Auteur : Christian Trottmann

Marialucrezia Leone, Synderesi, la conoscenza immediata dei principi morali tra medioevo e prima Età Moderna, Rome, Aracne, Flumen sapientiae, 2020, 299 p.

À la fois sommet de la connaissance intellectuelle et source en l’âme des principes moraux, la syndérèse est une notion médiévale fascinante. Un livre de synthèse sur ce concept disparu et son histoire était donc attendu. Celui de Marialucrezia Leone en propose une approche philosophique qui toutefois tend à le réduire à sa seule valeur morale, laissant échapper le filon dit mystique rapporté à tort à la fin du Moyen Âge. En effet, cette valeur noétique qui sera qualifiée de mystique apparaît à notre connaissance en premier lieu dans les commentaires dionysiens de Thomas Gallus où, dans un parallèle avec le cœur angélique suprême, elle constitue la faculté ultime en l’âme humaine d’union à Dieu au-delà de la dualité entre intellect et volonté. On comprend que les scolastiques selon leur lecture de Denys la feront pencher du côté de l’une ou l’autre faculté. D’où le plan de ce livre. Un premier chapitre remonte à la source chez Jérôme, poursuivant l’élaboration de son sens moral chez les premiers scolastiques. Suivent deux chapitres sur la syndérèse et la volonté, la syndérèse et l’intelligence couvrant la période scolastique jusqu’à Duns Scot. L’auteur qui s’en explique en introduction a suivi l’essentiel du corpus édité naguère par Dom Lottin et entend ajouter au dossier établi par le bénédictin une coda sur l’oubli de la syndérèse à partir du XIVe siècle (chapitre IV) et sa fortune au-delà (chapitre V), envisagée cette fois dans sa double dimension éthique et religieuse. Or cette dimension qualifiée de « religieuse » ou « mystique » de la syndérèse n’est-elle pas aussi philosophique ? L’apex mentis néoplatonicien qui passe dans les commentaires de Denys du début du XIIIe siècle a ainsi une dimension spéculative : psychologique et métaphysique, et non seulement morale. N’aurait-il pas été intéressant de montrer la tension dialectique entre ces deux sens, noétique et moral, plutôt que de rejeter le premier hors de la philosophie dans le champ de la mystique ? L’auteur de ces lignes, contrairement à ce qui est suggéré n. 25, p. 19, n’a jamais voulu faire l’inverse en réduisant la syndérèse à sa dimension contemplative à l’exclusion de sa valeur morale et il a publié aussi sur celle-ci notamment chez saint Albert. Il prend toutefois conscience en lisant ce livre que ses publications surtout consacrées au versant contemplatif de la syndérèse ont pu donner cette impression fausse. Il est vrai que, sans doute sous l’influence initiale des Victorins antérieurs, puis des Franciscains, le filon dionysien ouvert par Thomas Gallus s’oriente vers une mystique affective touchant les Franciscains et qui sera développée par les Chartreux à partir d’Hugues de Balma. Ce pan noétique de la syndérèse aura des résurgences au XVe siècle et au-delà, non sans interférences avec la volonté et l’éthique, mais c’est une autre histoire.

Le premier chapitre repart ainsi de l’origine du terme dans le Commentaire de Jérôme sur Ézéchiel. Il en propose une analyse philosophique rigoureuse, mais non dénuée de ce que Bergson appelait illusion rétrospective. Par exemple, saint Augustin est évoqué dès la p. 24, par un rapprochement entre raison supérieure et syndérèse. Mais un tel rapprochement sera le fait des auteurs scolastiques. Le terme de syndérèse ne figure nulle part, à en croire la Library of Latin Texts, dans l’œuvre immense de l’Hiponate. C’est le Lombard qui substitue le terme augustinien de scintilla rationis à la scintilla conscientiae chez Jérôme, sans d’ailleurs mentionner explicitement le terme de syndérèse. Le commentaire philosophique de Marialucrezia Leone semble considérer comme acquis, pour les scolastiques, que la syndérèse relève de cette instance rationnelle de la conscience comme son étincelle la plus élevée, voire correspond à la raison supérieure augustinienne. Certes, elle mentionne le glissement opéré par le Lombard et la difficulté induite par l’image : l’étincelle procède du feu mais en est séparée. Syndérèse et conscience sont-elles au départ des termes équivalents dans le texte de Jérôme ? Ne convenait-il pas avant de se lancer dans l’histoire conceptuelle de faire droit à la philologie ? La divergence entre la Patrologie latine qui donne la citation grecque sunteresis et le Corpus Christianorum qui corrige en suneidesis, relève de divergences de manuscrits. Écarter avec l’édition critique la leçon synteresis conduirait à faire remonter l’apparition de la notion de syndérèse à une « heureuse faute » de copie survenue au plus tard au IXe siècle. Toutefois, Alain Le Boulluec (dans « Recherches sur les origines du thème de la syndérèse dans la tradition patristique », in C. Trottmann (éd.), Vers la contemplation. Études sur la syndérèse et les modalités de la contemplation de l’Antiquité à la Renaissance, Paris, Champion, Le savoir de Mantice, 2007, p. 61-77) fait remarquer que synteresis est la lectio difficilior et que si correction éventuellement erronée il y eut, elle dut intervenir a posteriori en faveur de syneidesis. Il faut donc postuler la présence des deux termes dans le texte de Jérôme celui plus rare de synteresis étant ensuite expliqué par son rapport avec la conscience (syneidesis) dont la syndérèse est l’étincelle et corrigé dans certains manuscrits fautifs. Ainsi le problème du statut original de la syndérèse au-delà des trois puissances de l’âme platonicienne et donc de la raison, étincelle de la conscience regardant éternellement Caïn dans sa tombe, est noué dès le texte de Jérôme en des termes qui ne sont pas encore ceux des scolastiques et de leur mobilisation d’Augustin. La prise en compte de l’article d’Alain Le Boulluec aurait permis, outre une mise au point philologique, de nouer plus finement le problème philosophique et théologique de la syndérèse au lieu de le lire immédiatement avec les lunettes scolastiques. Marialucrezia Leone passe directement au Lombard pour en venir aux premiers scolastiques : Guillaume d’Auxerre, Roland de Crémone et Guillaume d’Auvergne. Curieusement, elle fait de la Summa aurea un Commentaire des Sentences. L’éditeur de cet ouvrage, Jean Ribailler, considère plutôt que les questions d’abord éparses disputées par Guillaume ont été regroupées par les éditeurs de l’époque de la Summa aurea selon l’ordre du Lombard ce qui toutefois devait correspondre grosso modo à l’ordre de l’enseignement de Guillaume très libre par rapport à ce dernier (Jean Ribailler, Introduction, p. 30 sq.).

