Auteur : Alberto De Vita
Mehl, Édouard, « Les métaphores du chemin et les métamorphoses du moi dans l’auto-fiction cartésienne », Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, LIII, 1, 2023, p. 35-58.
Cet article conjugue de manière exemplaire originalité herméneutique et rigueur philologique. É. Mehl part de l’interprétation de Hegel, selon laquelle Descartes aurait judicieusement identifié le sujet comme point de départ de la philosophie, inaugurant ainsi l’ère moderne de la pensée philosophique, mais n’aurait cependant pas pleinement valorisé la dimension de la subjectivité : l’ego cartésien apparaît comme un sujet qui « n’a pas d’histoire, et rien à raconter » (p. 35), dénué de la concrétude de l’historicité. En vérité, É. Mehl n’aspire pas à contester cette thèse, mais plutôt à en proposer une généalogie : il ne vise pas à nier qu’un certain concept de subjectivité (abstraite et métaphysique) puisse être attribué au cartésianisme, mais à se demander « comment cette philosophie comprend elle-même les conditions de sa propre genèse » (p. 36). Il propose pour ce faire une analyse inédite du Discours de la méthode – démarche déjà singulière, puisque, lorsqu’il s’agit de s’opposer à l’interprétation métaphysique de la pensée de Descartes, la Forschung cartésienne privilégie généralement l’étude des Meditationes de prima philosophia. L’article montre comment l’œuvre de 1637 témoigne du parcours selon lequel « René du Perron des Cartes est devenu l’illustre philosophe Renatus Cartesius » (p. 36).
Dans le Discours, Descartes retrace sa propre formation, faisant état de son cheminement personnel et affirmant ainsi qu’il possède une histoire qui mérite d’être racontée. Dans ce récit, il réaffirme avant tout la nécessité de cultiver l’union entre savoir théorique et savoir pratique ; plus précisément, il admet que toute forme de connaissance résulte d’un acte résolutif qui l’oriente : « il y a ici un recouvrement idéal entre l’iter vitæ et l’iter veritatis, entre la vérité et le chemin qui y mène, ou le procès de sa découverte » (p. 39). É. Mehl relie ainsi la décision dont parle Descartes dans le Discours (AT VI, 10, 28-30) à ses expériences de vie de 1619, telles que racontées par Baillet, et plus particulièrement à la question, empruntée au poète Ausone, qui inaugura son itinéraire spirituel : Quod vitæ sectabor iter ? Il s’agit dès lors de montrer comment la science de la méthode cartésienne émerge d’une exigence existentielle, et, de ce fait, ne peut qu’exiger une application concrète : « la question du “chemin à suivre” naît d’une forme d’inquiétude spirituelle et existentielle » (p. 38). L’entrelacement entre science, poésie et vie pratique, que cet article met en lumière, avait été promu par de nombreux scientifiques et mathématiciens de l’époque cartésienne. Sont cités notamment Matthias Grünewald, qu’il considère comme une « omission dommageable » (p. 44) dans le Discours cartésien : ainsi, le Discours peut ainsi être vu comme une « réécriture en français plus clair de la rhétorique grünewaldienne » (p. 46). Cependant, la nécessité d’inscrire la science dans un contexte narratif avait déjà été revendiquée par Descartes dès 1616-1619, comme le souligne l’étude. Si, dans le placard qui annonçait sa soutenance en droit, Descartes comparait la vérité à la déesse Artémis, dans les Cogitationes privatæ on trouve le titre d’une œuvre préparée pour être écrite sous pseudonyme (Polybios), intitulée Polybii Cosmopolitani Thesaurus Mathematicus. Polybios, personnage homérique, promit à Hélène un pharmakon capable de libérer l’esprit de la mélancolie (Od. IV, 122) : sous ce masque, Descartes semble désirer proposer une science capable de transformer la vie, une forme de savoir immédiatement pratique et concret, décrite selon des canons narratifs : « L’ego philosophant ne s’appartient pas à lui-même, il se comprend comme appartenant à une sagesse dont la transcendance (immanente) est soulignée ici par le procédé littéraire de la personnification » (p. 49). Enfin, l’analyse des écrits de jeunesse de Descartes permet ici de reconnaître que le sujet dont parle Descartes dans le Discours a une histoire : la science de la méthode trouve son fondement dans l’ego, mais cet ego révèle une existence pleine de vicissitudes qui, restant à la lisière de la scientificité, ne peuvent que devenir l’objet d’un récit, d’une fable. L’ego cartésien subit ainsi une métamorphose, vit un chemin qui ne peut que devenir l’objet d’une métaphore.
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Pour citer cet article : Mehl, Édouard, « Les métaphores du chemin et les métamorphoses du moi dans l’auto-fiction cartésienne », Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, LIII, 1, 2023, p. 35-58, in Bulletin cartésien LIV, Archives de philosophie, tome 88/1, Janvier-Mars 2025, p. 221-222.
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Stiegler, Barbara, Nietzsche et la vie. Une nouvelle histoire de la philosophie, Gallimard, Paris 2021, 441 p.
