Auteur : Antoine Auvé

 

Miguel Giusti & Thomas Sören Hoffmann (dir.), Hegel und die Wissenschaften, Berlin, Duncker & Humblot, « Begriff und Konkretion » n° 12, 2024, 476 p.

Cette sélection de vingt-trois contributions réunit les actes d’un congrès international qui s’est tenu du 31 octobre au 2 novembre 2022 à l’université pontificale catholique du Pérou, dans le sillage du 250e anniversaire de la naissance du Vollender (p. 5) de l’idéalisme, en prenant pour objet (d’après le titre espagnol qui donnait peut-être une autre orientation) le « cercle des sciences ». On regrettera l’absence d’un texte cadre des éditeurs, qui aurait expressément fait de cette question un principe architectonique d’organisation des contributions ainsi qu’un fil directeur thématique guidant la lecture. À défaut d’une telle réflexion synthétique, le thème « Hegel et les sciences », faisant écho rétrospectivement aussi bien au Hegel-Kongress de 2023 (« L’autocompréhension de la philosophie et son rapport aux (autres) sciences ») qu’à une série de volumes classiques répondant au même thème avec plus de rigueur et de clôture thématique (à commencer par le Hegel and the Sciences édité en 1984 par Robert S. Cohen et Marx W. Wartosky), risque de ne constituer qu’un principe d’unité formel. Si ce volume ne se soustrait pas entièrement à un tel reproche, il en tire aussi une certaine richesse qui fait de sa lecture un bon moyen de se tenir au courant de l’actualité hégélienne internationale.

Mise en exergue pour introduire au volume, la contribution de Miguel Giusti (« Das Gewebe der Penelope oder die Zeit in Gedanken erfasst ») propose précisément un traitement transversal de la pensée hégélienne de l’historicité et de l’actualité qui connotera tout au long du volume la question de la (des) science(s). L’ensemble du volume est conclu par un essai retraçant les enjeux de la réception de Hegel en Amérique latine (Pedro Sepùlveda Zambrano, « ‘Trotz’ oder ‘mit’ Hegel »), qui met la question de l’actualité philosophique en perspective relativement au caractère mondial de ce colloque, et entre également en résonance avec la contribution de Christian Krijnen (« Suprematismus oder Vernunft? Zur Aktualität der Hegelschen Geschichtsphilosophie angesichts des kulturellen Pluralismus ») qui tente d’articuler les revendications contemporaines liées aux diversités, notamment culturelles, avec une lecture interne, intransigeante de systématicité, de la philosophie de l’histoire mondiale et des réquisits normatifs forts du concept hégélien de reconnaissance. Il en ressort globalement une inflexion, qui est loin d’être extrinsèque mais reste peu thématisée frontalement, de la question de la scientificité vers celle de l’actualité historique, la dimension internationale, voire mondiale, de l’hégélianisme devenant elle-même latéralement un objet de réflexion.

Puisqu’il n’est pas possible d’évoquer en détail chacune des contributions, nous nous contenterons de relever quelques points saillants. Ouvrant la section sur la Logique en se rattachant organiquement à la contribution de Miguel Giusti, l’article de Chong-Fuk Lau (« Eine nichtmetaphysische Deutung der Hegelschen Metaphysik ») articule de manière convaincante une lecture de la Logique comme « doctrine englobante des catégories » et « critique de la raison historique » (p. 36-38), permettant plus généralement de comprendre comment le système, au niveau métathéorique, peut à la fois élever une prétention normative forte tout en restant constitutivement ouvert à la révision. La contribution suivante (Max Gottschlich, « Zur Kategorie Grund ») prolonge l’étude de la catégorialité de la Logique, et la façon dont elle se noue plus précisément dans le traitement du fondement, ce qui permet d’expliquer en quel sens la démarche hégélienne réinvestit la theoria contre des modèles épistémologiques « technico-pratiques » qui signaleraient une continuité entre la théorie kantienne de la connaissance et les positivités scientifiques (p. 55). Sur ce même thème de la theoria, elle entre en résonance avec l’article de Thomas Sören Hoffman (« Epistemische Selbstbestimmung. Zur Idee von Wissenschaft und Erkennen bei Hegel »). La suite de cette section présente des confrontations originales de la démarche logique hégélienne avec des modèles qui en semblent de prime abord antithétiques, du more geometrico spinoziste à Wittgenstein.