Les trois auteurs réunis en cette première section assimilant la syndérèse à la raison supérieure augustinienne en viennent à conclure qu’elle peut pécher. Cela semble contredire Aristote si elle est assimilée au sommet de l’intellect semper verus, voire Jérôme pour qui elle est inextinguible. Guillaume d’Auvergne suggérant qu’il s’agit non d’une partie, mais d’une fonction de la raison n’hésite pas à contredire ce dernier en constatant sa disparition chez les fous ou les hérétiques. Philippe le Chancelier a le mérite de poser plus efficacement les problèmes philosophiques. Le chanoine de Notre-Dame est-il « laïc » (p. 49) pour autant ? Affirmer que pour Augustin la raison supérieure est typique des hommes et l’inférieure des femmes (p. 57-58) ne manque pas de piquant et semble laisser échapper dans ce contexte la valeur symbolique des termes vir et mulier selon leur emploi originel dans le De Trinitate. L’évêque maghrébin douta-t-il jamais que les femmes comme les hommes sont dotés des deux niveaux d’intelligence ? Nous arrêterons là le relevé de quelques préjugés anachroniques. Ils n’empêchent pas l’auteur de mener une lecture rigoureuse des principaux passages de la Summa de Bono. Une petite introduction sur son originalité aurait permis de dépasser l’opposition binaire entre philosophie laïque et théologie. S’il a le mérite de poser les questions essentielles (« la syndérèse est-elle puissance de l’âme ou habitus ? », notamment), le Chancelier propose des réponses subtiles dans lesquelles il ne semble pas se résoudre à trancher : potentia habitualis, la syndérèse est innée et, résidu de la rectitude originelle d’Adam, résiste au moins partiellement à la chute. Rationnelle, elle éclaire le libre arbitre et s’en distingue, sans partager sa capacité délibérative. Au moins autant que l’influence directe d’Aristote, c’est celle de Jean Damascène qui se fait sentir jusque dans le recours aux termes grecs. Au contraire de ce qu’elle est pour le Lombard, la syndérèse serait pour Philippe une instance de nature, laïque au sens suggéré par l’auteur d’indépendante de la grâce et de la Révélation.

Les deux chapitres suivants se partagent en fonction de la querelle du temps entre partisans d’un primat de l’intellect et de la volonté, mais simplement pour séparer ceux qui rapportent la syndérèse à la volonté ou à l’intellect. C’est ainsi que Duns Scot, bien que volontariste partisan du primat de la volonté, figure dans le second parce qu’il situe la syndérèse dans l’intellect tandis que Bonaventure est évoqué dans le premier. Alors que toute la tradition précédemment examinée situait la syndérèse du côté de la raison, le franciscain, à la suite de Jean de La Rochelle, la rapporte à la volonté. Elle en serait un pondus l’inclinant au bien en général, alors que le libre arbitre et la conscience s’en tiennent au particulier pour la volonté et l’intellect. Du coup, la syndérèse qui n’est plus confondue avec la raison supérieure ne risque plus ni de s’éteindre ni même d’être altérée par le péché. Elle subsiste chez les damnés dans sa fonction négative de remords et est ici-bas étincelle de la conscience la stimulant au bien. Placée dans l’Itinerarium au sommet des facultés, y compris intellectuelles, elle réalise l’union ultime à Dieu. La spécialiste de la morale d’Henri de Gand ajoute cet auteur au chapitre des volontaristes assignant la syndérèse à la volonté (et même dans son cas, contrairement à Bonaventure, à la conscience). Selon l’image proposée (p. 92), les facultés intellectuelles jouent le rôle d’une lanterne venant éclairer la volonté, seule à décider de la direction. Qui agirait contre la raison erronée pourrait ne pas contrarier la conscience, rectifiée dans la volonté par la syndérèse toujours conforme à la loi naturelle, volonté naturelle et non habituelle ou acquise du bien. Nous touchons peut-être ici le nœud éthique de l’optimisme béat et du pessimisme désespérant de l’humanité comme le pressentait Léo Moulin dans La Gauche, la droite et le péché originel (Paris, Meridiens, 1984). Après la chute, subsiste pour Bonaventure et le Gantois une bonne volonté préservée en son sommet conforme à la loi naturelle et à la justice. Pour Thomas d’Aquin, à la suite d’Augustin et conformément à l’expérience commune, la volonté est atteinte plus que l’intellect et les autres puissances (Ia IIae, Q. 83, a. 3). Alors que la bonne volonté d’Adam est définitivement perdue, c’est l’inclination à la vertu qui est diminuée (Ia IIae, Q. 85, a. 1). On comprend le risque pélagien à préserver la volonté du péché originel dont Moulin évoquait intuitivement les linéaments dans l’histoire de la pensée politique. Ce qui reste dans la nature déchue de rectitude morale n’aurait pas besoin de sauveur. La syndérèse aspirant naturellement au bien et réprouvant le mal jusqu’en enfer est pour Henri de Gand la volonté même par nature. Incapable pourtant de la déterminer, elle en préserve la liberté (de s’opposer à son instinct du bien). Bonté originelle de l’homme, préservée de la chute, elle dispenserait de la grâce, et ferait d’Henri de Gand le philosophe laïc par excellence selon l’acceptation de notre ouvrage (p. 100) conforme au refus postmoderne du salut.

