais fait partie de l’essence du tout. Elle est une pure puissance à l’acte substantiel (Quaest. de An., q. un. a. 12, ad. 12 ; ST I, q. 115, a. 1 ; Quaest. de Ver. III, a. 5, ad secundum). Le chef des spirituels s’oppose à Thomas en soutenant l’idée que l’acte n’entretient pas de lien exclusif avec la forme. Il devient dès lors possible de soutenir que la matière, qui est en son essence une puissance passive ou un étant possible, possède néanmoins l’actualité du déterminable, qui sera parfaite par son union à la forme qui la déterminera. La matière peut être connue par Dieu dans son essence. Olivi rejoint donc la pensée de son ordre en attribuant une consistance métaphysique propre à la matière (« materia est quiddam solidum », p. 112).

Le théologien languedocien rejoint également la pensée de Bonaventure en défendant la thèse de l’hylémorphisme universel. La matière représente le substrat commun de toutes les substances créées, qu’elles soient corporelles ou spirituelles. Pierre de Jean Olivi n’hésite cependant pas à critiquer son maître. D’après lui, il existe une différence essentielle entre la matière spirituelle et la matière corporelle, bien que ces deux espèces de matière appartiennent à un genre commun. La matière corporelle a en propre de posséder des parties susceptibles d’être étendues, tandis que la matière spirituelle est une condition de la simplicité des substances spirituelles. La thèse sera reprise et transformée par Jean Duns Scot et Guillaume d’Ockham, pour lesquels la substantialité n’est pas incompatible avec un certain type de composition, la composition de parties dites substantielles, de même raison entre elles et sans dimension.

Le lecteur trouvera dans l’introduction du présent ouvrage une excellente présentation de la doctrine soutenue par Pierre de Jean Olivi. L’introduction aurait pu néanmoins mettre davantage en valeur l’importance méthodologique que revêt l’absence de réponse, délibérée, à la question de savoir si Dieu peut créer la matière sans la forme. Le silence d’Olivi semble aller à l’encontre de sa prise de position sur le même sujet dans la question XVI notamment. Ce silence ne renvoie-t-il pas au refus de distinguer ce qui est logiquement possible, ce qui est physiquement possible, et ce qui est de facto ? Ce choix méthodologique ne permet-il pas d’expliquer en partie l’équivalence posée entre le concept, d’ordre métaphysique, de puissance passive, et le concept, plus proprement logique, de possible, la matière étant définie comme un étant possible qui n’en possède pas moins une actualité ?

Le choix d’une traduction littérale et d’un apparat critique réduit au strict minimum est justifié dans l’introduction. Ce choix a l’avantage de proposer un excellent outil de travail et de laisser ouvertes les interprétations. Il peut cependant avoir pour conséquence une certaine lourdeur qui ne facilite pas toujours le travail du lecteur (p. 137 : « L’impossibilité pour une forme, aussi première soit-elle, d’être à la fois acte et puissance par rapport à des réalités différentes et la nécessité conséquente d’une puissance passive qui soit différente de tout acte formel, cela apparaît d’abord du côté de cette puissance »). De plus, le refus de s’appuyer sur des notes de commentaire pour éclairer certains choix de traduction peut parfois être source de difficultés pour le lecteur.

L’introduction laisse de côté la question du statut de l’accident de quantité dans la composition hylémorphique de la substance corporelle, abordée explicitement par Olivi p. 132 et p. 141 pour rendre compte, peut-être de façon métaphorique, du rapport qui existe entre les deux concepts de puissance passive et d’indétermination. La possession de dimensions est l’un des caractères distinctifs de la matière corporelle, comme le rappelle le franciscain dans la question XXI. On comprend dès lors que le terme de « moles » soit récurrent dans les questions portant sur la matière. Or le terme reçoit des traductions diverses (morceau, amas, masse). Étant donné la valeur théorique qu’Olivi confère à l’expérience de pensée du morceau de cire ou du nez desquels on retire toute forme (p. 141), il aurait peut-être été souhaitable de consacrer une note explicative à la question du statut de la quantité dans l’essence de la matière (corporelle) à cet endroit de la traduction.

Le terme « ratio », quant à lui, est systématiquement traduit par « raison », alors qu’il rassemble des idées aussi différentes que celles d’essence, de nature, de modalités sémantico-ontologiques (raisons réelles). Le lecteur pourrait souhaiter quelques explications sur ce choix – ou cette contrainte – de traduction. Une note explicative à ce sujet aurait par exemple été la bienvenue dans la question XVII, dans laquelle Olivi prend part au débat qui a opposé Siger de Brabant et Boèce de Dacie sur la question du rapport entre puissance et matière. D’après Pierre de Jean Olivi, la puissance ne peut être un accident de la matière qui en serait réellement distinct. Puissance et matière sont bien des « raisons » diverses. Elles n’en restent pas moins identiques réellement. La prise de position du théologien franciscain sur cette question dépend de sa théorie de la distinction, peu connue, et non réductible aux grandes théories de la distinction du début du XIVe siècle. Or c’est en détournant le sens et la portée de cette théorie que les adversaires d’Olivi, comme Richard de Médiavilla, ont pu prouver par exemple que sa théorie des catégories conduisait à l’hérésie, et cautionner la condamnation de certaines de ses thèses.

T. Suarez-Nani souligne, dans l’introduction, l’importance du concept d’intentionnalité dans la théorisation du lien qui existe entre la matière et la forme d’après Olivi. Or le terme « aspectus » reçoit des traductions diverses, parfois dans une même phrase (p. 152, ligne 327 « rapport », ligne 331 « orientation »), et toutes ses occurrences ne sont pas référencées dans l’index. Traduire aspectus par « rapport » ou « orientation » mais aussi par « regard », n’est-ce pas poser la question essentielle du lien entre deux théories d’une importance majeure dans la pensée olivienne : la théorie générale de la relation et la théorie de la connaissance ? Cette dernière est fondée sur une forme de réalisme direct qui met l’accent sur le concept aux résonances cartésiennes d’attention.

Enfin, les termes « intensio et remissio » sont traduits par « contraction et dilatation » (par exemple p. 160, p. 182-183). Bien que la simple transcription ne soit pas transparente, il aurait peut-être été préférable de la conserver tout en l’accompagnant d’une note. Les termes de « contraction et dilatation » laissent entendre qu’Olivi ne défend aucun des grands modèles mis en place à la fin du XIIIe siècle pour rendre compte de l’intension et de la rémission d’une forme accidentelle, ce qui n’est pas le cas. Olivi soutient en effet une théorie de l’addition dans la question sur la forme qui fait suite aux questions sur la matière. Or, d’après les traducteurs, les questions XVI à XXI, écrites à la fin des années 1270 et retravaillées par leur auteur en 1295-1296, forment un traité. On aurait souhaité quelques développements à ce sujet. Pourquoi la dernière question qu’Olivi consacre, dans la partie de la Summa portant sur l’essence des substances créées et sur leurs principes constitutifs, serait-elle une question isolée ? Cette question, qui porte sur la forme et son statut dans la formation et la constitution du composé hylémorphique, est-elle une question sans lien avec les cinq questions précédentes, portant sur la matière ? Cette interrogation apporte peut-être des éléments pour résoudre le délicat problème touchant à la nature de la relation entre la question XVI et les questions suivantes, moins dépendantes, semble-t-il, de considérations d’ordre théologique.

La traduction des questions sur la matière d’Olivi a pour intérêt de mettre à disposition d’un public plus large une doctrine en partie bien étudiée du fait de ses implications anthropologiques et angélologiques. Elle permettra sans doute d’ouvrir de nouvelles pistes de recherche sur les fondements métaphysiques de la pensée du théologien franciscain. Voici quelques suggestions.

