Auteur : James Tussing

Molly FARNETH, Hegel’s Social Ethics: Religion, Conflict, and Rituals of Reconciliation, Princeton, Princeton University Press, 2017, xiii-165 p.

Ce livre court mais précieux est l’œuvre d’une professeure de sciences religieuses. L’interprétation de Molly Farneth – qu’elle développe, après une brève interprétation méthodologique, en discutant en détail des passages choisis de la Phénoménologie de l’esprit – appartient, pour le dire en gros, à l’école « post-kantienne » associée à Brandom et Pippin. Elle est cependant à l’écoute des préoccupations religieuses de Hegel, et cela sur un mode qu’on rencontre rarement chez les membres de cette école.

Ainsi, Farneth interprète l’esprit comme une forme de vie gouvernée par des normes générées socialement – des normes qui sont par nature contestables et entrent inévitablement en conflit les unes avec les autres. Quand ces normes sont essentialisées et tenues pour incontestables et données, il en résulte un conflit tragique comme celui qu’on trouve dépeint dans Antigone (ch. 2), ou quelque chose comme le dialogue de sourds entre la foi et les Lumières (ch. 3), que Farneth compare avec l’actuelle « guerre des cultures ». Si nous reconnaissons la nature sociale et relative de nos normes, une forme de réconciliation basée sur la reconnaissance mutuelle devient possible. Pour Farneth, le modèle hégélien de la réconciliation, dans la Phénoménologie, n’est pas institutionnel (comme dans la Philosophie du droit) mais religieux. Elle repère ce modèle dans la discussion par Hegel de la conscience « méchante » et de la conscience « jugeante » en conclusion du chapitre VI de la Phénoménologie. La réconciliation de ces deux formes opposées de l’esprit, que Farneth voit comme une réinterprétation humaniste du sacrement luthérien de la confession, procure le cadre pour l’éthique de la réconciliation qu’elle défend dans le reste du livre.

Le chapitre six soutient que cette version de l’éthique hégélienne peut servir de base à une compréhension du pluralisme religieux, et le chapitre 7 cherche à le mettre en lien avec les théories « agonistiques » de l’autorité démocratique. Ces deux chapitres sont stimulants mais sans être complètement convaincants. La conception de la réconciliation de Farneth semble trop mince pour la fonction politique qu’elle lui assigne. Par exemple, elle appelle au respect et au dialogue entre les partisans du droit à l’avortement et leurs opposants (p. 112-113), mais n’adopte pas la même attitude s’agissant de la question du droit de vote des femmes (p. 104-105). L’assise hégélienne d’une telle distinction n’est pas claire, car Farneth rejette l’idée d’une histoire du monde comme tribunal du monde. Le Hegel historique, bien entendu, approuvait à la fois la série des institutions qu’il décrit dans la Philosophie du droit et la forme particulière du luthéranisme de son temps, mais il n’était pas un pluraliste religieux au sens de Farneth.

Ce livre est écrit de façon à être accessible à la fois aux spécialistes de Hegel et aux chercheurs appartenant à d’autres domaines. Il accomplit remarquablement bien cette tâche difficile. Il représente ainsi une contribution sérieuse à la littérature consacrée à la Phénoménologie, et servira aussi d’introduction à Hegel tant aux étudiants en religion qu’au étudiants en théorie politique.

James TUSSING (University of Notre Dame) (trad. G. M.)

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Pour citer cet article : James TUSSING, « Molly FARNETH, Hegel’s Social Ethics: Religion, Conflict, and Rituals of Reconciliation, Princeton, Princeton University Press, 2017 », in Bulletin de littérature hégélienne XXVIII, Archives de Philosophie, tome 81/4, Octobre-décembre 2018, p. 821-856.

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Rocío ZAMBRANA, Hegel’s Theory of Intelligibility, Chicago, University of Chicago Press, 2015, 182 p.