Après l’examen de ces deux uniques exceptions attribuant, non sans risque pélagien, la syndérèse à la volonté, le retour au point de vue intellectualiste (chap. III) retomberait nécessairement selon Marialucrezia Leone dans l’ornière de leurs prédécesseurs assimilant syndérèse et raison supérieure augustinienne. Pour Albert, elle est une puissance naturelle au sommet de l’intellect pratique, semper rectus (selon Aristote) où sont gravés (et non appris) les premiers principes éthiques du droit naturel. Cela ne l’empêche pas de concerner le désir et la volonté naturelle (non délibérative). Elle fournit ainsi la majeure du syllogisme pratique, alors que la conscience en est la conclusion : acte à valeur contraignante. L’auteur le reconnaît comme un autre penseur « laïc » en interprétant le passage (De homine IV, a. 1, p. 531, cité p. 114). Il y oppose les philosophes qui s’en tenant au droit humain n’ont pas mentionné la syndérèse (mais l’auraient, selon la lecture de l’étude, comptée parmi les puissances motrices), alors que les saints prenant en compte raisons humaines et divines, voire éminemment les principes du droit naturel, placent la syndérèse au sommet de l’intellect capable de contempler les raisons divines éternelles. En plaçant ainsi les principes du droit naturel que Marialucrezia Leone veut voir seulement comme communs à tous les hommes, au-delà des raisons humaines des philosophes et divines des théologiens, Albert serait-il laïc à sa manière ? Ne reste-t-il pas théologien, partisan des saints capables d’envisager une contemplation en Dieu de ses raisons éternelles en particulier relatives au domaine éthique ? Infaillible du fait de cette contemplation, elle ne saurait, même offusquée par les autres puissances, être entraînée à la chute, puisqu’elle oppose toujours le remords au mal jusque chez les damnés. Synthèse à nos yeux parfaitement intellectualiste d’un théologien conséquent : « come christiano, cosi laïco ».

Ici encore l’intellectualisme de Thomas semble susciter la réticence de l’auteur (p. 120), pour qui le fait que le bien convenable doive pour Thomas être appréhendé et présenté comme tel par l’intellect à la volonté exempterait celle-ci d’une part de la responsabilité du choix au profit de celui-là, limitant la liberté de la volonté à l’exercice. Étrange regard sur l’intellectualisme thomiste et sa morale de la liberté. À la suite de son maître, le jeune Thomas fait de la syndérèse une puissance dotée de l’habitus des premiers principes de la raison pratique qu’elle fournit comme majeure dans l’élaboration du syllogisme pratique, la mineure venant des raisons inférieure et/ou supérieure conduisant à la conclusion correspondant à la conscience. L’intuition des premiers principes est conçue en référence à Denys comme participation de l’intellect humain en son sommet au fonctionnement de l’intelligence angélique. Cela garantit l’infaillibilité et l’inextinguibilité de la syndérèse qui subsiste encore même chez les damnés dans sa dimension négative du remords. Même Thomas se trouve coloré de traits laïcs (p. 135) dans la mesure où la syndérèse pourvoyeuse de principes moraux guidant la prudence est un habitus naturel qui ne dépend pas de la grâce. Remarquons qu’il faut le rapporter au don originel de la Création et que le mérite moral revient à la puissance délibérative du libre arbitre et aux décisions éclairées par la prudence. Même si le risque pélagien est écarté chez Thomas, la coloration de la syndérèse y demeure, qui laisse miroiter ce que l’auteur appelle laïcité. Avec Albert et Thomas, n’arrivons-nous pas à la clarté suprême de l’enseignement sur la syndérèse, professé dans une perspective intellectualiste ?

Il est vrai que Godefroid de Fontaine, examiné ensuite, aborde la syndérèse dans le cadre de la question retorse de savoir si l’on peut pécher mortellement en n’obéissant pas à une conscience erronée. Qui plus est, les textes sont lacunaires et semblent venir de la reportation d’un étudiant qui n’aura pas compris la subtilité du propos du philosophe belge. Sans parler des exemples scabreux comme celui d’une fornication concourant au bien de la cité. La syndérèse n’en demeure pas moins pour lui comme pour Albert et Thomas la connaissance par l’intellect pratique des premiers principes moraux. Visant le volontarisme d’Henri de Gand qui concédait à la syndérèse de pouvoir rectifier dans la volonté l’influence d’une raison erronée, Godefroid affirme avec tous les autres maîtres que celui qui agit contre une conscience erronée, ne la sachant pas erronée, pèche. Certes, la conscience concerne la volonté et non la seule raison dont elle est la conclusion, mais son pouvoir contraignant demeure tant qu’elle n’a pas été dénoncée comme conclusion fausse. Dès lors que la conscience est parvenue à un acte conclusif, elle doit être obéie. Godefroid envisage toutefois un acte imparfait, voire une conscience n’y parvenant pas et restant à l’état d’habitus inefficace. Le cas de l’intempérant en qui deux discours en apparence rationnels sont en concurrence, figurés plus tard dans un contexte culturel géographiquement voisin par les conflits de conscience du capitaine Haddock, mais aussi de Milou, ce qui est moins aristotélicien, est longuement analysé. Peuvent-ils simplement être rapportés l’un à l’universel, l’autre au particulier ? Godefroid a beau invoquer pour cela un passage de l’Éthique à Nicomaque VII, un seul syllogisme pratique est droit, l’autre est une contrefaçon de la passion pour le Stagirite. Godefroid ne s’y trompe pas en définitive et pas seulement peut-être par rigidité, mais plutôt par lucidité intellectualiste (p. 153). Comme cela est rappelé dans les pages suivantes, il n’y a pour lui, comme pour la plupart des maîtres de son temps, de libre arbitre qu’éclairé par la raison, même si, ou plutôt car la lumière de la syndérèse, voire celle de la conscience, ne sauraient contraindre la volonté d’une nécessité « naturelle », mais bien morale. Saine réaction intellectualiste du Liégeois contre le volontarisme du Gantois ? Pourquoi s’en affliger et lui attribuer un « laïcisme » oublieux de la grâce dans tout progrès moral (p. 158) ? Le risque pélagien est justement évoqué dans les citations (p. 159), mais aussi l’humilité qui permet de l’éviter. La syndérèse peut ainsi être considérée, plutôt que comme la rectitude qui dispenserait l’homme de la grâce, comme celle qui le dispose à s’y conformer.