Pour élaborer et justifier une forme d’hylémorphisme universel original, Olivi confère un statut théorique crucial à des concepts aussi massifs que ceux d’être et de mode d’être, d’acte et de puissance, de raison réelle et d’essence, ainsi qu’au concept, central dans la pensée olivienne, d’intentionnalité (aspectus, respectus, habitudo, relatio). Le franciscain languedocien s’appuie sur sa théorie des catégories comme raisons réelles non réellement distinctes les unes des autres pour justifier sa thèse d’une identité réelle entre la matière, la puissance, et les diverses potentialités de la matière orientées vers la forme (p. 188). Il mentionne une liste fort originale de transcendantaux : les « conditions premières et les plus générales de l’étant » (p. 194) comprennent non seulement les passions convertibles avec l’être, l’un, le vrai et le bien, mais aussi « l’absolu et le relatif, le suppôt et la nature, l’essence et l’être et leurs semblables ».

Pour étudier les modalités de l’union entre la matière et la forme, pièce essentielle de sa théorie de la matière – et de sa théorie de la structure métaphysique de l’être créé, objet principal des questions traduites – Pierre de Jean Olivi fait allusion au rapport d’inhérence qui unit l’accident à son sujet. Critiquant la théorie thomasienne de l’accident, il montre que le cas miraculeux du sacrement de l’eucharistie ne contraint pas à poser dans l’essence de l’accident un rapport d’inhérence virtuelle. Ce qui vaut pour une forme d’union vaut pour toutes, et le cas du rapport entre la matière et la forme est exemplaire à ce sujet (voir par exemple p. 190, p. 194, p. 198 pour la critique de la « forma totius », p. 208 pour le statut ontologique de la « compositio », p. 284 pour l’ « unio partium » incluses dans la raison de matière corporelle). On pourra donc regretter que l’introduction n’insiste pas davantage sur le concept de présence de la matière à la forme, et sur le statut théorique du composé de matière et de forme dans la théorisation olivienne de la nature de la matière. Olivi s’approprie la thèse aristotélicienne de Physique II, selon laquelle matière et forme sont des corrélatifs (voir p. 190), tout en en détournant la valeur théorique. En insistant sur l’absence de tiers terme entre le déterminé et le déterminable, il invalide la nécessité de postuler une entité intermédiaire entre la matière et la forme, d’ordre relationnel, pour expliquer leur contribution essentielle à la formation du composé, sur le plan physique comme sur le plan métaphysique. Dans cette perspective, le concept de présence se voit revêtu d’une importance d’autant plus grande qu’il est la transcription – sur le plan métaphysique – de la conception, d’ordre théologique, qu’Olivi défend au sujet du rapport de dépendance essentielle et existentielle qui unit la créature à son créateur. Olivi décline sous trois formes ce rapport de dépendance dans la première question de son traité sur la matière. T. Suarez Nani insiste à juste titre sur les développements qu’Olivi consacre à la « nécessité de la matière dans le créé » : l’identification de la matière à une puissance passive repose sur une conception du créé comme intégré dans une cosmologie, structure hiérarchisée et dynamique de l’univers qui englobe l’ensemble de la création sous la caractéristique de la mutabilité.

L’introduction trouve un prolongement dans les actes du colloque sur Pierre de Jean Olivi qui s’est tenu à Fribourg en 2008 (éd. C. König-Pralong, O. Ribordy, T. Suarez-Nani, 2010). On renverra en particulier aux articles d’O. Ribordy, d’A. Rodolfi et d’A. Petagine. T. Suarez Nani avait pour sa part présenté une étude fouillée des q. XVI-XXI de la Summa dans son article « Pierre de Jean Olivi et la subjectivité angélique » (Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 70, 2003 ; voir en particulier p. 235-262). L’auteur y propose une interprétation d’ensemble de la doctrine de la matière du théologien franciscain.

Magali ROQUES

2. ÉTUDES

2.1 Études générales

2.1.1 Joël BIARD et Sabine ROMMEVAUX (éds), Mathématiques et théorie du mouvement (XIVe-XVIe siècles), Lille, Septentrion, 2008, 190 pages.

Dans ce livre, il est principalement question de la théorie mathématique des rapports et, plus précisément, de l’invention de la notion de rapports de rapports, grande nouveauté en mathématiques, dont on voit les premiers usages au XIVe siècle chez des penseurs comme Thomas Bradwardine. L’intérêt de ces études consiste à montrer la volonté, dès le départ, d’appliquer ces nouveautés mathématiques à des questions de physique, principalement à l’explication du mouvement. Aristote, dans la Physique, mais aussi dans le Traité du ciel, présentait déjà certains principes permettant d’expliquer le rapport entre espace, temps, puissance du moteur et résistance du mobile, mais ne disposait pas des outils mathématiques adéquats, ce qui l’obligeait à reconnaître, impuissant, les paradoxes que pouvaient suggérer sa propre explication du mouvement. Comme le notent la plupart des articles, c’est dans le monde arabe que les premiers essais de mathématisation du mouvement ont vu le jour et les auteurs latins dont il est question dans ce volume en sont conscients et citent fréquemment ces sources arabes. Dans l’introduction, Joël Biard et Sabine Rommevaux montrent bien comment Thomas Bradwardine applique la notion de proportionnalité géométrique tirée d’Euclide aux rapports entre mouvements, mais c’est Nicole Oresme qui explicite véritablement l’idée de rapports de rapports, c’est-à-dire que le rapport entre deux vitesses est un rapport entre deux rapports. Ceci impose une conception des rapports comme grandeurs puisque seules des grandeurs sont susceptibles d’entrer dans des rapports entre elles.

Tous les articles de ce volume s’intéressent à l’application progressive de ces principes mathématiques à la physique du mouvement à partir du xive siècle. Jean Celeyrette détaille le contenu de questions sur le mouvement rédigées par les philosophes de l’Université de Bologne au XIVe siècle : Messino de Codronchi et Angelo di Fossambruno. Ces témoignages montrent que les théories de Bradwardine étaient enseignées en Italie dès le XIVe siècle. Ils font aussi apparaître une conscience aiguë des difficultés théoriques que pose l’application des règles mathématiques de Bradwardine à la physique. À peu près à la même époque en Italie, Blaise de Parme commentait les textes de Thomas Bradwardine. Sabine Rommevaux étudie en détail l’évolution de la position du philosophe italien dans ses différents ouvrages et montre combien ses avancées sont importantes et inaugureront une série de commentaires italiens. C’est d’ailleurs ce que confirme Joël Biard dans son article consacré à la Question sur le rapport entre les mouvements d’Alessandro Achillini, rédigée au début du XVIe siècle, où l’on décèle l’influence de Blaise de Parme, mais où l’auteur défend finalement un point de vue très aristotélicien – et même averroïste – sur le mouvement. Mais ce qui semble le plus intéressant dans le cas d’Alessandro Achillini est la réflexion épistémologique sur les rapports entre mathématiques et physique. Car selon lui, il n’y a pas homologie stricte entre descriptions mathématiques et descriptions physiques du monde.

Il n’y a pas qu’en Italie que les discussions sur les rapports entre mouvements et sur les proportions en général vont bon train. Comme le montrent E. Jung et R. Podkonski, Richard Kilvington, célèbre penseur de l’école dite des Calculatores à Oxford, tente même d’appliquer la théorie des proportions à des objets très variés, non seulement à la physique, mais aussi à l’éthique (il serait possible de mesurer la justice) ou à la théologie (concernant la mesure de la charité). De son côté, Edmond Mazet s’intéresse aux méthodes mathématiques employées dans les traités des Calculationes à propos du mouvement local. Il apparaît que Richard Swineshead, l’auteur choisi par Edmond Mazet, est un véritable mathématicien et que son analyse du mouvement est un prétexte pour développer les outils mathématiques. Ce n’est donc pas tant la question de l’application des mathématiques au mouvement qui l’intéresse que les outils mathématiques pour eux-mêmes. On retrouve la même idée dans l’article d’Edith Sylla consacré lui aussi à Richard Swineshead. Le dernier article du volume s’intéresse à des applications beaucoup plus concrètes chez Thomas Harriot et Niccolo Tartaglia, à la charnière du XVIe et du XVIIe siècles. C’est en effet dans des écrits sur la balistique que la question mathématique du mouvement des projectiles est la plus forte chez ces deux auteurs.