La deuxième section englobe toute la philosophie dite réelle, de la nature à l’esprit objectif, avec pour conséquence surprenante que dans un tel volume, une seule contribution prenne en charge la philosophie de la nature : Giuliano Infantino (« Die Natur in den Begriff übersetzen. Erkennen und Begreifen in den Einleitungen zu Hegels Vorlesungen über die Philosophie der Natur »), se rattachant aux travaux de Christian Martin, tente d’interpréter la présupposition des résultats des sciences de la nature par la philosophie dans le cadre d’une épistémologie transformative de la conceptualité, encore non unifiée, de la connaissance empirique. Signalons l’article d’Héctor Ferreiro (« Der Unterschied zwischen Theorie und Praxis in Hegels System ») qui, à partir de la dialectique de l’esprit théorique dans la psychologie, reconstitue le mouvement global de l’esprit, montrant comment l’exigence d’autodétermination de l’esprit libre, en tant que la volonté est elle-même une forme de l’esprit théorique, ne s’accomplit que dans l’esprit absolu, ce qui fait aussi ressortir des parallèles importants entre l’esprit subjectif et objectif, quant à la finitude qui leur est commune. En ce qui concerne plus précisément l’esprit objectif, Luis Eduardo Gama (« Die harte Arbeit der Bildung. Bürgerliche Gesellschaft und Bildung in Hegels Rechtsphilosophie ») revient sur les concepts de seconde nature et de Bildung, proposant une distinction relative, convaincante, de ces deux niveaux complémentaires, en soulignant la dimension agonistique qui singularise la Bildung, aux prises avec le retour incessant de la positivité et de l’aliénation du monde social (p. 261). Ou encore, Jean-François Kervégan (« Hegel über Recht, Gerechtigkeit und Sittlichkeit ») explore en détail la théorie de la justice, en montrant comment la « dépersonnalisation » de la peine, loin d’exclure la « désétatisation » de la justice, illustre l’évolution du droit abstrait vers le statut de fonction d’une société civile en voie d’autonomisation, pour laquelle la nécessité de la décision demeure toutefois l’ultime solution au dilemme de l’arbitrage entre la contingence de la peine et la nécessité de son caractère juste.

La dernière section reproduit la succession des moments de l’esprit absolu. Signalons sur trois contributions relatives à l’esthétique la plus englobante, celle de Francesca Iannelli (« Zwischen Rosen und Kamelen. Hegels Ästhetik im Kontext der Kunstwelt und der Kunstgeschichte »), qui propose une synthèse des acquis de la recherche sur « l’esthétique » hégélienne ainsi qu’une cartographie de ses usages (y compris artistiques) contemporains. En rappelant que le caractère systématique de cette partie du système se nourrit constamment de l’expérience vécue de l’art et de la fréquentation assidue de « l’esprit du concret » (p. 364), elle évalue de manière critique les thèses selon lesquelles Hegel serait le père de l’histoire de l’art, sans oublier que la distinction conflictuelle entre philosophie de l’art et histoire de l’art, jusqu’à notre époque, n’exclut nullement que Hegel ait laissé une trace durable sur cette discipline. En ce qui concerne la philosophie, signalons l’article de Klaus Vieweg (« Eine andere Geschichte der Philosophie »). Après avoir examiné les difficultés contemporaines à envisager la scientificité de l’histoire de la philosophie, qui se concentrent dans l’aporie d’une « antinomie de l’historique » (p. 415) où scepticisme et dogmatisme sont renvoyés dos à dos, Klaus Vieweg reprend le problème de la correspondance entre logique et histoire pour esquisser l’idée d’un procédé « idéaltypique-paradigmatique » (qu’il ne distingue pas assez nettement d’autres usages de l’idéaltype) articulant la succession des degrés logiques et historiques dans une tierce série sous forme de ligne nodale ou de points focaux.