Dernier auteur examiné dans ce long chapitre, Duns Scot, tout en rapportant la syndérèse à l’intellect, sera-t-il capable de la ramener dans le giron d’une éthique volontariste ? S’il refuse d’assigner la syndérèse à la volonté, c’est sans doute pour s’opposer à Henri de Gand, mais surtout pour en préserver la liberté. Car y situer la syndérèse reviendrait à envisager qu’elle puisse tendre de manière nécessaire (et non libre) au bien et de même résister au mal. Paradoxalement, Duns Scot perçoit immédiatement le risque pélagien d’attribuer la syndérèse à la volonté qui en ferait disparaître toute possibilité de vouloir librement le mal et du même coup le péché. De même dans les Reportata, il dénonce l’étymologie du Gantois : « cum-electio » ne serait pas un choix libre de la volonté (sous influence). Le peu d’attention qu’il prête à la syndérèse serait symptomatique de son abandon au XIVe siècle, objet du chapitre suivant. Ockham ne traite nulle part explicitement de la syndérèse. Son éthique est pourtant analysée au début du chapitre IV. On y retrouve les premiers principes éthiques au fondement de la majeure du syllogisme pratique formant le jugement prudentiel et le choix vertueux. Toutefois, ils ne sont pas rapportés à une instance intellectuelle créée par Dieu, et pourtant communs à tous les hommes, et ici le « laïcisme » selon l’acception particulière de l’ouvrage pointe à nouveau (p. 190). Qui plus est, la valeur morale est rapportée aux actes intérieurs et à la liberté. Toutefois, sa singularité peut chez le franciscain être rejointe par la toute-puissance divine capable d’en transformer la valeur de mal en bien et réciproquement. Un tel face-à-face des singularités ne tend-il pas à disqualifier la syndérèse comme faculté créée de l’universel (éthique) ?

On la retrouve chez Eckhart en position d’étincelle créée (wünkelîn der sêle), au fond (grund) incréé de l’âme humaine. Inclinant l’âme au bien, elle la guide dans le dépouillement du créé (abgeschiedenheit) qui conduit l’âme à retrouver l’union à Dieu en son fond antérieur à la Création. Les sermons sont cités dans l’allemand d’origine. Le lecteur est aidé par l’acribie des analyses proposées. Remontant à la source néoplatonicienne, Eckhart rompt avec la tradition scolastique qui faisait de la syndérèse une faculté, un habitus, ou les deux, même si parfois, il semble s’accommoder de la division augustinienne entre raison inférieure et supérieure. Une telle étincelle revêtant dans la prédication la figure du serviteur (kneht) est pure lumière intellectuelle remontant vers la lumière divine. Le Thuringien peut être lu en mystique, mais aussi en philosophe néoplatonicien, prêtant à une « laïcisation » bien méritée, même si l’universalité intellectuelle ainsi rejointe ne concerne pas que les hommes, mais aussi les anges, voire Dieu dans la confusion fréquente chez cet auteur entre créé et incréé.

Après lui vient Gerson à la fin de ce chapitre. Dans sa Théologie mystique, le premier Gerson, faisant de la syndérèse le sommet des puissances affectives mises en parallèle avec celles de l’intellect ne se contente pas de revenir (p. 211) au volontarisme de Bonaventure dont l’influence est patente. Il tente une synthèse avec l’intellectualisme. Plaçant la théologie mystique au-delà de la spéculative, du fait de la connaissance ultime atteinte par la syndérèse dans le raptus, il n’innove pas (p. 211-212) mais tente de faire droit à la mystique affective d’Hugues de Balma, selon un compromis cherché déjà un siècle plus tôt par Guigues du Pont. Celui du chancelier voudrait qu’amour du bien et intelligence de la vérité se rejoignent dans la contemplation ultime de Dieu, assurant à la théologie spéculative une perfection mystique. Toutefois, il a évolué sur ce sujet comme l’ont montré les travaux de Marc Vial à la suite d’André Combes. Prenant conscience du risque de pélagianisme et peut-être sous l’influence d’Henri de Gand, le dernier Gerson, notamment dans les Collectorium super Magnificat, considère que la divinisation ne saurait passer par une seule faculté, mais doit concerner en premier lieu l’essence même de l’âme par l’action de la grâce. C’est ainsi par l’intermédiaire des actes « élicites » des vertus théologales que sont impérés ceux des facultés, y compris de la syndérèse dont la visée universelle du Bien reste en deçà d’une union à Dieu. L’auteur remarque que chez Gerson, comme chez Ockham et bientôt Luther, la syndérèse perd son utilité. Mais est-ce seulement comme étincelle mystique que cet astre s’éteint ou aussi, en sa valeur morale, en raison du risque de pélagianisme qui lui est inhérent comme faculté naturelle du bien échappant au péché originel ? Une autre raison déjà en germe chez Gerson serait que la théologie morale va s’enseigner bientôt, en vue de la confession, comme une casuistique des cas de conscience. Dans ces conditions les manuels catholiques ne se soucient plus guère des conditions psychologiques de l’élaboration des jugements des consciences dont ils attendent surtout l’aveu de leurs fautes.

Le dernier chapitre supposé envisager le destin de la syndérèse après le Moyen Âge est centré sur Luther, reprenant dans un premier temps l’enseignement de Gabriel Biel contre lequel il réagira. Après l’examen de la position de Luther, les derniers paragraphes recherchent encore des traces de la syndérèse chez les auteurs plus tardifs. Biel propose une synthèse scolastique réintroduisant dans la via moderna ockhamienne la syndérèse comme habitus inné des premiers principes moraux dans l’intellect, en vue de préserver à la suite de Duns Scot (et d’Ockham), l’absolue liberté de la volonté. Chez le jeune Luther, la syndérèse est encore présente comme résidu d’une aspiration prélapsaire au bien et au vrai, fournissant un terrain à l’action de la grâce en l’homme pécheur. Ce dernier rempart cède dans le Commentaire de la lettre aux Romains. Les bonnes œuvres ne sauraient plus assurer le salut de l’homme totalement corrompu, mais seulement la foi et la volonté salvatrice de Dieu. L’homme in statu isto ne peut vouloir que le mal, à moins que la grâce ne lui vienne en aide. Il n’accède qu’à une connaissance de quelques biens particuliers, non à l’universel, objet d’une raison devenue la « putain du diable ». La syndérèse fait partie de l’attirail scolastique à combattre dans la nouvelle perspective fidéiste. La conscience n’est plus que le siège du jugement de foi, non plus le guide de l’action. Le paragraphe suivant évoque les derniers soubresauts de la syndérèse dans la scolastique tardive de Cajetan à Suarez et dans la néoscolastique, par exemple chez Jacques Maritain ou Joseph Ratzinger. Un dernier paragraphe est intitulé critique du naturalisme et transformations de la syndérèse. Elle est refusée par les empiristes pour qui la moralité vient de l’éducation dans la diversité des cultures. Ainsi, pour Locke, elle ne saurait être gravée en nos cœurs dès l’origine. Pas davantage pour Bruno, pour qui (en sa formation dominicaine) elle est une sorte de lampe éclairant la proue de l’âme. L’auteur relève encore une référence chez Schopenhauer. Sous l’influence semble-t-il de Baltasar Garciàn, elle devient un instinct vital autant que moral. Ne pourrait-on en relever une trace chez Rousseau, entre instinct de conservation et pitié ? La profession de foi du vicaire savoyard ne procède-t-elle pas aussi d’une laïcisation de la syndérèse ? La lecture de Malebranche semble avoir pu influencer l’auteur de l’Émile. On pourrait aussi comprendre en ce sens le cœur pascalien, faculté des principes. Sans oublier la présence de la syndérèse comme explication plausible de l’étincelle intervenant dans un des rêves fondateurs de Descartes (voir la thèse d’Édouard Mehl). On trouverait aussi des allusions plus explicites à la candle éclairant l’âme chez les idéalistes oxfordiens.