Comme dans tout ouvrage collectif, on peut regretter l’absence de tel ou tel auteur, mais le lecteur trouvera cependant un très bon aperçu des innovations mathématiques du XIVe siècle et leur fortune, parfois discutée, jusqu’au XVIe siècle.

Aurélien ROBERT

2.1.2. Tobias HOFFMANN (éd.), Weakness of Will from Plato to the Present, Washington, The Catholic University of America Press, 2008, 316 p.

L’histoire de la philosophie médiévale a ses modes, elles se succèdent, certaines passent d’autres persistent. La philosophie du langage et la logique ont un temps cédé le pas aux théories de la représentation, alors que les émotions ont occupé le devant de la scène ces dernières années. En règle générale, cette succession des problématiques historiographiques suit de près l’actualité de la philosophie contemporaine, en particulier dans le monde anglo-saxon, avec en général un retard de plusieurs années. Le thème de la faiblesse de la volonté fait incontestablement partie de ces modes si l’on en juge au nombre de publications sur le sujet. Mais force est de constater qu’à ce jeu de justification de la pratique de l’histoire des philosophies du passé par certaines résonances avec la philosophie aujourd’hui, le retard est assez important. En effet, la philosophie qu’il était coutume d’appeler « analytique » s’est emparée de ce problème à la fin des années 1950, notamment après la publication du livre d’Elizabeth Anscombe Intention, qui entendait réhabiliter un point de vue aristotélicien sur l’action humaine et le raisonnement pratique qui l’accompagne. Tant Donald Davidson que Richard Hare, pour ne citer qu’eux, reconnaissent leur dette envers cette publication inaugurale qui signa le retour d’Aristote dans la philosophie de l’action contemporaine, au sein de laquelle le problème de l’akrasia ou faiblesse de la volonté occupe une place de choix. Il n’est donc guère étonnant de voir le Moyen Âge entrer à son tour dans cette histoire des conceptions de l’action volontaire et le livre édité par Tobias Hoffmann se situe d’emblée dans cette perspective comparatiste.

En commençant par deux articles portant sur l’opposition entre Platon et Aristote jusqu’à une contribution originale du célèbre philosophe aristotélicien Alasdair McIntyre sur les conflits du désir, enchâssant des études sur Plotin, Augustin, Thomas d’Aquin, Henri de Gand, Dante, Montaigne, Descartes et Kant, ce recueil d’articles entend fournir un survol des réponses au problème de la faiblesse de la volonté, qui semble pouvoir se formuler, selon les auteurs eux-mêmes, de manière intemporelle : comment puis-je faire le contraire de ce que je juge rationnellement bon de faire ? Le thème de l’akrasia recouvre pourtant de nombreux thèmes de la philosophie de l’action et de l’éthique que l’on ne saurait résumer ici, d’autant que, malgré certaines similitudes entre le traitement réservé à ces problèmes à diverses époques, chaque contexte réserve son lot de spécificités. Nous rendrons donc compte ici principalement des chapitres consacrés au Moyen Âge latin, qui font apparaître combien la problématique originelle de l’akrasia a été transformée par la volonté d’accorder plusieurs points de vue antiques mais aussi et surtout par la doctrine du péché originel.

Il convient d’abord de remarquer que les articles présentés ici ne sont pas tout à fait représentatifs de la richesse des réponses médiévales au problème de la faiblesse de la volonté, si tant est que l’on puisse considérer qu’il y ait un problème de l’acrasie. Les auteurs choisis font partie des mieux connus (Augustin et Thomas d’Aquin), hormis Henri de Gand, qui se situe un peu marginalement dans ce livre, et Dante, dont la théorie paraît difficile à reconstruire à partir des éléments épars que le lecteur doit glaner dans les textes qu’il nous a laissés. Manquent les philosophes plus difficiles à classer, comme Jean Buridan par exemple, et surtout le livre ne contient aucun article sur les philosophes arabes et juifs, qui ont pourtant beaucoup réfléchi sur le problème de l’incontinence. Le lecteur reste donc sur l’impression que les philosophes médiévaux avaient pour principal souci de défendre une forme de volontarisme qui justifie la doctrine du péché et garantisse l’attribution de la pleine responsabilité du vice et du péché à celui qui les commet.

Malgré ces défauts, le livre introduit néanmoins aux grandes problématiques qui traversent tous les points de vue du Moyen Âge latin, en particulier à l’opposition fondamentale entre un modèle que nous pourrions appeler « cognitiviste » et un modèle « intentionnaliste ». Selon le premier, soit l’acrasie est impossible, car rien ne peut prendre le dessus sur la connaissance rationnelle du bien, soit elle provient d’un défaut au niveau de la connaissance et on fait alors le mal par ignorance. Il s’agit du point de vue socratique exprimé notamment par le Protagoras de Platon. Le second modèle est aristotélicien et propose une approche plus large de la rationalité pratique, qui permet d’expliquer à la fois la réussite et l’échec de la décision rationnelle. Un même schéma de l’action intentionnelle expliquerait pourquoi, dans certaines situations, nous agissons contrairement à ce que nous jugeons qu’il serait bon de faire, pourquoi dans d’autres cas nous agissons en accord avec notre idée du bien et pourquoi parfois nous agissons mal sans être conscients du mal que nous faisons. Dans tous les cas, le raisonnement pratique met en branle la connaissance, mais aussi le désir, et peut être pris en défaut de diverses manières. Tous les articles de ce volume portant sur le Moyen Âge font clairement apparaître une tension entre ces deux modèles, tension qui prend la forme d’une autre opposition entre le rationalisme pratique aristotélicien et le volontarisme augustinien. Jusqu’où peut-on soutenir l’idée qu’il est possible de faire le mal volontairement ? Est-il possible de vouloir sincèrement faire le bien et pourtant de ne pas le faire ?

Dans le premier article de ce volume, Kenneth Dorter s’interroge précisément sur la position de Platon dans le Protagoras et dans la République. Bien qu’il n’apporte pas d’analyses révolutionnaires, sa présentation est très claire et introduit bien au reste du volume. En revanche, l’article de Terence H. Irwin consacré à l’attitude d’Aristote face à la thèse du Protagoras, défend une position qui n’est pas communément acceptée. Selon l’auteur, Aristote concèderait en fait une partie de la thèse platonicienne. On le sait, Platon défend l’idée selon laquelle l’acrasie est pour ainsi dire impossible au sens strict, puisque personne ne saurait agir en contradiction avec ses propres déductions rationnelles – car la passion de l’agent ne saurait se substituer à son jugement rationnel. Soit l’acratique agit par ignorance, soit il ne juge pas sincèrement que ce qu’il fait est mauvais. Dans l’Éthique à Nicomaque, Aristote ne s’accorde pas avec cela, mais il retiendrait malgré tout l’idée selon laquelle l’agent ne juge pas sincèrement qu’il doit faire cela tout en faisant le contraire. Car l’appétit lui ferait perdre de vue la conclusion de son syllogisme au point qu’il juge qu’il faut faire ceci ou cela, sans que la conclusion ait la force épistémique d’une déduction rationnelle. Contrairement à Socrate, Aristote ne va jamais jusqu’à dire que l’acratique formule un jugement alternatif et faux lorsqu’il fait autre chose que ce qu’il jugeait bon de faire auparavant. Pour autant, l’acratique élabore bien un syllogisme pratique dont la force est affaiblie.