Une interprétation importante et nouvelle de la logique de Hegel. L’ouvrage défend principalement deux thèses. (1) La logique de Hegel n’est pas une ontologie (contrairement à ce que soutiennent des commentateurs comme S. Houlgate). (2) Le but de la théorie hégélienne de l’intelligibilité n’est pas de découvrir ni de justifier des normes stables, mais de révéler ce que Zambrana appelle la précarité irréductible et l’ambivalence de la série entière des pratiques spirituelles et des institutions.

La première section de l’ouvrage contient des chapitres sur Kant et Fichte, et un chapitre établissant comment Hegel s’approprie de manière critique le thème kantien de l’aperception (8). Les chapitres de la seconde section portent sur la logique objective et la Doctrine de l’essence : la première est comprise comme une reductio du réalisme, la seconde comme reductio du dualisme. La section finale contient un chapitre sur l’unité et de la théorie et de la pratique dans l’Idée absolue. Elle fonde la distinction qui parcourt l’ouvrage entre la déterminité et l’intelligibilité. La déterminité est interprétée comme exprimant la négativité fondamentale de la forme. L’intelligibilité, pour l’auteur, concerne le contenu sur lequel la forme agit : non pas extérieurement mais à partir « du travail [négatif] d’articulation des choses elles-mêmes », c’est-à-dire la nature et l’esprit (6). La détermination formelle et le contenu intelligible sont inséparables mais peuvent être distingués : la négativité de la forme exerce une contrainte sur le contenu, le révélant comme précaire et ambivalent.

Zambrana a une dette à l’égard des lectures « post-kantiennes » de Hegel, en particulier celle de Robert Pippin. Son livre fait penser au Hegel’s Idealism de Pippin, quoique l’analyse de la logique, chez ce dernier, n’ait pas l’emphase avec laquelle Zambrana traite de l’historicité des normes spirituelles et de leur capacité à changer radicalement (au demeurant, Pippin aborde ces thèmes dans Hegel’s Practical Philosophy).

Zambrana soutient que, du fait de l’accent qu’elle met sur la négativité de la forme, sa perspective est compatible avec les interprétations déconstructionnistes de Hegel. Il y a là un pari audacieux. Pippin a toujours soutenu que la « différance » de Derrida est incompatible avec le caractère réflexif de la pensée de Hegel, mais est un retour à la positivité à la manière du dernier Schelling. De même, il est difficile d’imaginer que Derrida aurait accepté la thèse de Zambrana selon laquelle l’historicité de l’intelligibilité est un « principe anhistorique » (7). Cette assertion est plus radicale que Zambrana ne l’admet. Elle implique que la théorie hégélienne de la déterminité aurait pu être découverte, disons, dans la Chine ancienne : les normes et les institutions n’y étaient pas moins précaires et ambivalentes que dans la Prusse de Hegel.

Pippin ne va pas aussi loin. Il construit le système entier de Hegel comme une interprétation de la modernité occidentale – c’est là un point que Zambrana accepte parfois (1-2, 83-86), quoique cela soit en tension avec sa thèse de l’anhistoricité de la logique. Hegel ne regarde pas le développement institutionnel de la modernité comme simplement ambivalent. Car il voyait dans l’État moderne une manifestation plus concrète et plus rationnelle de la liberté humaine que celles qui avaient existé jusqu’alors. Les interprètes non-métaphysiques de Hegel peuvent affirmer qu’il a formulé ce jugement en tant que « phronimos » mais non en tant que logicien. Cela constitue toutefois l’assise de sa logique.

James TUSSING (University of Notre-Dame, USA) (trad. G. M.)

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Pour citer cet article : James TUSSING, « Rocío ZAMBRANA, Hegel’s Theory of Intelligibility, Chicago, University of Chicago Press, 2015 » in Bulletin de littérature hégélienne XXVII, Archives de Philosophie, tome 80/4, Octobre-décembre 2017, p. 773-802.