Inutile de revenir sur les doutes suscités chez l’auteur de ces lignes par l’hypothèse d’un filon laïc médiéval de la syndérèse et la tentative paradoxale de la fonder en conclusion (p. 261-262) sur Rm 2, 12-16. Du risque de pélagianisme qu’elle comportait, un théologien comme Gerson aura pris conscience pour abandonner la place éminente qu’il lui avait d’abord donnée en vue de réconcilier intellectualisme dominant et volontarisme bonaventurien, et pour revenir à une conception augustinienne de la grâce touchant la substance de l’âme avant ses facultés. Cette hypothèse ne saurait entamer le mérite de ce livre, mené selon les règles d’une parfaite érudition à l’italienne, maîtrisant absolument les sources latines (quelques coquilles demeurent toutefois dans les citations) comme la bibliographie récente.

Christian Trottmann

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Pour citer cet article : Marialucrezia Leone, Synderesi, la conoscenza immediata dei principi morali tra medioevo e prima Età Moderna, Rome, Aracne, Flumen sapientiae, 2020, 299 p., in Bulletin de philosophie médiévale XXIV, Archives de philosophie, tome 86/3, Juillet-Septembre 2023, p. 227-256.

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Graziella FEDERICI VESCOVINI, Nicolas de Cues, Paris, Vrin, « Bibliothèque des Philosophes », 2016, 248 p.

Graziella Federici Vescovini nous offre dans un livre en français la synthèse d’une vie entière de recherches sur Nicolas de Cues. Après une brève introduction qui va à l’essentiel de la biobibliographie et de la Wirkungsgesellschaft, le premier chapitre s’ouvre sur la docte ignorance et les trois infinis. Il situe la position originale du Cusain entre le dogmatisme aristotélicien hérité du XIIe siècle et le scepticisme venant des disciples d’Ockham au XIVe. Pour Nicolas de Cues, Aristote considère la réalité comme l’objet de la connaissance, mais qui n’est jamais possédé, serré toujours de plus près par des conjectures selon une approche ascendante à laquelle il ajoute une connaissance descendante dans la lumière divine de la docte ignorance dont les sources sont Bonaventure et l’école de Padoue selon l’auteur. Elle avance que la théorie de la proportion de Blaise de Parme serait reprise par le Cusain pour la connaissance de l’infini positif et des réalités ordinaires. Elle passe ensuite à l’infini négatif avec l’analyse du premier livre de La docte ignorance. La transcendance absolue du maximum coïncidant à l’infini avec le minimum réduit notre connaissance à n’être plus tant une adéquation à l’être qu’une docte ignorance progressant par conjectures. La deuxième partie de La docte ignorance met en place l’univers comme infini privatif, contracté, se déployant par l’explicatio (tentant de rendre compte d’une création ex nihilo). L’auteur rappelle que l’univers infini du Cusain n’est nullement héliocentrique. Enfin, la troisième partie de La docte ignorance présente le Christ en son humanité comme infini contracté en mode absolu, unique médiateur entre les deux premiers infinis. L’auteur souligne l’importance de cette christologie, trop souvent négligée, pour la compréhension du Cusain.

Le chapitre II, consacré aux sources hermétiques du Cusain rappelle sa grande érudition en la matière, attestée par divers manuscrits annotés de sa main en même temps que son rejet de la dimension magique de cette tradition. La proposition XXIII du Livre des XXIV philosophes pourrait être une source de la docte ignorance, comme la XIV (dans sa version commune) une source du schème essentiel des deux triangles emboîtés des ténèbres et de la lumière en De conjecturis, I, X et plus largement de la coïncidence des opposés. L’auteur entend situer l’intérêt philosophique et religieux du Cusain pour cette tradition dans la lignée chrétienne ouverte par Lactance. La médiation d’Eckhart et de Lulle apporte-t-elle quelque clarté ? C’est en tout cas la conception christologique de la médiation et ses conséquences humanistes pour la mens, à l’image de Dieu qui font l’originalité du Cusain.