 La section se clôt sur la contribution de Gilles Marmasse (« Hegel und Schelling über die Existenz, das Interesse eines Missverständnisses ») qui, au moyen des conceptions respectives hégélienne (relationnelle) et schellingienne (factuelle) de l’existence, précise une antinomie philosophique aussi fondamentale que contemporaine.

Antoine Auvé (Université Paris-I Panthéon-Sorbonne)

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Pour citer cet article : Miguel GIUSTI & Thomas Sören HOFFMANN (dir.), Hegel und die Wissenschaften, Berlin, Duncker & Humblot, « Begriff und Konkretion » n° 12, 2024, 476 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXV, Archives de philosophie, tome 88/4, Octobre-Décembre 2025, p. 131-172.

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Ermylos Plevrakis (dir.), Hegels Philosophie der Realität, Leiden & Boston, Brill, « Critical Studies in German Idealism » n° 34, 2024, 352 p.

Se démarquant par son titre d’une série d’ouvrages qui, depuis une trentaine d’années et notamment sous l’influence des lectures néopragmatistes, ont eu pour objet privilégié l’investigation de l’« idéalisme hégélien », le présent ouvrage collectif, en prenant pour objet le concept de « réalité » dans la pensée hégélienne, n’en rejoint pas moins les débats contemporains tout en apportant un éclairage complémentaire nécessaire. Les quinze contributions réunies par Ermylos Plevrakis, issues d’un colloque qu’il avait organisé à Heidelberg en 2022, dévoilent les multiples facettes d’un concept paradoxal chez Hegel, tant il intervient aux moments clefs de sa philosophie tout en semblant n’avoir reçu de traitement explicite que subordonné à d’autres notions (telles que le concept ou l’esprit), la première impression étant celle d’un concept omniprésent mais par là même sous-déterminé. Nombreuses sont les contributions qui réinscrivent, de manière interne et systématique, le concept de réalité, d’abord circonscrit à la logique de la qualité, dans le développement d’ensemble de la Logique,  qui laisse envisager une élaboration plus complexe de cette notion à travers les déterminations de l’existence, de l’objectivité, mais surtout de l’effectivité et de l’Idée, infléchissant la détermination ontologique de « réel » vers celle de « réalisation » (comprise au gré des contributions comme instanciation ou individuation, concrétisation ou actualisation). Par là même, l’ouvrage propose en plusieurs endroits une remise en perspective, et même une critique nécessaire, de l’artefact de la Realphilosophie dont on peut dire, bien plus que du programme « idéaliste », qu’il a fait écran à une « philosophie de la réalité » proprement hégélienne. On pourra regretter ici que l’ouvrage, même s’il privilégie à juste titre une approche systématique, ait trop peu exploré la généalogie de ce que certaines contributions n’ont pas hésité à présenter comme un contresens ruineux. Enfin, la notion de réalité s’est avérée un moyen efficace de faire dialoguer la pensée hégélienne avec les intérêts de la pensée contemporaine, d’une part en réexplorant la relation dialectique des positions réalistes et idéalistes, y compris à la lumière d’autres débats (celui du réalisme et du nominalisme, ou la question du statut ontologique de la négation) et les éclairant réciproquement par ce biais, d’autre part en interrogeant le statut de la réalité de la nature aussi bien que des phénomènes spirituels (par exemple, dans la contribution d’Alberto Siani, l’effectivité des émotions). L’ouvrage intéressera donc aussi par le rapport plus global qui s’y noue entre interrogations contemporaines et histoire de la philosophie, d’Aristote et des médiévaux à Leibniz et Kant, par la médiation de Hegel.