Les remarques préliminaires contenues dans ces deux premiers articles permettent de mieux comprendre la confusion qui peut régner chez les lecteurs d’Aristote, surtout lorsque ces derniers sont instruits par d’autres traditions, platoniciennes ou stoïciennes notamment. C’est ce que montre bien l’article de Lloyd P. Gerson sur Plotin : la théorie plotinienne de la faiblesse de la volonté tente d’accorder divers points de vue péripatéticien, stoïcien et platonicien, au risque de se retrouver dans des impasses théoriques. Pour le Moyen Âge latin, plus que Platon et les Stoïciens, c’est Augustin qui marqua durablement les débats sur la faiblesse de la volonté.

Le volontarisme augustinien a déjà été étudié de près dans de nombreuses publications, mais l’intérêt de l’article de James Wetzel (« Body double : Saint Augustine and the Sexualized Will ») est d’insister sur le rôle central de la sexualité dans sa vision du désir involontaire et de la volonté tiraillée par le désir. Pour cela, l’auteur insiste aussi sur l’importance du récit d’Augustin à la première personne de sa propre faiblesse. Plus intéressant encore, l’auteur tente de montrer, de manière critique, pourquoi Augustin n’a finalement pas bien saisi la nature du problème en donnant un rôle trop important à la consuetudo carnalis laissée en chaque être humain par le péché originel. La réflexion d’Augustin semble largement guidée par une interprétation de la phrase de saint Paul : « Ce que fais, je ne le comprends pas ; car je ne fais pas ce que je veux, mais je fais ce que je déteste ». Selon Augustin cette célèbre phrase ne renverrait pas tant à une faiblesse de la volonté qu’à une forme d’auto-illusion (self-deception). Plus qu’une faiblesse, il s’agit d’une erreur de la volonté. Le problème est que cette erreur est impossible à combattre ici-bas tant elle prend racine en nous dans le vestige du péché originel. En dehors de la grâce, les moyens de redresser la volonté vers son objet naturel sont assez restreints, comme s’il n’y avait pas de degrés dans la faiblesse de la volonté : elle veut le bien ou le mal. En cela, comme le montre Wetzel, Augustin s’éloigne à plus d’un titre de la théorie antique des vertus et du perfectionnisme moral. Car l’homme ne peut plus lutter contre cette erreur par la formation du caractère et par l’éducation à la sagesse pratique. La faiblesse de l’homme est une faiblesse naturelle en quelque sorte, une erreur liée à une disposition acquise de génération en génération depuis le premier homme, que seule la vision de Dieu semble pouvoir véritablement et définitivement résoudre.

Denis J. M. Bradley fournit ensuite une analyse très détaillée et stimulante de la réponse donnée par Thomas d’Aquin au problème de l’incontinentia. Il montre que l’Aquinate n’accepte pas l’idée selon laquelle l’incontinent juge de manière univoque et consciente que telle chose est un bien, tout en agissant contrairement à la poursuite de ce bien. Suivant pas à pas l’analyse thomasienne des différents types de raisonnement pratique que peut faire l’acratique, Bradley fait apparaître que ce dernier formule toujours un raisonnement pratique complet. Il se peut que parfois le désir l’empêche de bien considérer la prémisse mineure identifiant le cas singulier auquel il faut appliquer un principe moral, comme le suggère Aristote, mais le plus souvent, l’incontinent ferait tout simplement un raisonnement prenant pour prémisse majeure un jugement universel considérant l’objet désiré sous un autre angle (par exemple, un gâteau sucré sous l’angle du goût agréable et non sous l’angle des problèmes de santé qu’il peut induire chez celui qui y goûtera). L’auteur essaie donc de montrer que pour Thomas l’akrates fait toujours ce qu’il veut en un sens et retombe ainsi sur des conclusions assez proches de celles de Terence Irwin à propos d’Aristote, mais cette fois dans le contexte chrétien qui a transformé la position socratique par le filtre d’Augustin. Sans aller jusqu’à lui attribuer une position volontariste comme celle d’Augustin, on retrouverait tout de même de nombreux éléments allant contre l’interprétation standard de la position aristotélicienne, d’autant que Thomas d’Aquin insiste aussi sur le rôle du péché originel dans le dispositif théorique qu’il met en œuvre pour comprendre Aristote dans ses œuvres théologiques. Même s’il conserve la structure générale du syllogisme pratique aristotélicien, Thomas d’Aquin infléchirait globalement vers une forme de volontarisme dans lequel l’incontinens veut tout de même le mal consciemment et rationnellement, de sorte qu’on puisse toujours lui imputer la responsabilité de ce mal.

L’article de Tobias Hoffmann consacré à Henri de Gand poursuit la même interrogation sur la compatibilité entre aristotélisme et augustinisme. Henri de Gand s’oppose farouchement à l’idée selon laquelle la faiblesse de la volonté serait le résultat d’une ignorance d’un des éléments importants pour rendre la décision pleinement rationnelle. Vouloir faire le mal, c’est toujours d’une certaine façon vouloir le faire librement et pour lui-même. Par opposition, comme chez Augustin ou Anselme, faire le bien n’est pas autre chose que conformer sa volonté à son objet adéquat, c’est-à-dire au bien, qui n’est autre que Dieu.

Dans son article sur Dante (« Dante : Healing the Wounded Will »), Giuseppe Mazotta propose un parcours dans les œuvres du poète où il est question de la passion amoureuse et des conséquences qu’elle peut avoir sur la force de la volonté. Il insiste alors sur la possibilité, pour Dante, de guérir la faiblesse humaine liée au péché. Dans la Divine comédie, l’Enfer correspondrait à la description des affres de la volonté faible et du péché, le Purgatoire correspondrait à la partie éducative, où l’on peut retrouver la vertu morale et le Paradis correspondrait à l’éducation de l’intellect jusqu’à son objet propre qui n’est autre que Dieu. Bref, il n’y aurait pour Dante qu’un seul remède véritable, même si tout le chemin y contribue, qui consisterait en l’unité de l’intellect et de la volonté en Dieu.

On l’aura compris, ces études montrent un Moyen Âge obsédé par le péché originel et par un souverain bien inaccessible ici-bas, ce qui donne à l’homme une place qui rend possible et peut-être inévitable la faiblesse de la volonté. Hormis l’article d’Alasdair MacIntyre, qui insiste sur le bienfait des moments de faiblesse pour l’éducation et le progrès moral, afin de parvenir à mieux orienter et hiérarchiser ses désirs, la plupart des contributions à ce volume présentent des positions qui tendent vers ce que nous avons appelé le volontarisme et le cognitivisme. L’auteur du mal sait et veut toujours ce qu’il fait, même si ce n’est qu’à un degré minimal. Il ne s’agit plus d’éduquer le désir et l’intellect par la vertu, mais de fixer sa connaissance rationnelle et d’orienter sa volonté de manière rigide vers Dieu. Le cas de l’akrasia est donc central dans une telle perspective puisqu’il permet justement de penser le cas d’un homme qui est tenté de faire ce qu’il sait par ailleurs mauvais, ce qui mène à la solution d’un abandon du désir plutôt qu’à son éducation. Car seul le respect de la loi morale et de la volonté divine garantit la moralité d’un acte. Ce parcours dans l’histoire des conceptions de l’akrasia, même si l’on ne s’accorde pas avec lui, a au moins l’intérêt de montrer l’origine chrétienne des conceptions kantiennes de l’action morale, ainsi que celles du libéralisme moral contemporain.

Aurélien ROBERT

2.1.3 J. BIARD & F. MARIANI ZINI (dir.), Les lieux de l’argumentation. Histoire du syllogisme topique d’Aristote à Leibniz, coll. « Studia Artistarum », Turnhout, Brepols, 2009, 518 p.

