Auteur : Lucas Pétuaud-Létang

 

Andrew Alexander Davis, Hegel on Pseudo-Philosophy. Reading the Preface to the Phenomenology of Spirit, London, Bloomsbury Academic, 2023, 214 p.

L’interprétation de la préface de la Phénoménologie de l’esprit proposée dans cet ouvrage part de l’hypothèse qu’elle n’a pas tant pour fonction de rendre compte de la philosophie de Hegel que de poser le problème de savoir « comment reconnaître et se prémunir contre la pseudo-philosophie » (p. 1) : à cette préface revient « la tâche négative de révéler la pseudo-philosophie » (p. 4). L’attention accordée à cette préoccupation doit permettre de donner une interprétation cohérente d’un texte connu pour son obscurité et son caractère apparemment disparate. Sous le terme de pseudo-philosophie, A. Davis rassemble des méthodes qui apparaissent philosophiques sans l’être, et dont le nombre est établi par le plan du livre : la philosophie n’est pas 1) l’explication, 2) l’édification, 3) le formalisme, 4) la phénoménologie, 5) mathématique, 6) propositionnelle, 7) personnelle.
Ce livre s’engage dans une discussion de ladite préface dans deux perspectives. La première est pédagogique : elle fait comprendre, dans un style limpide, les concepts et les thèses en jeu. Par exemple, pour éclairer de manière liminaire ce que signifie concept, il est écrit que celui-ci « se réfère au fait de saisir par la pensée une activité par laquelle quelque chose se rapporte à soi-même et devient soi-même plutôt que quelque chose d’autre » (p. 29). L’auteur prend soin d’accompagner un lecteur peu habitué à lire Hegel, en déployant progressivement le riche contenu de ce texte, en multipliant les images ou les analogies (ainsi la vérité est-elle comparée à l’harmonie musicale, p. 121), en demandant aussi une certaine patience (p. 39), ou encore en recourant régulièrement à d’éclairantes comparaisons avec d’autres philosophes : Platon, Descartes, Locke, Kant, et particulièrement Aristote (comme p. 115, sur l’automouvement). Les notes et la bibliographie ont manifestement été restreintes, pour ne pas noyer le lecteur sous un flot de références. De plus, l’ouvrage comprend à titre d’appendice un résumé de la préface, paragraphe par paragraphe, ce qui peut être utile si l’on dispose d’une édition qui les numérote. En tant qu’introduction à la Phénoménologie de l’esprit, via la préface, ce livre présente en outre l’avantage d’être relativement bref, ce qui le distingue dans la littérature anglo-saxonne des ouvrages introductifs à la Phénoménologie dans son ensemble (comme celui de Robert C. Solomon, In the Spirit of Hegel, Oxford University Press, 1995).
La seconde perspective correspond à l’argumentation en faveur de la thèse annoncée : la préface de 1807 a pour but principal de mettre à l’écart la non-philosophie. Cette perspective est stimulante, y compris pour lire les autres préfaces de Hegel. En mettant l’accent sur « les mauvaises habitudes » des penseurs (p. 169) plutôt que sur les éléments positifs de présentation de la philosophie (qui, en tant que science, ne peut être exposée dans une préface), la fonction introductive et négative de cette préface apparaît clairement. Le chapitre 4 est le plus propre à faire naître le débat, puisqu’il catégorise la phénoménologie comme une forme spéciale de pseudo-philosophie, la seule menant à la pensée spéculative (p. 88). S’appuyant sur la distinction entre la Phénoménologie et le système (p. 54), A. Davis met en avant la négativité de la première, l’épreuve qu’elle fait subir à la conscience à travers toutes ses figures, une à une abandonnées. Toutefois, il fait peu de cas de la définition donnée en 1807 : « science de l’expérience de la conscience », à la fois introduction et première partie du système de la science. Si le phénoménologue retrace le mouvement dialectique de son objet, la conscience, ne fait-il aucunement œuvre philosophique et scientifique ? C’est pourtant ce que maintenait Hegel dans l’Encyclopédie de 1817 (§ 36). La visée pédagogique de cet ouvrage ne permet pas de suffisamment justifier une telle thèse.

Lucas Pétuaud-Létang (Académie de Bordeaux)

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Pour citer cet article : Andrew Alexander Davis, Hegel on Pseudo-Philosophy. Reading the Preface to the Phenomenology of Spirit, London, Bloomsbury Academic, 2023, 214 p., in Bulletin hégélien XXXIV, Archives de philosophie, tome 87/4, Octobre-Décembre 2024, p. 155-192.