On soulignera d’abord la façon dont les contributions ont cherché à libérer le concept de réalité du motif « realphilosophique » et donc aussi bien le logique du motif d’une irréalité. Ainsi, la contribution de Friedrich Anton Koch (« Logische Realität und raumzeitliche Realität ») veut démontrer que la réalité est déjà une détermination immanente à la sphère logique et qu’il n’y a pas d’autre réalité en dehors de la « réalité logique » : une Realphilosophie ne s’en distingue donc pas par un accroissement de réalité (« Realitätszuwachs », p. 22), mais par la forme spatiotemporelle – l’auteur proposant alors, de manière manifestement programmatique, l’idée d’une courbure de cette forme euclidienne irréelle par les déterminations du réel logique, qui est tout réel (p. 27). Federico Orsini (« On ‘the reason of what there is’ ») récuse la lettre autant que l’esprit du titre de Realphilosophie pour les philosophies de la nature et de l’esprit, en exhibant les présupposés dualistes d’une telle appellation et le statut trop abstrait de la catégorie de « réalité » pour saisir l’effectivité et le concret. La réalité fait partie d’un processus d’autoréalisation de l’Idée, si bien que la détermination d’une extériorité du réel est indissociable de celle de son autosuppression ou idéalisation spirituelle (p. 64). Le motif général de la complémentarité – terme peut-être trop faible, comme le suggère Orsini (p. 69) – entre déterminations logiques pures et résultats empiriques est récurrent, qu’il soit saisi également sous l’angle de l’a priori et de l’a posteriori (voir la contribution de Robb Dunphy), de l’universel et du singulier (Elena Ficara), ou encore de l’activité et de la passivité doublées de l’idéalisme et du réalisme (Federico Orsini, Simon Schüz). Lorsque Christian Krijnen (« Die Realität des Absoluten als absolute Realität », p. 91) remarque, révisant lui aussi le motif realphilosophique, que tout l’enjeu d’une « philosophie de la réalité » comme spéculation est de saisir le réel comme concrétion du logique et donc « concrescence » de l’Idée, il formule une orientation commune qui se dessine au fil de l’ouvrage.

On pourra également relever une autre ligne de force du recueil, qui interroge le statut du réel dans lequel s’inscrit l’exercice de la philosophie. Luca Illetterati (« Realität als Äusserlichkeit. Zu einer unitarischen Lektüre von Hegels Realphilosophie ») propose une précieuse mise au point relativement au statut de la « réalité » des philosophies de la nature et de l’esprit, en montrant que si celle-ci est définie avant tout par la détermination de l’extériorité, alors toute réalité, y compris celle de l’esprit, est définie par une naturalité, laquelle détermine le périmètre d’exercice d’un « naturalisme critique » (p. 232), au sens strict d’une critique de cette naturalité comme non correspondance du réel avec son propre concept. Si l’ambition de proposer un concept unitaire de la réalité chez Hegel au moyen de l’extériorité introduite au début de la philosophie de la nature est défendue de manière convaincante (notons qu’elle est aux antipodes de la lecture proposée par Friedrich Anton Koch), on pourra regretter l’absence d’une réévaluation de la notion même de Realphilosophie qui sous-tend pourtant le volume, d’autant que Luca Illetterati contribue aussi bien à en faire évoluer le sens. Une mise en regard avec la contribution suivante, de Christian Martin (« Die Erde als realer Ort des Geistes »), pourra être intéressante : ici, la notion de Realphilosophie n’apparaît pas seulement comme connotée, transversalement, par la naturalité du réel fini, mais est même présentée, sur la base d’une lecture libre mais rigoureuse de l’Objectivité et de l’Idée de la vie dans la Doctrine du concept, comme ayant pour thème, à chaque degré, la Terre. L’élaboration d’un « attachement terrestre (Erdgebundenheit) de l’esprit » (p. 247) comme thème de la philosophie permet d’explorer de manière systématique et anti-réductionniste mais également dans un horizon écologique le statut des « présuppositions réelles » de la pensée pure elle-même. C’est cette même question que retrouve Ermylos Plevrakis (« Die Wirklichkeit des absoluten Geistes. Kommentar zu Hegels enzyklopädischer Grundlegung der Philosophie des absoluten Geistes »), à travers un commentaire serré du § 553 de l’Encyclopédie, au moyen d’une lecture croisée avec le concept d’effectivité, comme rapport entre la « Chose » (Sache) et les conditions, élaboré au § 148. En partant du constat que l’esprit absolu, dans son traitement systématique même, n’est pas compris uniquement à partir de son seul concept, mais également à partir de son effectivité, il s’agit d’expliquer en quel sens les individus effectifs (artistes, penseurs…) sont condition réelle de l’esprit absolu entendu lui-même comme réalité de la raison ou savoir de l’Idée absolue (p. 335).