Le remarquable volume proposé par Joël Biard et Fosca Mariani Zini couvre une large période, d’Aristote à Leibniz, et comporte un grand nombre de contributions de qualité, que nous ne pouvons ici détailler qu’en partie. Il aborde un thème central de l’histoire de la logique et montre, selon des angles d’attaques très divers, comment la question des topiques excède très largement la place assez subalterne reconnue dans l’architectonique andronicienne de l’Organon au « syllogisme dialectique », syllogisme à partir de prémisses seulement probables. Les topiques jouent en effet un rôle dans des formes variées d’inférences, y compris les déductions syllogistiques et les démonstrations. Le format large et les différentes traditions représentées dans cet ensemble d’études excellentes invitent à une réflexion renouvelée sur les rapports en logique et rhétorique, mais aussi sur les notions d’analyse et de déduction dans leur relation aux lieux de l’argumentation, par-delà la distinction scolaire entre le syllogisme « au sens strict » (i. e. le syllogisme par moyen terme des Premiers analytiques) et le syllogisme « au sens large », la déduction à laquelle prend aussi part l’inférence topique.

L’étude proposée par M. Crubellier (« Y a-t-il un “syllogisme topique” chez Aristote ? ») est à cet égard exemplaire et contient en germe une grande partie des données auxquelles la tradition ultérieure se verra confrontée. M. Crubellier montre en particulier comment le cadre andronicien, qui fait du syllogisme décrit dans les Premiers analytiques le cadre commun du syllogisme dialectique et du syllogisme démonstratif, distingués seulement par la nature de leurs prémisses (nécessaires/endoxales) ne tient pas ; nous avons en effet affaire à deux types très différents d’inférences – en dépit de traits communs, comme leur caractère « régressif », puisque l’analyse comme les topiques consistent à partir des conclusions pour trouver les prémisses adéquates – ainsi qu’à des projets logiques distincts, sans que l’un ne rende l’autre caduc. Le premier consiste dans une théorie formelle de l’inférence valide, tandis que le second aborde des procédures de raisonnement variées fondées sur les contenus, non sans constituer l’esquisse d’une sémantique formelle. Celle-ci est en effet davantage intéressée aux propriétés du prédicat en tant que prédicat qu’aux propriétés des choses signifiées – une telle esquisse peut se lire, en dehors des Topiques, et notamment des organa du livre 1, dans les Catégories, également appelées « Préliminaires les lieux ». Une autre différence tient à l’usage qui est fait du syllogisme au regard d’une situation dialogique : le syllogisme semble être le fait du seul questionneur dans les Topiques. Il correspond au moment où le questionneur porte l’estocade au répondant, en récapitulant tout ce qui a été admis par celui-ci sous une forme déductive, de façon à ce que le répondant admette finalement la proposition contradictoire de celle qu’il voulait initialement défendre. Bien que la quête des lieux concerne également le philosophe qui pratique la démonstration, selon les Topiques (VIII, 1) ce dernier n’a pas à partir de prémisses admises, soit qu’il n’ait pas d’interlocuteur (comme c’est le cas dans les analytiques) soit qu’il ait principalement égard à la vérité et non aux états cognitifs de son interlocuteur.

J. Lemaire (« Contradiction en topos dans le syllogisme dialectique ») revient sur le rôle de la contradiction dans les Topiques restituées à leur contexte dialogique. Les spécificités de la joute dialectique sont que le syllogisme dialectique est une réfutation, même si le terme n’est guère employé, où le répondant est contraint d’admettre la contradictoire de la thèse qu’il voulait défendre, et le fait qu’il part d’idées admises, prémisses « véritablement approuvées », et non « probablement vraies », comme le rappelle J. Brunschwig. Outre le rôle fondamental de la contradiction dans la définition même du problème dialectique, cette étude montre le double usage qui est fait de la notion de contradiction, dans les organa, pour faire varier le matériau des prémisses endoxales particulières disponibles (d’une proposition à la contradictoire de son contraire) et dans la topique de l’accident, où elle fournit des schèmes généraux d’argumentation pour pouvoir déduire la contradictoire de la proposition tenue par le répondant ; elle souligne ainsi comment l’endoxalité des prémisses n’enlève rien à la nécessité du procédé déductif par lequel la réfutation est menée à bien par le questionneur.

Par-delà la question classique de la relation – ou plutôt de la non-relation – des Topiques de Cicéron à celles d’Aristote, ou la question des sources anciennes de l’ouvrage latin, C. Auvray-Assayas (« Les Topica de Cicéron et Aristote ») s’interroge sur le sens philosophique que devait revêtir aux yeux de Cicéron la référence, omniprésente et presque exclusive, à Aristote. Par contraste avec la dialectique « stérile » des Stoïciens anciens, Aristote fournit le modèle d’une alliance entre l’éloquence et la pensée, les relations antistrophiques établies par le Stagirite entre rhétorique et topique formant le soubassement de la réflexion de Cicéron. Aristote a certes fourni les modèles pour un entraînement à des questions générales (thesis), hors de tout contexte particulier, mais il l’a fait en vue de l’abondance des rhéteurs, en permettant la production d’une argumentation in utramque partem grâce aux lieux. Les bases d’une « philosophie éloquente » sont jetées, la référence à Aristote est avant tout le signe d’un projet philosophique dans lequel la topique dont Aristote est l’inventeur « est la condition nécessaire à la production de la pensée ».

A. Hasnaoui revient sur les traits particuliers que revêt le traitement des Topiques d’Aristote dans la tradition arabe, traitement qui systématise et remodèle cependant en partie certains éléments fondamentaux de la conception thémistéenne des topiques, à laquelle Boèce a puisé sa propre conception des topiques axiomatiques. Un trait spécifique de la tradition arabe consiste à opérer une partition fondamentale entre, d’une part, les livres 1 et 8 des Topiques qui appartiennent à la dialectique et relèvent du « syllogisme dialectique » et, d’autre part, les livres centraux consacrés à proprement parler aux lieux. Parmi ceux-ci, les lieux de l’accident sont à leur tour distingués et placés dans l’orbite de la syllogistique tant catégorique qu’hypothétique, les autres lieux étant renvoyés à la théorie de la définition contenue dans le second livre des Seconds analytiques. La topique de l’accident est ainsi appelée « analyse » et orientée vers l’apodictique. L’étude montre dans le détail la division de la logique et le découpage de ces différents lieux tels qu’ils se présentent chez al-Farabi puis, avec quelques variations, chez Averroès.

La contribution de L. Cesalli (« Logique et topique chez Gauthier Burleigh ») comporte en annexe des extraits des Notulae inédites du logicien sur les Topiques, ainsi que des extraits de son Super artem veterem, seulement en incunable. Elle montre le sens précis qu’il convient de donner à l’introduction chez Burleigh de la notion nouvelle de « lieu logique », à distinguer des lieux topiques transmis par la tradition. Cette notion vient éclairer d’un jour nouveau la discussion qui existait déjà au siècle précédent sur la possibilité d’assimiler les dictum de omni et de nullo des Premiers analytiques au lieu a toto in quantitate (les positions d’E. Stump puis de N. J. Green-Perdersen sont rappelées à ce propos par L. Cesalli). La définition de ces lieux propres à la logique comportant les règles générales de l’inférence, appelées maximes par Burleigh sur le modèles des maximae propositiones boéciennes, mais clairement différenciées d’elles, montre que l’affirmation selon laquelle toutes les conséquences sont fondées sur les lieux ne revient pas à professer une « dialectisation de la logique ». L. Cesalli émet l’hypothèse que ces lieux proprement logiques puissent avoir un fondement ontologique au même titre que les lieux dialectiques, fondement dont ceux-ci tirent précisément leur force et leur universalité.