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Les Jeunes Hégéliens. Politique, religion, philosophie. Une anthologie, textes choisis et traduits par Franck FISCHBACH, Paris, Gallimard, 2022, 382 p.

Dans ce livre sont rassemblés vingt-cinq textes, écrits entre 1840 et 1845, de neuf auteurs différents : Mikhaïl Bakounine, Bruno Bauer, Edgar Bauer, Ludwig Feuerbach, Moses Hess, Karl Friedrich Köppen, Karl Marx, Arnold Ruge et Max Stirner. Cet ouvrage a plusieurs mérites. Le premier, le plus évident, est de mettre à disposition du lecteur français, dans un seul volume, un grand nombre de textes « jeunes hégéliens » peu ou pas accessibles. Car seuls six des textes sélectionnés avaient déjà fait l’objet d’une traduction française (dans des ouvrages différents). Des textes passionnants, comme La Querelle de la critique avec l’Église et l’État d’Edgar Bauer (p. 137-181), viennent ainsi éclairer la compréhension francophone de ce courant aux allures de constellation. En outre, les textes choisis offrent une indéniable unité thématique, structurée autour de la politique, de la religion et de la philosophie.

Deuxièmement, l’introduction écrite par F. Fischbach fournit au sujet du Jeune hégélianisme une précieuse synthèse. Dans une discussion avec les travaux de Wolfgang Eßbach et de Michael Heinrich (entre autres), l’auteur cherche à répondre aux principales questions historiques et philosophiques touchant le Jeune hégélianisme : possède-t-il une unité qui fonderait son existence en tant que mouvement, selon quels critères peut-on déterminer cette unité, quelle est son actualité ? F. Fischbach reconstruit une image complexe du Jeune hégélianisme, en mettant au premier plan, pour le définir, l’extension de la philosophie à de nouveaux objets et sa réalisation dans la vie politique et sociale (p. 24-25). On comprend dès lors que la philosophie de Hegel constitue certes le point de départ commun aux Jeunes hégéliens, mais non une philosophie qu’il s’agirait seulement d’interpréter : « c’est le fait d’assumer un rapport à Hegel qui implique d’être prêt à consciemment et volontairement transformer sa doctrine et sa philosophie qui paraît caractéristique des Jeunes hégéliens » (p. 32). L’unité de ce mouvement, d’abord suspecte, peut trouver sa confirmation rétrospective dans la vision qu’en donnera l’École de Francfort (p. 25-30). Cependant, plus que la mise en évidence de cette unité, c’est surtout son actualité qui justifie, selon F. Fischbach, de s’y replonger, notamment eu égard aux thèmes de la laïcité, du travail, de l’État, du lien entre politique et religion, et du parti politique.

Troisièmement, la traduction de ces textes de style et d’auteurs divers est cohérente, sans pour autant gommer leurs différences. Elle tient bien sûr compte des traductions usuelles des termes techniques hégéliens, mais peut aussi se montrer originale ou subtile, par exemple en rendant Volksherrschaft par « souveraineté du peuple » (p. 202) et non « démocratie ». Ces choix de traduction importants sont signalés en note.

Assurément, on pourra s’étonner de l’absence de tel ou tel texte, ou du relatif déséquilibre quantitatif entre les textes des auteurs. En effet, on peut par exemple se demander pourquoi, de Feuerbach, seule la courte Nécessité d’une transformation est intégrée, alors que la Contribution à la critique de la philosophie de Hegel (1839), les Principes de la philosophie de l’avenir (1843) ou encore les préfaces à l’Essence du christianisme sont des textes significatifs. La plupart de ces objections trouvent leur réponse dans l’intention annoncée de F. Fischbach de reprendre le projet de Solange Mercier-Josa (qui était de rassembler des textes de toute l’école hégélienne) « initialement au moins, avec une ambition moindre » (p. 10), c’est-à-dire en commençant par une partie de cette école. Quoi qu’il en soit d’éventuels futurs volumes, il est certain que cette anthologie constitue déjà un outil indispensable pour l’étude des Jeunes hégéliens.

Lucas PÉTUAUD-LÉTANG (Académie de Bordeaux)

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Pour citer cet article : Les Jeunes Hégéliens. Politique, religion, philosophie. Une anthologie, textes choisis et traduits par Franck FISCHBACH, Paris, Gallimard, 2022, 382 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXIII, Archives de philosophie, tome 86/4, Octobre-Décembre 2023, p. 149-186.

