Tome 81, cahier 3, Juillet-Septembre 2018
Faire l’histoire de la race
Magali Bessone, Faire l’histoire de la race. Avant-propos
Jean-Frédéric Schaub, Temps et race
La recherche historique sur la constitution de la catégorisation raciale en tant que ressource politique s’inscrit dans le paradigme du constructivisme social. À partir de ce point d’accord, des propositions s’affrontent sur la question de savoir à partir de quand une discrimination attestée peut à bon droit être décrite comme raciale. Plusieurs modèles sont présentés dans l’article. Il s’agit de montrer d’une part que la désignation de l’altérité porte en premier lieu sur des groupes qui ne sont guère marqués par des différences visibles, et d’autre part que les politiques raciales ont pour finalité de freiner les processus de réduction de l’altérité.
Claude-Olivier Doron, Histoire épistémologique et histoire politique de la race
Cet article plaide pour une histoire épistémologique des concepts de race et son articulation nécessaire avec une histoire politique. On distingue cette histoire épistémologique d’une histoire du racisme et d’une histoire de l’idée de race. Contrairement à cette dernière, l’histoire épistémologique refuse de partir d’une définition <i>a priori</i> de la race ou d’un référent homogène qu’on retrouverait à travers l’histoire. Elle part au contraire de la variété des usages effectifs de la catégorie de race dans différents champs ; identifie les règles qui président à ces usages, les stratégies et les pratiques dans lesquels ils s’insèrent. Elle ne peut être séparée dès lors d’une histoire de la race comme objet/sujet de pratiques politiques particulières : histoire politique de la race dont nous tentons de dessiner les contours.
Magali Bessone, Les contextes de la race : une question normative
L’article entend plaider pour une identification politique contextualiste des composantes du concept de race. Il récuse tant la démarche qui cherche à poser à partir de nos intuitions ordinaires un concept minimal descriptif de race que celle qui, procédant de manière généalogique, cherche à exhumer les déterminants centraux du concept de race sous les couches de sens que les usages successifs du concept lui ont conférées. L’article montre que le concept de race, qui s’apparente au « concept essentiellement contesté » dégagé par W. B. Gallie, est un concept normatif : nos désaccords à son propos ne nous permettent pas de conclure qu’il faudrait nous en passer, mais qu’il nous appartient de nous interroger sur le système de valeurs et pratiques politiques qui constituent le paradigme dans lequel nous en parlons.
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Lucien Calvié, « Le début du siècle nouveau ». Le débat intellectuel et politique en Allemagne autour de 1800
Face à la « dégénérescence » révolutionnaire du Directoire (1795-1799), « Le début du siècle nouveau » (Schiller, 1801) cristallise le débat allemand des années 1790-1800 autour de trois secteurs liés entre eux : la politique de Fichte, du « jacobinisme » au nationalisme des Discours à la nation allemande ; dans la dépendance du subjectivisme kantien et fichtéen, la genèse du premier romantisme (Novalis, F. Schlegel), son ironie et son « tournant » réactionnaire ; et le développement de la pensée de Hegel comme critique du subjectivisme fichtéen et de l’ironie romantique, la question centrale devenant celle de l’État face aux conflits de la société civile.
Pierre Fasula, « La fin d’un modèle »
Cet article décrit la conception wittgensteinienne du modèle. Wittgenstein est en effet connu pour sa critique des modèles en tant que le réel devrait s’y plier. Faut-il pour autant abandonner l’usage de modèles au profit de descriptions comme y invitent apparemment les Recherches philosophiques ? Une analyse détaillée de ses remarques montre que les modèles peuvent avoir leur légitimité dans le domaine des sciences sous la forme de normes d’expressions, mais aussi en philosophie en tant que points de comparaison éclairant nos jeux de langage.
Christiane Chauviré, Compréhension et expérience vécue dans les Dictées de Wittgenstein
Dans les Dictées Wittgenstein est entre sa première et sa seconde philosophie. Les Dictées commencent avec le problème crucial de la compréhension comme n’étant ni un processus mental ni une expérience personnelle privée. Ces remarques philosophiques préparent sa thèse de la maturité selon laquelle comprendre, c’est « voir-comme » ou « entendre comme », qui présuppose sa philosophie ultérieure des aspects.