Le chapitre « Premier écran : l’ego de Descartes », conformément aux intentions du volume et à sa méthode herméneutique, se propose d’examiner le premier obstacle, l’écran – peut-être le principal – qui a obscurci la compréhension correcte de la vie (manifestée dans le phénomène du corps) décrite par Nietzsche : l’écran de l’ego cartésien (p. 34). En effet, affirme-t-il, la position nietzschéenne du corps comme leitmotiv en philosophie constitue une prise de position contre la primauté du sujet et de sa conscience, admise par Descartes et par toute la tradition philosophique moderne, mais également renouvelée par la phénoménologie contemporaine. Toutefois, poursuit-il, si l’opposition entre Nietzsche et la phénoménologie est évidente, sa relation avec Descartes s’avère très complexe (p. 42). D’ailleurs, à certains égards, Nietzsche semblerait rester cartésien : non seulement il fait du corps le point de départ de l’enquête philosophique (au détriment de l’autoconscience cartésienne) sur la base de la recherche de la règle méthodologique de la distinction (à la suite de Descartes), mais il assume même l’instance (cartésienne) de la méthode afin de sauvegarder l’intégrité et l’unité du sujet. Néanmoins, Nietzsche n’adopte une perspective cartésienne que pour la renverser : le canon méthodologique de la distinction, par exemple, ne vise nullement à la simplification, mais plutôt à l’indication de la complexité de la réalité et de l’ego ; de même, le sujet unitaire assumé par Nietzsche constitue la simple somme ou agrégation de nombreux ego (p. 46). En ce sens, Nietzsche semble assumer l’instance cartésienne de l’unité de l’ego seulement pour la déconstruire, en niant son existence : la critique nietzschéenne s’abat donc sur toute forme d’unité égocentrique perceptible dans la philosophie de Descartes – autant sur la réflexion, traditionnellement associée à la cogitatio cartésienne, que sur l’instance auto-affective, lato sensu phénoménologique (Michel Henry) : « Tandis que Descartes part […] de l’unité comme d’une chose déjà donnée, tandis qu’ici la méthode s’est déjà donné ce qu’elle cherchait, Nietzsche expérimente, comme le corps vivant, une […] énorme diversité de ce qui lui arrive » (p. 54).
Alberto De Vita (Diaporein, Università Vita-Salute San Raffaele di Milano)
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Pour citer cet article : Stiegler, Barbara, Nietzsche et la vie. Une nouvelle histoire de la philosophie, Gallimard, Paris 2021, 441 p., in Bulletin cartésien LII, Archives de philosophie, tome 87/1, Janvier-Mars 2024, p. 135-180.
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Mehl, Édouard, « De Descartes à Nietzsche, et retour. Les chaogitationes privatæ de Jean-Luc Nancy », Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, n° 51, 2022, p. 19-32.
L’article vise à examiner l’approche de l’histoire de la philosophie, c’est-à-dire de la « pratique de l’enseignement et du commentaire des textes » (p. 20), de J.-L. Nancy. À cette fin, il se concentre sur l’interprétation avancée par celui-ci dans Ego sum (Paris 1979) de la philosophie de Descartes, détectant immédiatement sa dépendance et sa distance par rapport à la lecture heideggérienne de Descartes : en effet, si ce dernier visait à lire Nietzsche avec Descartes , le but de J.-L. Nancy consiste à lire Descartes avec Nietzsche, afin de s’assurer une perspective finalement non-métaphysique, voire unitaire, avec laquelle aborder la philosophie cartésienne. Selon lui, Descartes, loin de se présenter comme philosophe de la représentation ou de la substance (métaphysiques), décrit un ego doté d’une pensée constitutivement incertaine et indéterminée, qualifiable comme chaogito – ce qui, pour É. Mehl, rapproche considérablement l’ego cogito cartésien ainsi décrit de l’intellect hylétique ou possible d’Aristote (p. 25). Néanmoins, poursuit l’article, cette tentative de renverser la lecture heideggérienne de Descartes ne réussit que partiellement : l’insistance sur la description du cogito comme chaogito ne fait que relancer, quoique par contraste, l’interprétation de l’activité de la cogitatio comme vorstellen présentée par Heidegger. D’où la nécessité de « l’épreuve inlassablement recommencée » par J.-L. Nancy (p. 29) : la tentative de relire l’ego cartésien et d’approfondir le dialogue avec Heidegger sur le problème du sujet – épreuve qui le conduira, relève l’auteur, à privilégier l’amour, l’instance érotique, comme dernière figure de l’ego de Descartes, en accord avec la voie suivie par Levinas et Jean-Luc Marion (p. 30).
Alberto De Vita (Diaporein, Università Vita-Salute San Raffaele di Milano)
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Pour citer cet article : Mehl, Édouard, « De Descartes à Nietzsche, et retour. Les chaogitationes privatæ de Jean-Luc Nancy », Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, n° 51, 2022, p. 19-32, in Bulletin cartésien LIII, Archives de philosophie, tome 87/1, Janvier-Mars 2024, p. 185-240.