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Ryu OKAZAKI, Zur kritischen Funktion des absoluten Geistes in Hegels Phänomenologie des Geistes (Hegel-Jahrbuch, Sonderband 15), Berlin, Duncker & Humblot, 2021, 342 p.

Cet ouvrage est une étude détaillée des trois derniers chapitres de la Phénoménologie de l’esprit, c’est-à-dire de ceux consacrés à l’esprit, à la religion, et au savoir absolu. L’auteur veut montrer, de manière générale, que les perspectives ouvertes par l’esprit absolu sont critiques et non affirmatives (p. 321). Il s’oppose ainsi à une lecture dogmatique du savoir absolu. Ce qui possède une « fonction critique », explique Ryu Okazaki dans son introduction, a la capacité de « jeter un autre regard sur quelque chose qui est déjà là » (p. 12) ; c’est-à-dire que l’esprit absolu (sphère comprenant donc, ici, la religion et le savoir absolu) développe des « médiums réflexifs » (ibid.) de compréhension de soi qui sont le résultat du travail de l’esprit étant-là et constituent une forme de critique spécifique. L’auteur rattache son analyse à plusieurs commentaires récents, ceux de Pirmin Stekeler-Weithofer, Georg Bertram, et surtout Christine Weckwerth, dont il retient la vision de la Phénoménologie comme genèse du savoir médiatisée d’un point de vue socio-culturel (p. 14-15). Le livre se divise en deux parties, l’une consacrée à l’esprit (ch. VI), l’autre à l’esprit absolu (ch. VII et VIII).

Dans l’ensemble, la démonstration est convaincante. Les analyses de R. Okazaki sont écrites dans une langue claire, ce qui doit être souligné lorsqu’il s’agit de textes si complexes. Comme le corpus étudié est peu étendu mais dense, le déroulement des expériences de la conscience est suivi de près, ce qui n’empêche pas l’auteur d’entrer dans des discussions fécondes avec la littérature secondaire, et, plus rarement, de se référer à d’autres philosophes ; on trouvera par exemple (p. 69), pour mieux faire comprendre le contraste de l’esprit rendu étranger à soi avec la figure précédente de « l’état du droit » (ou du « statut juridique »), une analogie avec la différence proposée par Hobbes entre le visage grec et le masque romain (Léviathan, ch. XVI). Le fil directeur de la première partie se noue autour du rapport entre l’être naturel et le statut normatif (Normativitätsstatus), dans un long développement (sections A, B, et C du chapitre Esprit) que l’auteur veut conceptuel plutôt qu’historique (p. 16). À son issue, il s’avère que la réconciliation des deux figures antagonistes du for intérieur ne permet pas de former une réflexion critique sur le lien entre être naturel et statut normatif, réflexion qui échoit à l’esprit absolu (p. 182-183). Mais, d’autre part, le point de vue du savoir absolu est interprété comme « un perfectionnement immanent et conséquent de la conscience de la religion révélée » (p. 18), si bien que c’est la continuité avec la figure précédente qui prévaut. Telle est l’originalité principale du livre : montrer que l’esprit absolu, et particulièrement le savoir absolu en tant qu’expérience à part entière, possède une fonction critique qui consiste dans l’unité de la « conceptualisation » (Ver-Begrifflichung) de l’histoire et de l’historicisation du concept (p. 325).

On peut toutefois mentionner ici une interrogation (parmi d’autres) qui survient à la lecture de ce texte, sur un mot abondamment utilisé par R. Okazaki : « médium réflexif » (Reflexionsmedium). Ce terme a été choisi pour qualifier le savoir de soi de l’esprit résultant de son développement. Alors que l’auteur rappelle à plusieurs reprises que le savoir vrai acquis de lui-même par l’esprit n’est pas en proie à des problèmes d’intermédiaire, pourquoi avoir choisi un terme qui inclut expressément la notion de milieu ? En outre, il aurait été intéressant d’évoquer plus précisément les perspectives qui, en dehors de la Phénoménologie de l’esprit, sont ouvertes par ce point de vue critique.

Lucas PÉTUAUD-LÉTANG (Université Bordeaux Montaigne)

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Pour citer cet article : Ryu OKAZAKI, Zur kritischen Funktion des absoluten Geistes in Hegels Phänomenologie des Geistes (Hegel-Jahrbuch, Sonderband 15), Berlin, Duncker & Humblot, 2021, 342 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXII, Archives de philosophie, tome 85/4, Octobre-Décembre 2022, p. 167-204.</p

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Will D. DESMOND, Hegel’s Antiquity, Oxford, Oxford University Press, 2020, 391 p.

