Auteur : Alessandra Beccarisi

 

 

Véronique Decaix, Constituer le réel. Noétique et métaphysique chez Dietrich de Freiberg, Paris, Vrin, « Études de philosophie médiévale », 333 p.

L’ouvrage de Véronique Decaix se concentre sur la figure de Dietrich de Freiberg, un dominicain allemand du XIIIe siècle appartenant à ce que l’on a coutume d’appeler « l’école de Cologne » ou « école albertine », dont les œuvres ont récemment fait l’objet d’une édition intégrale dans le cadre de la série Corpus Philosophorum Teutonicorum Medii Aevi (Meiner Verlag Hamburg), sous la direction de Kurt Flasch, Loris Sturlese, Ruedi Imbach et Burkhard Mojsisch.

Bien connu dans le domaine des études en histoire des sciences, principalement grâce à son De iride (Engelbert Krebs, 1902), consacré à l’étude expérimentale du phénomène de l’arc-en-ciel, Dietrich de Freiberg a connu un regain d’intérêt au cours des cinquante dernières années pour ses traités de métaphysique et de noétique. K. Flasch et B. Mojsisch, en particulier, ont proposé une interprétation stimulante des doctrines épistémologiques de Dietrich, en soulignant leur modernité. En particulier, sa conception de l’intellect humain comme conscience active et cause des entités connues et connaissables s’est imposée grâce à l’article de K. Flasch de 1972 intitulé « Kennt die mittelalterliche Philosophie die konstitutive Funktion des menschlichen Denkens ? Eine Untersuchung zu Dietrich von Freiberg », paru dans Kant-Studien.

Le livre, thèse de doctorat revue par son auteur, s’inscrit dans le vaste débat qui a suivi l’article dérangeant de K. Flasch, auquel ont participé non seulement les membres de « l’école de Bochum », mais aussi des chercheurs tels que Pasquale Porro et Leen Spruit, qui se sont engagés à défendre ou à réfuter la thèse principale qui faisait de Dietrich non seulement un kantien ante litteram, mais aussi une figure fondamentalement isolée dans la tradition de la psychologie cognitive du XIIIe siècle.

Le titre Constituer le réel fait d’emblée référence à la célèbre thèse de Dietrich de Freiberg, exprimée dans le De origine rerum praedicamentalium, selon laquelle l’intellect est un principe constitutif de la res primae intentionis, en ce sens que (selon les termes de Dietrich) « agit in eis entitatem, secundum quod sunt quid et habent esse quiditativum, quod est constituere huiusmodi entia secundum se tota » (DORP, p. 194). Plus précisément, l’intellect est considéré comme le producteur des res dans leur structure quidditative.

Cette conclusion surprenante découle à son tour d’une doctrine plus générale de l’intellect agent, conçu comme véritable imago Dei et comme fondement de la dignitas hominis. L’intellect humain, en effet, en tant qu’intellect pur, est l’une des quatre manières dont l’univers est constitué selon l’Elementatio theologica de Proclus, et en tant qu’intellect, il est également une cause essentielle. Comme le souligne à juste titre V. Decaix (p. 262), le néo-platonisme de Dietrich « confine à l’idéalisme, dans la mesure où l’intellect agent préconçoit les raisons éternelles des entités, et en se comprenant lui-même, comprend toutes les autres choses spontanément et indépendamment de toute influence empirique dans une intellection pure et séparée ».

Or, si cette lecture est certainement vraie en ce qui concerne le statut ontologique de l’intellect en tant que tel, c’est-à-dire l’intellect compris comme l’une des quatre causes chez Proclus (causa essentalis), elle semble plus problématique en ce qui concerne le statut ontologique de l’intellect « incarné » (Decaix, p. 215). De ce point de vue, plutôt que de parler de l’idéalisme de Dietrich de Freiberg, il faudrait, selon V. Decaix, parler de son « réalisme épistémique » (p. 299). Car, dans l’état in via, c’est-à-dire dans l’état présent, l’intellect n’opère pas du tout de manière pure et spontanée, mais a besoin, comme le soulignait déjà Thomas d’Aquin – envers lequel Dietrich manifeste une « extraordinaire proximité » (Decaix, p. 215) – des images et des intentions universelles produites par la vis cogitativa.

V. Decaix a donc entrepris d’étudier le De origine rerum praedicamentalium, ouvrage fondamental de la métaphysique et de la noétique théodoriciennes, selon trois perspectives : la première, historico-philosophique, en replaçant la pensée de Dietrich dans le contexte des œuvres d’Albert le Grand, de Thomas d’Aquin et d’Henri de Gand ; la seconde, noétique, en identifiant l’objet que constitue l’intellect en tant qu’intellect ; la troisième, métaphysique, en distinguant les deux modes de constitution de l’être. Le choix du De origine rerum praedicamentalium comme point focal à partir duquel examiner les traités de métaphysique et de noétique de Dietrich de Freiberg, confère unité et systématicité à la production philosophique d’un auteur qui n’est pas facile d’accès, tant en raison de la complexité de sa pensée que de la présence simultanée, non absolument résolue, de deux niveaux d’analyse (l’état de l’intellect incarné et celui de l’intellect en tant qu’intellect), réservant au chercheur des apories et des incohérences qui ne sont pas toujours aisées à résoudre.

Contre une lecture modernisante de la pensée de Dietrich, le travail rigoureux de Véronique Decaix a le grand mérite de replacer le maître dominicain dans le contexte des discussions du XIIIe siècle, en montrant les ruptures et les continuités avec le paysage philosophique et scientifique de l’époque. Un autre mérite est certainement celui d’avoir approfondi la question de la faculté cogitative, thème encore trop peu étudié dans le cadre des travaux sur la pensée de Dietrich de Freiberg.

 

Alessandra Beccarisi (traduit de l’italien par A. Robert)

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Pour citer cet article : Véronique Decaix, Constituer le réel. Noétique et métaphysique chez Dietrich de Freiberg, Paris, Vrin, « Études de philosophie médiévale », 333 p., in Bulletin de philosophie médiévale XXIV, Archives de philosophie, tome 86/3, Juillet-Septembre 2023, p. 227-256.</p

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