Assurément, ce collectif ne se substitue pas à une monographie sur le concept hégélien de « réalité », dont, selon l’éditeur (p. 6), il rend au contraire sensible le manque. Son apport consiste donc plutôt en une synthèse des débats actuels et en une diversité de prises de position, parfois mutuellement exclusives, qui révèlent de manière saillante les lieux hégéliens, thématiques et systématiques, où se cristallisent ces difficultés.

Antoine Auvé (Université Paris-I Panthéon-Sorbonne)

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Pour citer cet article : Ermylos Plevrakis (dir.), Hegels Philosophie der Realität, Leiden & Boston, Brill, « Critical Studies in German Idealism » n° 34, 2024, 352 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXV, Archives de philosophie, tome 88/4, Octobre-Décembre 2025, p. 131-172.

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Andrés Saenz De Sicilia, Subsumption in Kant, Hegel and Marx. From the Critique of Reason to the Critique of Society, Leiden & Boston, Brill, 2024, 268 p.

Le titre ne doit pas tromper : en dépit des pages soignées consacrées à Kant (p. 11-38) et à Hegel (p. 38-60), il s’agit d’un ouvrage portant sur Marx, et le thème de la subsomption ne permet que jusqu’à un certain point de suivre chez ce dernier une réélaboration des problèmes qui étaient ceux des théories idéalistes. L’ouvrage, issu d’un doctorat, intéressera donc prioritairement la recherche sur cet auteur, par sa remise en perspective de la question de la subsomption dans une lecture d’ensemble, à la fois scrupuleuse et critique, de la théorie marxiste de la reproduction sociale.
Plus encore que le lieu de rencontre entre tradition philosophique et critique sociale, le problème de la subsomption interroge frontalement la nature conceptuelle des relations sociales. Chez les trois auteurs, la subsomption est « réelle », au sens d’une activité productrice unifiant un principe logique dominant et des éléments particuliers hétérogènes dans une « totalité compositionnelle » (dont les chapitres 3 et 4 vont préciser l’instabilité et l’ouverture historique irréductibles comme apport crucial de Marx). S’il est essentiel de partir du tournant critique kantien dans le concept de subsomption, qui révèle les médiations actives productrices de tout donné, le développement d’un concept social de subjectivité chez Hegel, comme esprit, dépassant le point de vue fini de la subjectivité individuelle, en est un complément critique indispensable. La Phénoménologie est ici plus stratégique que la Logique pour saisir l’héritage hégélien de la théorie marxiste de la subsomption, car c’est en elle que Hegel pense une subsomption des individus sous des structures objectives de la socialité et substitue donc au terrain des actes judicatifs synthétiques celui du développement historique des formes sociales relationnelles unifiant les identités subjectives individuelles et leurs pratiques collectives (p. 47 sq.).
Si l’auteur dégage les tensions internes à la théorie kantienne de la subsomption et à son « dépassement » hégélien, qui tournent toutes autour de la relation réflexive, constitutive de la totalité compositionnelle, entre la structure unitaire et les relata qui y sont intégrés, ce n’est pas tant pour montrer comment Marx parviendrait à leur donner leur pleine cohérence dialectique en les réinscrivant dans le terrain de la pratique sociale et du métabolisme historico-naturel, mais plutôt pour justifier l’abandon de l’idée même de clôture. Tout le traitement de ce problème chez Marx ira du général abstrait (p. 84) au particulier, d’une logique de l’actualité comme totalité pratique unifiant une subjectivité concrète et une objectivité active (p. 78-80) aux conditions historiques particulières d’une telle logique. Celles-ci indiquent à la fois l’incomplétude relative de toute subsomption capitaliste et une lecture de Marx (et sa réappropriation contemporaine) qui évite les déformations, dans Le Capital (p. 172), d’une théorie capitalo-centrée ou l’idée, postérieure à Marx, d’une subsomption totale (p. 196). La critique de la société ne doit pas oublier que les spécifications des structures de domination capitaliste codéterminent la formation de subjectivités qui résistent potentiellement à une telle intégration. On peut se demander s’il ne s’agit pas d’opérer un second tournant critique de l’idée de subsomption, consistant à replacer cette logique dans une logique interactionniste (p. 223, 232) qui la sous-tend et en empêche la fétichisation systématique en montrant que l’envers de la subsomption fonctionnelle ou intégrative est la génération de résistances. S’il faut saluer le traitement analytique des divers régimes « subsomptifs » chez Marx (formel, réel, hybride, dans les sphères de la circulation, de la production et enfin de la reproduction sociale dans son ensemble), c’est peut-être la tension fondamentale entre subsomption et interaction, engageant plus généralement le rapport entre logique et réel dans un système, qui peut intéresser les hégéliens et hégéliennes à l’occasion d’un détour par Marx.