C. Marmo (« La topique chez les modistes ») revient sur le traitement modiste des lieux dans le cadre général d’une réflexion sur les traits spécifiques d’une « logique modiste », ainsi que sur les ruptures et les continuités par rapport aux commentateurs des topiques de la première moitié du XIIIe siècle. Il met l’accent, parmi les commentateurs des Topiques identifiés par N. J. Green-Pedersen, sur les logiciens qui sont également auteurs de traités de grammaire modiste (Martin de Dacie, Raoul le Breton) ou qui sont proches du modisme (Simon de Faversham et Jean Duns Scot). Divers types de commentaires sur les Topiques d’Aristote et de Boèce forment le corpus de cette étude, ainsi qu’un sophisma de Raoul le Breton, mais d’autres textes sont également mobilisés, notamment le commentaire de l’Isagogè de Raoul le Breton. C. Marmo insiste sur la systématisation opérée par les auteurs modistes par rapport à la génération précédente et sur l’accent mis sur les fondements ontologiques de la logique, le rôle fondamental des modi essendi, source des modi praedicandi et des habitudines locales, intentions secondes elles-mêmes au fondement des inférences topiques. Une attention particulière portée aux commentaires en forme de sententiae et de notabilia permet de montrer que ces auteurs ne s’intéressent pas exclusivement à une problématique fondationnelle à propos des topiques, mais développent aussi un argumentaire proprement logique, comme on le voit dans le traitement des lieux fondés sur le relations d’opposition.

L’étude de J. Biard (« Le traité sur les Topiques de Jean Buridan ») souligne l’intérêt de la tentative d’un traitement nominaliste de la question des lieux developpée par Buridan, comparée à l’approche réaliste d’un Gauthier Burleigh ou à l’absorption des topiques dans une théorie nominaliste générale des conséquences qu’on observe chez Guillaume d’Ockham. Les textes étudiés sont d’une part le VIe traité des Petites sommes de logique, qui a pour base le De differentiis topicis de Boèce et se réfère au Tractatus de Pierre d’Espagne et, d’autre part, les Questions sur les Topiques récemment publiées par N. J. Green-Perdersen (Turnhout 2008) fondées quant à elles sur les Topiques aristotéliciennes. L’auteur fondamental reste cependant Boèce, à travers qui on connaît Thémistius. Le trait principal de l’interprétation nominaliste des lieux proposée par Buridan est la définition du lieu à partir d’une relation entre les termes, approche résolument sémiologique du lieu qui se distingue de l’approche réaliste incarnée par les modistes, tels Boèce de Dacie. Ainsi les lieux intrinsèques sont-ils notamment définis à partir de l’existence d’une supposition pour le ou les mêmes termes dans l’antécédent et dans le conséquent. Certaines distinctions boéciennes traditionnelles entre argumentum (ratio) et argumentatio (oratio) prennent un sens particulier sous la plume de Buridan dans le cadre d’une théorie de la science comme disposition de l’esprit, où l’accent est mis sur le raisonnement mental.

D’autres contributions remarquables – que nous ne pouvons évoquer ici – portent sur la tradition ancienne et médiévale des topiques : F. Mariani Zini (« Les topiques oubliées de Cicéron »), K. Hülzer (« The Topical syllogism and Stoic logic »), R. Pinzani (« Prove et sillogismi topici in Boezio »), G. D’Onofrio (« Topica e sapere teologico nell’alto Medioevo ») H. Hugonnard-Roche (« Syllogisme topique et logique hypothétique dans la tradition arabe (Farabi et Averroès) »), C. Grellard (« Argument topique et production de la croyance chez Jean de Salisbury »), C. J. Martin (« The Development of Abelard’s Theory of Topical Inference »), A. Errera (« Aristotele, i Topica e la scienza giuridica medievale »)

Parmi les études consacrées à la tradition tardive des topiques que nous ne pouvons évoquer que brièvement, trois articles explorent la place et le traitement des topiques et, d’une manière plus générale, la physionomie de la logique à la Renaissance, ceux de E. J. Ashworth (« Le syllogisme topique au XVIe siècle : Nifo, Melanchton et Fonseca »), de R. Pozzo (« Le syllogisme topique chez Agricola ») et de L. Danneberg (« Die Eine Logik des Petrus Ramus »). P. Boucher étudie quant à lui la fonction des topiques en droit (« La fonction des topiques dans la théorisation juridique du XVIe siècle »), un thème également retenu par A. Thiercelin (« Ce que la logique fait au droit, ce que le droit fait à la logique : conditionnels et droit conditionnels dans la doctrine des conditions juridiques de Leibniz »). E. J. Ashworth met l’accent sur des auteurs influencé par l’humanisme, mais qui restent fidèle au cadre aristotélicien de la logique, et elle propose en annexe quelques passages tirés de textes de ces trois auteurs dont les sources médiévales les plus immédiates sont Jean Buridan et le Pseudo Jean Duns Scot (questions sur les Premiers analytiques), outre le Tractatus de Pierre d’Espagne.

Julie BRUMBERG-CHAUMONT

2.2 Études sur un auteur ou un courant particulier

2.2.1 Denis CAZES ocso, La théologie sapientielle de Guillaume de Saint-Thierry, Roma, Pontificio Ateneo S. Anselmo, 2009, 918 p.

L’ouvrage, qui est issu d’une thèse de doctorat, a l’ambition de donner une lecture unitaire de la pensée de Guillaume de Saint-Thierry en la replaçant dans le contexte de la vie monastique de son auteur. De fait, ce sur quoi insiste l’auteur, c’est que l’on ne peut véritablement comprendre la démarche de Guillaume si l’on perd de vue son ancrage dans une réalité monastique qui est commandée par le rapport à la Règle de saint Benoît. C’est donc autant un portrait spirituel qu’une étude littéraire que propose ce livre.

La première partie examine, de façon assez longue, l’historiographie guillelmienne, sous le vocable, un peu curieux et récurrent dans tout l’ouvrage, de « guillelmologie ». L’auteur insiste sur la double expression de « théologie mystique » et de « théologie monastique » qui a présidé à la redécouverte de l’œuvre de Guillaume, mais qui a aussi contribué à l’enfermer dans des catégories qui, sans être fausses, limitent notre appréhension de l’œuvre dans son intégralité. C’est précisément un dépassement de ces limites qu’ambitionne l’auteur, en utilisant la notion de « théologie sapientielle » déjà proposée par d’autres spécialistes de Guillaume et notamment par J. Leclercq. La pertinence de cette expression est justifiée p. 147-155. Examinant les termes utilisés par Guillaume lui-même pour rendre compte de son activité intellectuelle et spirituelle, l’auteur constate que c’est celui de sapientia qui est le plus volontiers utilisé (davantage que le syntagme patristique de vera philosophia). Quant à la notion de théologie, il concède que c’est davantage une convention de langage de la littérature secondaire, puisque le terme (popularisé, on le sait, par Abélard) est un hapax dans l’œuvre de Guillaume.

La deuxième partie du volume reprend à nouveaux frais la biographie et la bibliographie de Guillaume. À nouveaux frais, puisqu’il s’agit ici de retrouver la vie d’un croyant, et non pas le simple déroulement factuel d’événements. Mais c’est surtout l’œuvre qui intéresse ici l’auteur. Un chapitre est consacré à la méthode ou à l’art d’écrire de Guillaume, un autre passe en revue l’ensemble de ses écrits pour faire ressortir les cadres généraux de cette théologie sapientielle. L’auteur revient à cette occasion sur l’importance du rapport de Guillaume à la règle de saint Benoît, qui joue un rôle structurant dans toute son œuvre. Par cette analyse bibliographique, l’auteur fait apparaître le rôle nodal du thème de l’union à Dieu par la double voie de la contemplation et de l’amour, qui s’enracine dans la notion clé d’affectus, largement glosée dans les différentes études sur Guillaume de Saint-Thierry.