Le chapitre III en vient à la théologie, sous les formes très variées qu’elle prend chez le Cusain dont l’auteur commence par rappeler l’opposition dans ses opuscules théologiques à celles qu’elle avait prises dans la scolastique : la question disputée disparaît au profit du dialogue socratique et surtout la contradiction n’est plus limitée par le principe aristotélicien qui la refuse au plan logico-métaphysique, mais résorbée dans l’Un transcendant comme non-autre. Les opuscules théologiques témoignent de ce rapport nouveau à la vérité sur la question de Dieu dépassant les limites aristotéliciennes et transformant les ouvertures proclusiennes. Ainsi par exemple, dans le De filiatione Dei (III, p. 98-99 de la traduction d’Hervé Pasqua) : « Dieu triomphant en soi, n’est ni intelligible, ni communicable, il n’est ni la vérité ni la vie, ni l’être, mais précède tout intelligible en tant que principe absolument un. » Ainsi la théologie va-t-elle se décliner selon nos diverses « considérations » correspondant aux modes cognitifs selon lesquels Dieu se communique à nous : théologie anthropocentrique, ou plutôt christocentrique du Verbe incarné, théologie mystique, horizon de la coïncidence des opposés, dans le De visione Dei en particulier, théologie de la Création originale dans son insistance sur la réceptivité des créatures, en particulier dans Le don du Père des lumières ou La Genèse, entre autres ; théologies dynamique, mathématique, la plus parfaite étant celle de Jean, théologie par énigmes, spéculative et intuitive ou discursive, notamment dans La recherche de Dieu. Cette variété des modes de la théologie n’en grève d’ailleurs nullement l’unité, rapportée à celle du Dieu transcendant, ainsi que nous l’avons vu dans la citation du De filiatione Dei. Le chapitre IV redescend à la philosophie des mathématiques. Disons en bref que les deux niveaux mathématiques rationnel et intellectuel visent une vérité absolue. Rappelant les débats mathématiques précédant le Cusain, l’auteur souligne le tournant opéré dans les dialogues de L’idiot sur la sagesse (1450). L’esprit apparaît comme une force concréée de jugement dont la vitalité mathématique est capable d’opérer la remontée de ces trois niveaux de vérité. Le parcours ainsi conçu dans l’œuvre du Cusain en vient alors naturellement (Ch. V) à l’anthropologie du Jeu de la boule (1463) et rappelle la progression de la conception cusaine de la connaissance en ses différentes étapes à partir de La docte ignorance où la conception de l’homme microcosme trouve son fondement dans les pages éminemment spéculatives consacrées à l’union maximale de la maximalité contractée du Christ dans la Maximalité infinie de Dieu, ainsi que le rappelle fort justement G. Federici Vescovini (p. 138). L’anthropologie humaniste du jeu de la boule est ainsi avant tout christologique selon elle.

Les trois chapitres suivants déploient une vision relativiste de la dernière philosophie du Cusain : vérité modalisée dans une théorie des signes (VI), tournant du Non-Autre qualifié de linguistique (VII), Paix de la foi et tolérance (VIII). Le contexte historique est à chaque fois rappelé, en particulier celui de la sémantique du Moyen Âge tardif pour le premier chapitre et de la prise de Constantinople pour le troisième. Le dernier chapitre est consacré à la Chasse de la sagesse, qualifiée d’œuvre de vieillesse (1462). Vieillesse non plus du renoncement impuissant, mais de la synthèse récapitulative d’une quête de la sagesse qui n’a pas manqué de vaillance. Ses principaux paradigmes sont parcourus dans les trois régions et selon les dix champs d’une sagesse qui est en même temps louange. La conclusion très brève insiste sur des aspects négatifs et contestables de la pensée du Cusain : transformation de l’Un transcendant en unité mathématique comme raison de proportionnalité ; contraste spécialement présent dans les derniers dialogues du Cusain entre un Dieu tout puissant et la faiblesse de l’homme, certes conçu comme un atome spirituel et immortel. Le lecteur fera la part de ce que ce parcours peut avoir de singulier dans son insistance par exemple sur l’influence de l’école de Padoue, de l’astrologie ou de l’Hermétisme. Il reste le legs de l’une des plus grandes spécialistes de Nicolas de Cues, forte d’une constante fréquentation du Cusain durant une vie longue et très féconde pour l’histoire de la philosophie médiévale.

Christian TROTTMANN (CNRS)

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Pour citer cet article : Christian TROTTMANN, « Graziella FEDERICI VESCOVINI, Nicolas de Cues, Paris, Vrin, « Bibliothèque des Philosophes », 2016 » in Bulletin de Philosophie médiévale XIX, Archives de Philosophie, tome 81/3, Juillet-septembre 2018, p. 641-672.

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Anne-Hélène KLINGER-DOLLÉ, Le De sensu de Charles de Bovelles (1511). Conception philosophique des sens et figuration de la pensée, suivi du texte latin du De sensu traduit et annoté, Genève, Droz, 2016, 881 p.

L’auteur conçoit les études bovilliennes comme « un champ de recherche bien vivant… mais encore en friche ». L’édition de sa thèse monumentale constitue une, sinon la contribution majeure de ces dernières années à l’exploration de la pensée de cet auteur. Satisfaisant à toutes les exigences de l’érudition, cet ouvrage de 880 pages correspond parfaitement aux standards d’une recherche scientifique. Son approche est aussi centrée sur la pédagogie de Bovelles et son recours aux figures. Outre l’édition bilingue très soignée du De Sensu, réalisée sur l’édition de 1509 et indiquant les variantes des éditions ultérieures, l’ouvrage comprend quatre annexes fort utiles : répertoire des dédicataires de Bovelles, table des correspondants de Bovelles, liste de notions, dénombrement des figures, ainsi qu’une bibliographie très à jour de plus de 40 pages de ce bel in-quarto. Après l’introduction qui donne l’état de l’art et l’essentiel de la biographie de Bovelles en centrant sa problématique sur la question de la pédagogie, l’ouvrage très bien écrit, qui se lit de A à Z comme un roman, se divise en quatre parties.

La première situe Bovelles par rapport au cercle fabriste en insistant sur la vocation pédagogique des humanistes parisiens. Le premier chapitre dresse le portrait de ses principaux personnages : Lefèvre d’Étaples, Clichtove et surtout Bovelles : non seulement mathématicien, mais contemplatif excellant dans la créativité spéculative et ascète socratique en proie à des extases. Cette supériorité métaphysique aurait engendré des jalousies et pourrait constituer la raison principale de la rupture avec les fabristes et du silence des années 1516-1520, selon l’auteur qui propose d’y rapporter la lettre incendiaire du 4 février 1528 (p. 39). Le second chapitre revient sur les affinités intellectuelles entre Lefèvre d’Étaples et Bovelles : enthousiasme pour un projet pédagogique commun et recours à l’analogie, en particulier celle des deux grands luminaires avec les intellects angélique et humain, révélée à Bovelles lors d’une promenade nocturne. Le troisième chapitre, toujours en recourant essentiellement à la correspondance, expression de l’amitié, élargit le regard sur l’ensemble des condisciples du collège du cardinal Lemoine, leur idéal contemplatif et les convergences entre Bovelles et Clichtove en particulier. Le chapitre suivant élargit encore l’intérêt pour Bovelles épistolier en montrant sa réputation auprès des humanistes parisiens et européens. Avec le cardinal Cisneros auprès de qui il fut reçu, espérant peut-être un poste d’enseignement, il partage prophétisme et désir de réforme dans un contexte lulliste. Avec les frères Gannay et Guillaume Budé il s’entretient de la symbolique des nombres et de l’analogie. Le dernier chapitre de cette première partie tente d’expliquer la marginalisation de Bovelles et sa rupture avec les fabristes. Son génie spéculatif risquant de faire de l’ombre à Lefèvre d’Étaples, il aurait été calomnié et marginalisé par les autres membres du clan, préférant se retirer à Noyon plutôt que de donner prise à leurs crocs. Mais peut-on écarter les divergences religieuses ? L’auteur souligne la critique bovillienne d’une exégèse fabriste superficielle et inféconde, incapable d’extraire la substantifique moelle des œuvres scripturaires ou théologiques. Qui plus est le chanoine n’est pas tenté par l’expérience pastorale de Meaux. Surtout, il reste fidèle à ce qu’il a retiré de l’enseignement de son maître ès arts lorsque, passé lui aussi à des écrits plus explicitement théologiques, il les alimente d’inventions et d’analogies spéculatives plus nourrissantes pour le lecteur que la plate exégèse de l’éditeur de Denys dans la traduction de Traversari. En radicalisant un peu la thèse prudente de Madame Klinger-Dollé, on pourrait dire que le Socrate du XVIe siècle ne renie pas son maître en philosophie mais regrette plutôt qu’il se soit renié lui-même pour devenir un théologien parmi d’autres.