Antoine Auvé (Université Paris-I Panthéon-Sorbonne)

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Pour citer cet article : Andrés Saenz De Sicilia, Subsumption in Kant, Hegel and Marx. From the Critique of Reason to the Critique of Society, Leiden & Boston, Brill, 2024, 268 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXV, Archives de philosophie, tome 88/4, Octobre-Décembre 2025, p. 131-172.

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Edgar Maraguat, True Purposes in Hegel’s Logic, Cambridge, Cambridge University Press, 2023, 272 p.

Avec ce premier ouvrage en anglais, ce spécialiste espagnol de Hegel s’inscrit dans un tournant téléologique, voire biologique, des études hégéliennes qui s’est opéré principalement dans de récentes lectures américaines. Il consacre son livre à la démonstration d’un unique argument, « bien connu » des hégéliens et déjà abondamment commenté : la téléologie interne est la vérité de la téléologie externe et plus généralement des deux autres moments de l’objectivité logique (p. 79). Deux chapitres (ch. 2 et 3) de lecture critique de Kant et une reconstitution (ch. 4) de la notion aristotélicienne des êtres qui sont par nature visent d’abord à montrer que ce ne peut pas être Kant, mais bien Hegel lui-même, qui est l’initiateur et le défenseur d’un paradigme de la finalité interne en biologie (p. 242).
L’essentiel du livre consiste alors en une lecture patiente du chapitre « Téléologie » de la Science de la logique (ch. 5 à 7), avant d’en éprouver l’interprétation par celle de la section « Idée » (Idée de la vie au ch. 8, Idée du connaître et Idée absolue au ch. 9). C’est dans cette dernière étape que ressort véritablement l’apport de l’auteur, conformément à la visée de son étude (p. 15), à savoir préciser sur la base de la Logique les rapports entre nature et esprit. Son originalité est de penser leur différenciation en s’appuyant sur ce qu’on pourrait décrire comme une univocité du rapport téléologique. Après avoir dégagé la structure de la téléologie interne, comme vérité du mécanisme et de la causalité dans un circuit s’autoproduisant (p. 107), il s’emploie à asseoir l’idée que cette analyse logique n’a pas de sujet (au sens de subject-matter) spécifique. Puisque les déterminations de pensée doivent être examinées en et pour elles-mêmes indépendamment de leur application à un sujet déterminé, E. Maraguat critique les lectures de la « téléologie » comme détermination prématurément appliquée et spécifiée aux processus d’une agentivité consciente de soi (notamment technique). Que la vie soit immédiate ou consciente de soi, elle est finalité interne. Ce qui nous semble être son véritable tour de force est que l’analyse rigoureusement immanente de la téléologie logique, sans faire intervenir encore la vie et la réflexion consciente de soi, permet précisément de comprendre ensuite la spécificité de la vie spirituelle au sein de la vie naturelle. Le chapitre « téléologie » ressort comme l’argument final de la Logique, dont la section « Idée » spécifie l’universalité selon les éléments où se réalise le concept (p. 189). La distinction entre la téléologie de la vie immédiate et celle de la vie consciente de l’esprit repose sur le moyen : le moyen de la finalité interne de l’esprit est lui-même idéal, une « seconde nature » où le rapport téléologique est redoublé (p. 202). Cela permet de distinguer logiquement la nature et l’esprit, et de comprendre l’inscription de l’esprit dans les « première » et « seconde » natures tout en écartant tout anthropocentrisme et tout spiritualisme de la lecture de Hegel.
Si la présentation est toujours élégante et économique, on pourra regretter que la reconstruction historique puis l’analyse immanente du chapitre « téléologie » éclipsent quantitativement l’exploitation plus stimulante et plus importante – car elle seule démontre la pertinence de lire le système à partir de la téléologie – qui en est faite pour expliquer la progression interne de la section « Idée » et les rapports entre vie immédiate et cognition, nature et esprit. D’autres points forts plus localisés auraient mérité de ressortir avec plus de relief, comme l’idée que Hegel, malgré son refus de l’évolution naturelle, n’est pas incompatible avec Darwin (p. 158). On aurait enfin souhaité que l’ouvrage explicite davantage son approche du rapport entre la Logique et le reste de l’Encyclopédie, qui est un élément stratégique de sa lecture de la « téléologie ».