Enfin, la dernière partie, intitulée « Sentite de Domino in bonitate » cherche à mettre en contexte ces analyses de l’homme et de son œuvre. Un premier chapitre reprend le thème de la recherche de Dieu et de la sagesse par le moine, mais dans une perspective plus spéculative. Ce premier chapitre, cependant, ne cherche pas vraiment à étudier le contexte intellectuel de l’œuvre, se contentant de mentionner les références patristiques attendues (Augustin, Cassiodore, Grégoire le Grand). C’est au second chapitre de quelques deux cents pages entièrement dévolues au rapport à Abélard que revient ce rôle. De fait, dans l’étude de la vie de Guillaume, l’auteur mettait déjà en évidence (p. 192) que l’année 1139 marque une rupture dans l’œuvre du cistercien et que la relation conflictuelle à maître Pierre joue un rôle moteur. Ces pages sur la querelle portent principalement sur la question du doute et de son rapport à la foi. Le doute de la quaestio est opposé au doute qui résulte de l’expérience même du chrétien et qui relève de la dualité entre la raison et l’amour. Dès lors, le rationalisme excessif d’Abélard, en oubliant ce pôle de l’amour, conduit à la destruction de ce qui fait le substrat de la foi, et à sa réduction à la simple opinion. La dialectique, dont Abélard est donné comme le principal représentant, est alors perçue comme une entreprise de destruction de l’univers mental propre à la pensée du XIIe siècle. Abélard est en quelque sorte présenté comme traître aux valeurs qui l’ont nourri (par exemple p. 823). L’auteur estime donc, contre l’interprétation la plus courante, qu’il ne s’agit pas d’une opposition entre deux formes d’intellectualité représentant chacune un aspect de ce siècle et qui ne pouvaient pas se comprendre mais, au contraire, que Guillaume a parfaitement vu le danger que représentait Abélard. Disons-le en peu de mots, cette partie est sans doute la moins convaincante du volume. De fait, en choisissant de présenter l’opposition entre Guillaume et Pierre comme une sorte de gigantomachie, il ne satisfait pas à la mise en contexte promise. Le lecteur ne saura pas dans quel cadre s’inscrit ce débat, il ne saura pas dans quelle mesure les positions sont réellement novatrices et isolées. En refusant l’opposition classique entre l’école et le cloître, l’auteur ne se donne pas les moyens de comprendre la place exacte de la démarche abélardienne qui n’est sans doute pas aussi isolée qu’il le dit. L’auteur semble perdre tout recul et tout sens critique quand il lit les textes d’Abélard où il ne cherche que des éléments à charge qui aille dans le sens de la critique guillelmienne. De la sorte, loin de chercher à comprendre dans un large contexte le sens des termes fides, opinio, estimatio, il se contente de poser une équivalence entre estimation, opinion et scepticisme, sans jamais interroger leur généalogie ni leur pertinence épistémique et théologique. En fait, sa lecture semble marquée par une conception a priori négative de la philosophie qui le conduit à qualifier de « révisionnistes » ceux qui – comme Michel Lemoine ou Roberto Silva – cherchent à faire de Guillaume un authentique philosophe. Au lieu de chercher l’unité minimale de tous les penseurs du XIIe siècle, unité qui permettrait ensuite de comprendre, par différenciation, la diversité des chemins suivis dans la recherche du vrai, l’auteur oppose a priori les méthodes, en semblant réserver à la théologie monastique (malgré le refus de l’expression) l’adéquation à la mentalité de l’époque. Dès lors, si l’on ne peut qu’être impressionné par le dossier de textes rassemblé par l’auteur, il semble qu’il reste encore, au terme de cet ouvrage, à restituer véritablement Guillaume de Saint-Thierry à son siècle.

Christophe GRELLARD

2.2.2 Thierry-Dominique HUMBRECHT, Lire saint Thomas d’Aquin, Paris, Ellipses, 2009, 143 p. - Ruedi IMBACH & Adriano OLIVA, La philosophie de Thomas d’Aquin, Paris, Vrin, 2009, 179 p.

L’année 2009, qui vit l’inscription de la Somme contre les Gentils de Thomas d’Aquin au programme de l’agrégation, fut propice à la publication d’introductions à la lecture de Thomas d’Aquin.

Thierry-Dominique Humbrecht propose une introduction, classiquement organisée de façon thématique. Après avoir rappelé le rapport entre philosophie et théologie, le premier chapitre propose une brève présentation de la physique, de l’anthropologie et de la psychologie de Thomas en soulignant les reprises d’Aristote. Puis, un deuxième chapitre expose les grands traits de son épistémologie en insistant principalement sur la question de l’erreur ; un troisième chapitre présente l’éthique (et en passant, la politique de Thomas). Enfin, trois chapitres sont consacrés aux thèmes de la métaphysique, dans toute sa dimension, y compris de théologie philosophique : l’analogie, la métaphysique de l’Exode, le rapport entre raison et révélation. Chaque fois, les principales questions sont rapidement évoquées, appuyées par une citation tirée d’une œuvre de Thomas. Ces chapitres thématiques sont encadrés par un chapitre initial qui constitue une invitation à lire Thomas, et un chapitre final qui présente rapidement le devenir historiographique de l’homme et de l’œuvre. Une rapide bibliographie signale les traductions françaises de l’œuvre de Thomas et indique quelques éléments de littérature secondaire (avec quelques omissions surprenantes). La perspective est très clairement de présenter Thomas comme un philosophe dont les étudiants actuels pourraient tirer profit. Et sans doute, pour qui cherche une présentation rapide de quelques thèmes canoniques de la philosophie thomasienne, ce livre remplit son office. On regrettera simplement que la volonté de faire de Thomas un philosophe conduise à multiplier les allusions à des philosophes modernes et contemporains (Hume, Hegel, Heidegger, Merleau-Ponty), qui servent de point de comparaison, comme s’il fallait, pour moderniser Thomas, nier son ancrage historique médiéval. C’est en quelque sorte la tentation d’une philosophia perennis qui affleure de-ci de-là. Or, ces multiples allusions, peu convaincantes, parasitent un discours dont la clarté est par ailleurs indéniable.

La seconde introduction, proposée par R. Imbach et A. Oliva, suit une démarche un peu différente. Comme la présentation l’indique immédiatement, l’ouvrage se veut un guide de voyage ou une carte qui permettra au lecteur de se repérer aisément dans l’œuvre foisonnante de Thomas. Dans cette perspective, le livre s’ouvre par une présentation de la vie de Thomas. Puis, une première partie expose les principaux thèmes de sa philosophie, en suivant, ici aussi, un parcours assez classique, mais bien articulé : après avoir rappelé la nature et la division de la philosophie selon Thomas, les auteurs présentent son épistémologie, présentation qui est organisée autour du passage du sensible à l’intelligible et autour du statut de la connaissance humaine. Une deuxième partie s’intéresse à l’éthique, et la politique est considérée pour elle-même dans une troisième partie. Vient ensuite un traitement dense mais précis des questions d’ontologie et de théologie philosophique, puis une dernière partie propose d’intéressantes remarques sur la sacra doctrina et la question de la foi. Cette partie thématique est complétée par ce que l’on pourrait appeler une cartographie de l’œuvre. Treize œuvres de Thomas d’Aquin, couvrant tous les genres littéraires majeurs (quaestio, expositio, summa et tractatus) et les principaux champs de la philosophie, sont présentées d’un point de vue à la fois historique et conceptuel. C’est sans doute l’un des principaux apports de cette introduction et qui contribue grandement à sa valeur. Une assez large bibliographie (toute proportion gardée eu égard à l’ampleur des travaux sur Thomas) vient compléter ces analyses. Et une belle postface analyse le tableau de Filippino Lippi qui sert d’illustration de couverture au livre. Enfin, un index permet de circuler aisément dans le volume. On a donc une introduction excellente à tout point de vue. Elle inaugure une nouvelle collection des éditions Vrin, intitulée « Repère », qui a accueilli récemment un Francis Bacon dû à M. Malherbe, et dont il faut espérer qu’elle sera enrichie prochainement d’autres volumes consacrés à des philosophes médiévaux.