La deuxième partie au titre interrogatif : « Une œuvre pédagogique ? », repart (chap. 1) du Libellus de constitutione et utilitate artium humanarum pour dégager le projet à la fois pédagogique et philosophique qui anime toute l’œuvre de Bovelles. Tout d’abord, l’antériorité du quadrivium sur le trivium, option fabriste s’il en est (dont il faudrait remarquer l’opposition à celle de saint Augustin dans le De ordine qui subordonne la genèse des arts à celle du langage donnant la primeur au trivium). La comparaison avec l’Introductio de artium et scientiarum de Clichtove s’impose plus que celle avec le Didascalicon, mais elle laisse ressortir le fait que l’intérêt de Bovelles pour la mise en ordre des arts qu’il qualifie d’humains, ne s’arrête pas au projet pédagogique. Elle est animée par une réflexion philosophique sur l’homme et sa connaissance, faisant une place de choix aux sens. Le chapitre suivant (VII) passe en revue les œuvres philosophiques majeures de Bovelles à la lumière de la pédagogie fabriste : rôle des figures, de l’analogie, limitation des autorités, projet humaniste de promouvoir l’activité intellectuelle de l’homme, fleuron de la Création. Après le libellus sur les arts libéraux, c’est le dialogue sur l’immortalité de l’âme qui sert de base au chapitre suivant (VIII). Il est rapproché d’autres dialogues, pédagogiques de Lefèvre, philosophiques du Cusain, mais présente la spécificité d’exalter la Prisca Theologia des Gaulois en la personne du Druide, tout en étant influencé par les débats italiens sur l’entéléchie. Il allie l’enthymème, la figure, voire le poème pour argumenter en faveur de l’immortalité de l’âme qui ne saurait pour Bovelles relever de la seule foi chrétienne, mais relève bien de la raison naturelle.

La troisième partie, intitulée « Une philosophie des médiations sensibles », est centrée sur le De sensu. Nous trouvons là le cœur de la thèse de l’auteur. Attentif aux médiations sensibles : nature, mais aussi parole, écriture, voire Incarnation du Verbe, Bovelles ne se contente pas de réhabiliter les sens, mais développe un humanisme où le De sensu fait le lien entre un De intellectu très néoplatonicien et le De sapiente exaltant l’homme trois fois homme. Le chapitre IX, en comparant le De sensu avec divers écrits encyclopédiques de son temps ou encore avec Lulle ou Clichtove, montre que ce traité ne s’en tient pas à une description de la connaissance sensible. Le chapitre suivant, poursuivant l’analyse de ce texte, montre qu’au-delà d’une réhabilitation des sens il vise à établir leur rôle dans la connaissance et surtout pour son acquisition d’où l’éloge de la pédagogie qui en résulte. Les sens qui sont au bas de la hiérarchie des puissances cognitives, sont l’intermédiaire entre macro et microcosme. Ils sont d’ailleurs savamment hiérarchisés entre eux, du toucher à l’audition et au sens interne imaginatif. Mais, remarque l’auteur de la thèse, l’analyse des sens laisse progressivement la place aux médiations sensibles et à leur rôle dans la pédagogie. Certes l’enseignement de l’homme par Dieu à travers sa Création et l’Écriture précède celui de l’homme par l’homme, mais c’est ce dernier qui est au cœur du traité, en particulier avec l’analyse du rôle de la parole et de l’audition, de l’écriture et de la vision pour une relecture intelligente et réflexive des notes de cours. L’homme aurait plus à apprendre de l’homme que de la nature ou de Dieu, socratisme de Bovelles qui tenant compte de l’Incarnation n’en serait pas moins chrétien pour autant. Le chapitre XI voit un prolongement du De sensu dans le mythe de l’inspiration développé par le philosophe poète dans sa correspondance, et qu’il oppose à la stérilité des théologiens de métier.

La dernière partie est consacrée aux figures qui émaillent les traités de Bovelles, à leur rôle pédagogique mais aussi à leur intégration dans la démarche même de la pensée. Coïncidence entre figures de style et images, spécialement présentes dans les grands traités du recueil de 1511, mais aussi tout au long de l’œuvre de Bovelles et jusque dans sa correspondance. Figures moins présentes dans les œuvres des années 1520-1530, mais dont le sens est explicité dans les frontispices et les images conclusives des dialogues de 1551-1552 : joie pour le sens et aide pédagogique à l’intelligence de ce qui est caché. Le chapitre XIV revient sur les rôles pédagogiques des figures, moyen (medium) sensible complémentaire de l’écriture et facilitant la mémorisation, voire une certaine jubilation dans l’analogie. C’est ainsi que le chapitre XV peut commencer à conclure sur le bonheur littéraire et la force spéculative d’une pensée figurée, à partir d’une analyse détaillée des figures du De sapiente où sagesses philosophique et biblique convergent avec les grâces humanistes. Il laisse à la conclusion plus brève et moins philosophique le soin d’une récapitulation finale insistant sur la nécessité de réévaluer la place de Bovelles non seulement dans l’histoire des idées, mais dans la littérature de la Renaissance en lui restituant son rôle de pédagogue et d’écrivain source probable des connaissances scientifiques et philosophiques des poètes de ce temps.