Antoine Auvé (Université Paris-I Panthéon-Sorbonne)

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Pour citer cet article : Edgar Maraguat, True Purposes in Hegel’s Logic, Cambridge, Cambridge University Press, 2023, 272 p., in Bulletin hégélien XXXIV, Archives de philosophie, tome 87/4, Octobre-Décembre 2024, p. 155-192.

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Compte rendu du Hegel-Kongress der Internationalen Hegelvereinigung 2023. Das Selbstverständnis der Philosophie und ihr Verhältnis zu den (anderen) Wissenschaften (Stuttgart, 7-10 juin 2023).

Le thème de la session 2023 du congrès organisé du 7 au 10 juin à Stuttgart par la Hegel-Vereinigung proposait un double axe de réflexion. D’une part, la compréhension que la philosophie produit d’elle-même la distingue spécifiquement des disciplines scientifiques que Hegel intègre à l’Encyclopédie des sciences philosophiques. D’autre part, Hegel comprend pourtant bien la philosophie parmi ces « autres » sciences, et élabore ainsi une conception générique de la scientificité, qui permet de penser réciproquement les sciences comme « philosophiques » et donc de les inclure en retour au sein du discours philosophique.

De part et d’autre de cet axe thématique, une division du travail s’est opérée entre deux principaux groupes d’ateliers. Un premier ensemble a cherché à élucider la conception hégélienne de la scientificité, en lien avec les questions de la méthode ou de l’histoire de la philosophie elle-même (jeudi 8 juin, et conclusion de la journée par Eckart Förster). Un second ensemble d’ateliers a cherché à appréhender le thème du congrès selon les objets, suivant une division régionaliste des sciences dans la tripartition logique/nature/esprit (matinée du vendredi 9). Il faut relever ici une asymétrie : les domaines de la logique et de la nature ont souvent débordé ce cadre en fournissant également le thème ou l’argument des approches relatives à la structure méthodologique ou épistémologique de la science. À ce point de croisement, l’épistémologie des mathématiques s’est imposée comme un enjeu intrinsèque de la Science de la logique (atelier dirigé par Christian Martin et exposé de Paul Redding). En revanche, l’esprit eut moins de facilité à déborder le cadre de l’atelier réservé aux Geisteswissenschaften (sciences de l’esprit) pour nourrir les approches méthodologiques.