Bulletin leibnizien IV
Bulletin de Philosophie médiévale XIX
Le concept de race…
…il hante l’anthropologie des modernes. Vise-t-il un fait naturel objectivé et selon quelles procédures ? S’y rapporte-t-il comme à une réalité identifiée et cernée en et pour elle-même dans son objectivité, une réalité qu’il désignerait en permettant de la penser en même temps qu’il déterminerait alors et signifierait les valeurs morales, comportementales et sociales qui doivent en découler dans les sociétés humaines, tout comme les pratiques politiques au sein de ces sociétés ? Ou bien est-il une élaboration produite par la pensée à des moments identifiables du temps ? La race précède-t-elle en tant que fait le concept qui entend s’en saisir ou bien se constitue-t-elle en divers concepts dans des processus de constructions sociales et historiques, ces concepts prenant des figures variables dans le temps et donnant lieu à des usages eux-mêmes variables : figures et usages dont il apparaît qu’ils sont nécessairement articulés avec une histoire politique, sociale ou religieuse ?.
Coordonné par Magali Bessone, Faire l’histoire de la race affronte avec courage, rigueur et sobriété ces questions. Le dossier ne les élude pas ; il ne trébuche pas sur leurs formulations antinomiques mais dépasse avec fermeté le piège ou la paralysie qui en serait le nécessaire effet. Ce dossier conduit le lecteur à faire le point, pour lui-même, sur la notion de race. Une recherche historique sur l’apparition et la construction du concept de race l’y prépare. Cette construction – qui est sociale – opère, à des moments précis de l’histoire humaine et pour des raisons propres aux contextes de ces moments, la mise en évidence de l’élément d’altérité de telle ou telle communauté au sein des sociétés ainsi que la signification de cette altérité pour ces sociétés ; une altérité toujours menacée d’être réduite à néant ou soupçonnée. Une enquête épistémologique accompagne cette recherche historique. Cette enquête ne procède pas d’un naturalisme, d’un rationalisme objectiviste ou d’un idéalisme rationaliste a priori. À partir d’un examen des usages des concepts de races enracinés dans des habitus moraux et politiques et intimement liés à l’histoire des sociétés humaines, elle travaille bien plutôt à esquisser les traits d’une histoire politique de la race qui ne se confond nullement avec « une histoire du racisme ».
Mettre le lecteur en face de sa propre pratique…
Le lecteur parvient alors à découvrir progressivement que le concept de race, loin de se rapporter à un fait naturel rationnellement objectivable ou à une idée destinée à prendre réalité, considère moins l’objet qu’il viserait comme chose même qu’il ne concerne fondamentalement le système des valeurs et des gestes politiques et moraux qui constituent un ensemble d’hommes en tant que société : une société qui, si elle est dans un rapport réflexif et conscient à elle-même, est alors convoquée à examiner ces valeurs et ces normes quand il s’agit en son sein d’articuler altérité et vivre ensemble. Le concept de race conduirait ainsi à interroger et à évaluer l’ensemble – non dit ou explicite, tu ou balbutié – des normes et valeurs, par là portées au jour, qui tissent les rapports humains au sein d’une société et, liées à ces normes et ces valeurs, motivées par elles, les décisions et les actes moraux, politiques ou religieux qui y ont cours. L’accès de ces valeurs et de ces normes serait ainsi ouvert à la conscience critique et raisonnable des femmes, des hommes, des familles de cette société. En ce sens, Faire l’histoire de la race met le lecteur aux prises avec sa propre pratique politique et morale, voire religieuse, de son rapport à l’autre homme, tout simplement parce qu’il est autre d’une altérité inassignable et irréductible au même. Ce dossier, tel qu’il est, introduit à un exercice de jugement qui vient à son heure..
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Véronique Decaix et Aurélien Robert ont accepté d’assurer les fonctions de responsables scientifiques du Bulletin de philosophie médiévale. Dirigé par Joël Biard, ce bulletin connaît ainsi une nouvelle assise et est assuré d’une ouverture et d’une extension prometteuses. Qu’ils en soient vivement remerciés.
Le Bulletin leibnizien, sous la responsabilité scientifique de Paul Rateau, poursuit sa belle extension. Outre les comptes rendus précis et solides des parutions retenues et présentées cette année, il comporte un dossier extrêmement soigné et informé consacré à une figure fondamentale et centrale des études leibniziennes : Gaston Grua. Lire Leibniz aujourd’hui ne peut en effet se faire en dehors d’une histoire du commentaire, voire sans ou contre cette histoire, si ce n’est au risque de l’illusion de se croire original. Cela vaut évidemment de tous les philosophes qui ont marqué et marquent encore la philosophie, qui traversent l’histoire et continuent à l’inspirer.
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