Comme l’indique son titre de manière transparente, ce livre concerne la complexe appropriation par Hegel de l’Antiquité, en particulier de l’Antiquité gréco-romaine. Le but que l’auteur s’est fixé est de « synthétiser, de manière aussi objective et complète que possible, les caractéristiques saillantes de la compréhension hégélienne de la plupart des figures et phénomènes antiques dont il avait connaissance » (p. 41). Ce faisant, il ne cherche pas à introduire une thèse nouvelle sur la nature de la philosophie hégélienne, mais plutôt à montrer dans quelle mesure les Grecs et les Romains « parlent » encore dans et à travers l’allemand de Hegel – pour reprendre les termes de la conclusion (p. 351). Autrement dit, l’auteur veut montrer qu’on ne peut situer Hegel uniquement par rapport à ses futurs disciples ou critiques, mais qu’il faut d’abord rapporter sa pensée au passé grec et romain. À cette fin, les quatre chapitres centraux suivent le fil des textes de la maturité qui sont pertinents, en les mettant en relation avec l’antiquité grecque et romaine ; c’est-à-dire : les Principes de la philosophie du droit (ch. 2), l’Esthétique (ch. 3), les Leçons sur la philosophie de la religion (ch. 4) et enfin les Leçons sur l’histoire de la philosophie (ch. 5). La Philosophie de l’histoire est constamment convoquée.

Ce livre a de nombreux mérites. Il constitue d’abord une impressionnante synthèse sur le rapport de Hegel à l’Antiquité. L’originalité de l’ouvrage, comparé à d’autres portant sur le même thème, réside dans son caractère général et englobant, donc dans le refus de donner la priorité à tel ou tel thème déjà travaillé (l’Antigone de Sophocle, Platon, la dialectique, le scepticisme, etc.). Si cette perspective ambitieuse s’appuie sur une très bonne connaissance de Hegel, des textes antiques et de la littérature secondaire, on peut regretter que la bibliographie soit presque exclusivement anglophone. Synthétique, le texte ne craint pourtant pas d’entrer dans le détail de certaines questions, de la conception grecque du mariage (p. 67) à la philosophie pythagoricienne (p. 258 sq.) en passant par les gladiateurs romains (p. 219 sq.). Deuxièmement, Will Desmond ne se contente pas de suivre les interprétations proposées par Hegel : celles-ci sont régulièrement discutées, pour en souligner les limites ou pour reconnaître leur pertinence ; il insiste également sur les auteurs ignorés par Hegel, notamment Augustin (p. 229, 231-232). Troisièmement, les analyses de Hegel sont mises en relation avec celles de ses contemporains, ce qui permet d’apprécier leur originalité. Cette attention au contexte produit sans doute les pages les plus intéressantes du livre ; par exemple, celles où l’auteur relie la conception de la religion romaine comme « religion de l’utilité » à une controverse avec Bentham et Schleiermacher (p. 225-228).

La nature synthétique de l’ouvrage explique en même temps ses défauts. Le principal est le traitement rapide de certains concepts ou auteurs. Seules une soixantaine de pages sont consacrées aux dimensions éthique, politique et historique de l’antiquité gréco-romaine (p. 43-104) ; concernant la philosophie, le scepticisme antique – dont Will Desmond reconnaît l’importance pour Hegel – est expédié en trois pages (p. 313-315). En outre, cette perspective synoptique rend parfois la position de l’auteur peu convaincante : ainsi se réfère-t-il à plusieurs reprises aux Principes de la philosophie du droit comme à une œuvre « utopique » (p. 45-46), nonobstant le rejet hégélien du terme, car elle considère le meilleur possible, le rationnel qui est effectif. Une désignation si étrange devrait appeler une justification plus consistante que celle qui a pu être donnée. Ces défauts ne doivent cependant pas masquer la grande utilité de cette contribution aux études hégéliennes.

Lucas PÉTUAUD-LÉTANG (Université Bordeaux Montaigne)

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de littérature hégélienne XXXI chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Will D. DESMOND, Hegel’s Antiquity, Oxford, Oxford University Press, 2020, 391 p.</, in Bulletin de littérature hégélienne XXXI, Archives de philosophie, tome 84/4, Octobre-Décembre 2021, p. 141-180.</p

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