Christophe GRELLARD

2.2.3 Leo J. ELDERS, Sur les traces de Thomas d’Aquin théologien. Étude de ses commentaires bibliques. Thèmes théologiques, Paris, Les Presses universitaires de l’IPC, éditions Parole et Silence, 2009, 358 p.

C’est un livre étrange et composite qui est proposé à la lecture. Reprenant en français un ensemble de conférences données par l’auteur, il se présente en deux parties relativement hétérogènes. La première est consacrée à l’examen des commentaires bibliques de Thomas. La deuxième partie développe un ensemble de thèmes théologiques (histoire et historicité, vie active et vie contemplative, Thomas et les Pères de l’Église, la christologie, l’évangélisation des païens). Par-delà l’aspect « inventaire à la Prévert », le but est de montrer que la philosophie de Thomas d’Aquin reste la meilleure voie pour résoudre des problèmes théologiques actuels. De fait, disons-le tout de suite, ce n’est nullement un livre d’historien de la philosophie, et celui qui s’intéresse à Thomas comme à un philosophe qui vécut dans un certain contexte, n’y trouvera rien qui puisse l’intéresser. La première partie, en effet, ne propose guère plus qu’une paraphrase des différents commentaires bibliques, sans chercher à les mettre en perspective avec les autres commentaires bibliques de la même époque. Par exemple, dans le chapitre consacré à la Lettre aux Hébreux, quand Thomas en vient à commenter le chapitre 11, et en particulier la célèbre définition de la foi comme argument ou garantie des réalités non apparentes que l’on espère, l’auteur ne cherche nullement à replacer les développements de Thomas sur la notion de vertu théologale dans le cadre d’une réflexion sur la réception de la théorie aristotélicienne des vertus épistémiques. Il ne mentionne pas davantage les débats qui ont animé les scolastiques depuis Abélard et Hugues de Saint-Victor sur la place de la foi par rapport à la science et à l’opinion. Il ne propose qu’un résumé de ce que Thomas a écrit. C’est un peu la même démarche de paraphrase et de résumé que l’auteur utilise dans la deuxième partie, mais cette fois dans un cadre thématique. Le projet de l’auteur apparaît alors véritablement : la restauration d’une philosophie thomiste – plutôt que thomasienne – adaptée aux recherches théologiques actuelles. Cependant, malgré les références à Vatican II, la démarche apparaît datée et plus proche de certains écrits néo-thomistes du début du XXe siècle que des tentatives actuelles pour penser avec Thomas d’Aquin. Pour ne donner qu’un exemple, dans le chapitre 10 consacré à « une recherche des racines de l’hétérodoxie », la critique du « modernisme » paraît tout à fait surannée. Quand l’auteur, en outre, assimile néo-positivisme et philosophie analytique, on croit revenir un demi-siècle en arrière. De fait, quoi que l’on pense par ailleurs du thomisme analytique qui s’est développé dans le sillage d’Anthony Kenny, c’est incontestablement l’une des plus puissantes relectures actuelles de Thomas. On peut le discuter, on ne peut pas le passer sous silence quand le projet est précisément de penser aujourd’hui avec Thomas.

On l’aura compris, l’historien de la philosophie médiévale pourra aisément s’épargner la lecture de cet ouvrage.

Christophe GRELLARD

2.2.4 Gyula KLIMA, John Buridan, « Great Medieval Thinkers », Oxford, Oxford University Press, 2009, 352 p.

Contrairement à ce que laisse penser le titre, cet ouvrage n’est pas un ouvrage général sur Jean Buridan – il ne couvre pas la totalité de sa philosophie –, mais il n’est pas non plus qu’un guide de lecture pour les Summulae dialecticae, comme l’auteur semble l’indiquer. Il est vrai cependant que cet ouvrage constitue un complément bienvenu à la lecture des Petites sommes de logique dont nous avons maintenant presque la totalité en édition critique dans la collection « Artistarium », publiée dorénavant par Brepols, et qui ont été traduites en anglais il y a quelques années par Gyula Klima (John BURIDAN, Summulae de dialectica, New Haven & London, Yale University Press, 2001, 1032 p.). Mais le présent ouvrage ne se présente pas comme un commentaire linéaire et complet des Petites sommes, il est organisé pour exposer les aspects centraux de la logique et de la philosophie du langage d’un « grand penseur médiéval », puisque tel est le titre de la collection. L’auteur est familier de l’œuvre buridanienne et des débats interprétatifs qu’elle a pu susciter, même si la bibliographie est pour l’essentiel limitée aux ouvrages et articles de langue anglaise, voire à ceux qui sont parus outre-Atlantique.

Buridan y est présenté comme « un philosophe analytique médiéval », tant en raison de ses objets (du moins de ceux qui sont mis en avant dans cet ouvrage) que de sa manière de faire de la philosophie. Une telle formule pourrait effrayer. Mais il vaut la peine de surmonter cette première réaction, car l’ouvrage ne se limite pas à « Buridan, mon collègue à Oxford ». La mise en rapport de certaines positions de Buridan avec des problèmes soulevés dans la philosophie contemporaine de la connaissance est faite avec une certaine finesse et toujours sur la base d’une restitution précise de sa pensée.

Après un chapitre consacré à la qualification générale de l’œuvre buridanienne, un autre qui se donne comme une mise en relation avec la tradition logique médiévale mais qui est en réalité centré sur la logique comme science pratique et la conventionalité du langage, Gyula Klima étudie le statut du langage mental et de ses éléments (chap. 3 et 4), le langage naturel et l’idée de « syntaxe formelle » (chapitre 5) ; il aborde des aspects plus techniques avec le carré des oppositions, les implications existentielles, l’engagement ontologique (chap. 6 et 7) ; il présente de façon précise la théorie des propriétés des termes et la sémantique des propositions (chap. 8 et 9) ; le chapitre 10 étudie de façon détaillée la place assignée dans la logique buridanienne à la théorie de la vérité, à la théorie de la signification, à la théorie de l’inférence, le tout dans le cadre d’une langage « sémantiquement clos », c’est-à-dire dans lequel on n’admet pas de dissociation entre langage objet et métalangage – ce qui est de fait un aspect important du traitement buridanien. Les trois derniers chapitres reviennent à des enjeux plus larges, en présentant la possibilité de la connaissance scientifique, l’opposition au scepticisme, puis l’« essentialisme nominaliste » par lequel Klima avait déjà caractérisé la théorie buridanienne dans des articles antérieurs.

Dans son parcours, l’auteur montre les difficultés internes, les problèmes qui surgissent du point de vue contemporain, et cherche à expliquer comment Buridan répond à ces objections possibles (sur les propositions types, sur la science et la singularité, sur le rapport entre formalisation et langue latine…). On pourrait sans doute s’interroger sur la place privilégiée donnée à l’idée de langage mental qui, chez Buridan, est moins au premier plan qu’on ne pourrait le penser à la lecture de cet ouvrage ; on pourrait se demander si en dernier ressort la théorie des conditions de vérité ne joue pas un rôle plus central que ne le laisse penser le chapitre 9. Mais l’ensemble, dans la perspective clairement annoncée qui est la sienne, est une bonne présentation de la logique et de la théorie de la connaissance buridaniennes.

Joël BIARD

Le Bulletin de Philosophie médiévale est rédigé dans le cadre des activités du GDR 2522 du CNRS, « Philosophie de la connaissance et philosophie de la nature au Moyen Âge et à la Renaissance » – adresse : 59 rue Néricault-Destouches, BP 11328, F-37013 Tours Cedex 1. Secrétaire du Bulletin : Christophe Grellard, maître de conférences à l’université de Paris 1 – Sorbonne ; directeur du Bulletin : Joël Biard, professeur à l’université François Rabelais de Tours (département de philosophie/Centre d’études supérieures de la Renaissance). Ont collaboré au présent bulletin : Joël Biard, Julie Brumberg-Chaumont, Christophe Grellard, Aurélien Robert, Magali Roques.