Est-ce là l’illustration d’un tournant à la fois logicien – parfois en convergence avec une lecture plus analytique de Hegel (Pirmin Stekeler, Kenneth Westphal) – et naturaliste des lectures de Hegel ? Quoi qu’il en soit, l’atelier sur les sciences de l’esprit a failli être annulé en raison de l’absence imprévue de deux intervenantes, remplacées au pied levé par Gunnar Hindrichs qui proposa une réflexion sur la perte de transcendance et la positivation de « l’histoire de l’esprit » après Hegel. Qui plus est, le thème de l’esprit semblait représenter un lieu plus traditionnel de l’exégèse hégélienne, et il a fait l’objet de conférences plénières qui avaient un caractère essentiellement honorifique.

Mais l’esprit fut principalement appréhendé à partir de l’esprit absolu, et il faut voir dans cette focalisation le signe d’une tentative de renouvellement interprétatif. Les processus fondamentalement « historiques » par lesquels l’art, la religion et la philosophie deviennent à la fois objets d’histoire et de science et des domaines culturels en crise dans la modernité, ont été mis en évidence par Birgit Sandkaulen et Zdravko Kobe. Notons par ailleurs le lieu de rencontre entre sciences de l’esprit et sciences de la nature qu’ont constitué les approches de critique sociale et politique de l’épistémologie (conférence de Susanne Lettow, table ronde sur le féminisme, atelier présidé par Dirk Quadflieg).

Il est intéressant de remarquer la répartition des points d’ancrage pris dans le corpus hégélien. La conférence inaugurale de Klaus Vieweg et Francesca Iannelli, relative à la découverte de manuscrits de F. W. Carové sur l’enseignement de Hegel à Heidelberg, a mis l’accent tant sur les sources de plus en plus commentées que constituent les cahiers des étudiants de Hegel, que sur son projet encyclopédique, dont la fonction première de support d’enseignement académique fut rappelée. Néanmoins peu de conférences ont abordé frontalement le rôle de l’Encyclopédie, et la façon dont elle entraînait une requalification du statut de la Phénoménologie (Marco Ferrari) ou de la Logique (Angelica Nuzzo). À ces conférences plus transversales, ajoutons celle de Gilles Marmasse qui a thématisé la relation globale de la philosophie aux sciences sur le mode de leur Aufhebung dans et par la première, et la première conférence plénière, au cours de laquelle Dina Emundts a dégagé un statut paradigmatique des concepts d’objets chez Hegel. Cette conférence et d’autres (Cinzia Ferrini, Karen Ng) ont d’ailleurs pris la Phénoménologie comme cadre pour interroger le rapport hégélien aux disciplines scientifiques. Les Principes de la philosophie du droit, en revanche, ont été peu examinés.

Enfin, remarquons le caractère bilingue de cette session 2023. L’anglais était à parité avec l’allemand. Face à cet internationalisme plus marqué, les professeurs allemands ont clos le congrès par un hommage à Dieter Henrich, en rappelant sa conception du rôle du Congrès comme lieu de rencontre des grandes tendances contemporaines. Une telle conception détermina, cette année également, la programmation d’ateliers anglophones de philosophie contemporaine, libérés de la référence directe à Hegel (après-midi du samedi 10). Les intervenants italiens et français étaient en minorité ; remarquons néanmoins la conférence francophone d’Audrey Rieber, qui s’inscrivait dans la lecture renouvelée de l’apport épistémologique de l’esprit absolu.

Antoine Auvé (Université Paris-I Panthéon-Sorbonne)

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Pour citer cet article : Compte rendu du Hegel-Kongress der Internationalen Hegelvereinigung 2023. Das Selbstverständnis der Philosophie und ihr Verhältnis zu den (anderen) Wissenschaften (Stuttgart, 7-10 juin 2023)., in Bulletin de littérature hégélienne XXXIII, Archives de philosophie, tome 86/4, Octobre-Décembre 2023, p. 149-186.

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