Tome 81, cahier 4, Octobre-Décembre 2018
Pierre Bayle : un esprit libre, sans tutelle
Antony McKenna, Introduction
Maria-Cristina Pitassi, Les impasses de l’examen religieux : examiner, prouver, objecter, persuader
La question de la légitimité et de la faisabilité de l’examen religieux – l’un des sujets principaux de la controverse confessionnelle en France au XVIIe siècle – traverse l’ensemble du corpus baylien. Étroitement lié à des questions cruciales comme celle de la nature des vérités divines, des dispositions éthiques du croyant et du statut de la Bible, l’examen religieux est en réalité pour Bayle un oxymore, qui tente de concilier ce qui est antithétique, à savoir l’examen philosophique et la croyance.
Élodie Argaud, Épicurisme et augustinime. Une “application” baylienne
On trouve sous la plume de Bayle des rapprochements étonnants qu’il théorise lui-même comme un art de faire de « belles applications » ; nous nous interrogeons sur l’affinité qu’il décèle entre épicurisme et augustinisme et proposons de réévaluer sous cet angle la portée de la thèse baylienne de l’athée vertueux par rapport à la thèse de la vertu des païens défendue par La Mothe Le Vayer.
Gianni Paganini, Le moment machiavélien de Pierre Bayle
À travers l’analyse des articles « florentins » du Dictionnaire historique et critique (Machiavel, Guichardin, Savonarole) l’auteur essaie de voir comment Bayle a lu Le Prince et les Discours de Machiavel sur des sujets cruciaux pour sa pensée : le rapport religion-politique, mais aussi la réflexion sur la république et la démocratie, la relation entre morale et société, la figure du prophète « armé » ou « désarmé ». Avec son anti-conformisme intellectuel coutumier, Bayle se distingue tant de l’appréciation libertine (Naudé est l’une de ses sources) que de la condamnation huguenote, représentée par Innocent Gentillet. Derrière la figure historique de Savonarole se profile l’ombre inquiétante d’un prophète contemporain de Bayle, Pierre Jurieu.
* * *
Antony McKenna, Pierre Bayle : le pyrrhonisme et la foi
Il s’agit de montrer comment le rapport de Bayle à un scepticisme pyrrhonien ou académique, loin d’être d’adhésion comme le tient l’interprétation courante, évolue et se transforme. Il va en effet de la nécessaire concordance entre foi et raison sur le plan de la morale à l’impossibilité de tout accord entre elles, y compris sur le même plan. C’est que le contexte dans lequel s’inscrit ce rapport pèse dans la manière de le vivre, en particulier quand Bayle doit organiser sa défense contre les attaques d’un Jurieu
Gianluca Mori, Bayle et Hume devant l’athéisme
Les stratégies de Bayle et de Hume devant la question de l’athéisme sont bien plus proches qu’on ne le croit généralement. Cet accord découle de l’influence constante que Bayle exerça sur Hume. Pour Bayle et pour Hume, l’athéisme et le scepticisme sont très étroitement liés – celui-là n’est qu’une forme du celui-ci. La force des Dialogues sur la religion naturelle de Hume ressort précisément de cette alliance entre athéisme et scepticisme qui, puisant la plupart de ses arguments chez Bayle, aboutit à une critique de la théologie fondée sur une analyse sans concession des fondements épistémologiques de la croyance, tout en se gardant, comme le Straton de Bayle, de réduire l’athéisme à un dogmatisme métaphysique abstrait.
Todd Ryan, Les maux innombrables de la vie. Bayle et Hume sur le Mal naturel
Dans la Partie X des Dialogues sur la religion naturelle, Philon, le sceptique, rejoint Demea, le défenseur de l’orthodoxie chrétienne, en dressant un catalogue effrayant des peines et des misères qui marquent la condition humaine. Cet article tend à démontrer que la source principale de leurs arguments est le débat à trois voix entre Bayle, Leibniz et William King sur la question de savoir si le bien ou le mal prédomine dans la vie humaine. De plus, nous suggérons que Philon, intentionnellement et non sans malveillance, exagère la prévalence de la misère et de la souffrance afin de souligner la ressemblance entre l’orthodoxie chrétienne et les sceptiques religieux comme Bayle.
Bulletin de littérature hégélienne XXVIII
Bulletin de bibliographie spinoziste XL
Pierre Bayle. Un esprit libre, sans tutelle…
…Ou les chemins d’une philosophie du dialogue – abrupt parfois –, d’une philosophie en tension et en transition. Avec Pierre Bayle, la philosophie est en tension entre le refus de tout système reçu, élaboré par une raison en posture de domination, certaine de son savoir et sûre de ses procédures ou au service d’une autorité, quelle qu’elle soit, et le choix d’une bienveillance de la raison qui, dans la considération des positivités et dans le respect des faits, doute progressivement d’elle-même et de ses excès ou de ses outrances toujours possibles. Si la philosophie, avec Pierre Bayle, est en tension, elle est aussi en transition par la tâche et l’activité d’une raison qui se découvre susceptible d’accéder à ce qu’elle est, à sa manière de faire comme raison de l’homme : une raison qui sait la tyrannie des dogmatismes rationalistes tout en étant avertie de l’inconfort que génère l’hésitation du jugement, pour ne pas dire la censure à l’encontre de tout jugement, professée par les scepticismes convenus.
Ouvrant un chemin à la raison…
Ce dossier, élégamment coordonné par Antony McKenna, montre en effet combien la philosophie de Pierre Bayle ouvre un chemin à la raison qui, dans des conflits souvent opposés et violents entre les différents discours sur la morale, la religion, le monde et, en fin de compte, l’homme lui-même, y reconnaît progressivement ses propres tâtonnements et se reconnaît elle-même chemin faisant. L’horizon qui se présente à la raison, par le geste philosophique de Pierre Bayle, est celui d’une raison vivante et même ouvrière de sa propre transformation. Ce qui a une incidence pour l’homme lui-même : se préparer à accéder à sa réalité d’individu conscient de soi et de toute extériorité extérieure à soi, plutôt que vivre comme sujet obligé de la vérité, qu’elle soit religieuse, morale ou politique.
Avec une finesse sans emphase aucune…
…et non sans humour, Pierre Bayle. Un esprit libre, sans tutelle propose au lecteur, s’il consent à s’y prêter, d’exercer son jugement honnêtement et librement, comme on aime à le dire dans le siècle, sur ses propres postures ou ses choix philosophiques. Il y découvrira que sa propre raison est plus dialectique que cela ne lui apparaissait d’abord. L’occasion de s’arrêter sur un philosophe d’une époque elle-même de tensions et de transition, de fait encore éloignée de lui, loin de l’étourdir sur le temps présent ou de l’en distraire, lui fera apercevoir, peut-être, les ressorts secrets des blocages du penser d’aujourd’hui.
♦ ♦ ♦