L’érudition et l’acribie déjà relevées tout au long de ce livre admirable, sont évidemment plus présentes encore dans les notes et la traduction du De sensu. Devant poser sa plume l’auteur de ces lignes manifestement conquis outrepassera encore ses prérogatives en se demandant si cet ouvrage modèle qui fera date, tant pour le renouvellement du regard philosophique sur la pensée de Bovelles que pour la réflexion littéraire et historique sur la figuration de la pensée, ne mériterait pas d’être couronné par l’une ou l’autre académie.

Christian TROTTMANN (CNRS)

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Pour citer cet article : Christian TROTTMANN, « Anne-Hélène KLINGER-DOLLÉ, Le De sensu de Charles de Bovelles (1511). Conception philosophique des sens et figuration de la pensée, suivi du texte latin du De sensu traduit et annoté, Genève, Droz, 2016 » in Bulletin de Philosophie médiévale XIX, Archives de Philosophie, tome 81/3, Juillet-septembre 2018, p. 641-672.

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Nicolas de CUES, L’icône ou la vision de Dieu, traduction, introduction et notes par Hervé Pasqua, Paris, PUF, Épiméthée, 2016, 194 p.

Hervé Pasqua qui a traduit une grande partie de l’œuvre du Cusain propose ici une nouvelle traduction d’une œuvre qu’il considère comme la plus belle du Cusain, jusqu’ici disponible dans la traduction d’Agnès Minazzoli qui remonte à 1986 et n’offre pas le latin en regard. L’introduction rappelle le contexte immédiat de la controverse déclenchée par Vincent d’Aggsbach, partisan d’une conception affective de l’union mystique dans laquelle l’intellect ne prend aucune part. Il aurait été utile de mentionner l’origine de cette mystique affective dans les commentaires de Thomas Gallus sur Denys et sur le Cantique et surtout dans la Théologie mystique d’Hugues de Balma. L’auteur revient sur un contexte plus large : la prétention des Bégards à une béatitude naturelle pour toute créature intellectuelle et la définition de la vision béatifique après la mort par Benoît XII dans la constitution Benedictus Deus du 29 janvier 1336. À l’interrogation des moines de Tegernsee sur la controverse de la théologie mystique le Cusain avait répondu dans une lettre du 22 septembre 1452 qu’on ne peut aimer que ce que l’on connaît. Son traité adressé l’année suivante aux moines de l’abbaye bénédictine précise comment, dans la nuée de l’union mystique une vision intellectuelle est bien atteinte. Elle reste toutefois en deçà de la vision béatifique face à face qui suppose, rappelle Hervé Pasqua, une mise à niveau de l’intellect créé par le lumen gloriae. Il se demande toutefois si le traité du Cusain concerne la vision de Dieu imparfaite en ce monde ou celle des bienheureux dans l’au-delà. La vision de Dieu est prise au double sens d’un génitif objectif et subjectif et c’est l’ambiguïté même du texte affrontée dans un premier temps à partir de l’expérience proposée aux moines de déambuler devant le tableau de l’omnivoyant. Notre regard sur Dieu présuppose le sien sur nous et sur lui-même. Hervé Pasqua situe le Cusain dans la lignée d’Eckhart pour qui « l’œil de Dieu et l’œil de l’homme sont un seul œil ». En fait c’est dans une coïncidence des opposés que convergent en Dieu voir et être vu, voir et parler, créer et être créé. L’icône conduit ainsi au silence comme le fait remarquer Bernard McGinn cité dans cette introduction, elle invite à contempler la face de toutes les faces. Ici encore, en rapprochant ce thème du De aequalitate, le traducteur tire Nicolas de Cues vers Eckhart en évoquant sa thématique de la naissance de Dieu. Mais il rappelle aussi que cette égalité de l’unité concerne la génération éternelle du Verbe dans son rapport à la Création. Il conviendrait ici de mentionner une autre filiation du Cusain à l’égard de l’École de Chartres où il a pu trouver ce thème. La vision de la face de toutes les faces et de tout visage reste toutefois en deçà des puissances et du pouvoir humain pour le Cusain comme pour Levinas, ainsi que le suggère un rapprochement intéressant (p. 23-24) avec un passage de Totalité et infini. La vision faciale suppose un au-delà du concept en une remontée vers l’Un divin, déjà pour les viatores ajouterions-nous et pour les comprehensores a fortiori. Hervé Pasqua montre bien que le Cusain, en disciple de Denys, entend ici rendre compte de l’entrée dans les ténèbres de Moïse, au-delà de la raison et de l’intellect et il recourt à la filiation divine évoquée dans les chapitres XIX-XXV du traité du Cusain pour en poser la dimension chrétienne. Au fond c’est dans la filiation divine que s’opère tant le reditus de cette remontée que déjà l’exitus de la Création, pourrions-nous dire pour tenter de résumer la contemplation du Cusain dans le De Icona. Hervé Pasqua reconnaît encore une filiation eckhartienne dans la conception cusaine de la résorption de l’altérité dans l’infini de l’Un. Mais l’apparition du visage des visages en tous les visages ne laisse-t-elle pas transparaître un humanisme qui fait basculer le Cusain vers une modernité dont Hervé Pasqua rappelle qu’elle culmine dans un fin silence au-delà du concept ? La traduction est à la fois rigoureuse et fine, évitant tout jargon et toute facilité. Les notes, outre les références à l’Écriture et à la tradition philosophique et théologique, renvoient aux passages convergents des autres œuvres du Cusain grâce à la connaissance très précise d’Hervé Pasqua qui les a traduites pour la plupart. Cette édition bilingue de grande qualité devrait désormais faire référence dans le monde francophone.

Christian TROTTMANN (CNRS)

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Pour citer cet article : Christian TROTTMANN, « Nicolas de CUES, L’icône ou la vision de Dieu, traduction, introduction et notes par Hervé Pasqua, Paris, PUF, Épiméthée, 2016 » in Bulletin de Philosophie médiévale XIX, Archives de Philosophie, tome 81/3, Juillet-septembre 2018, p. 641-672.

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