Auteur : Alessio Lembo

Marta Libertà De Bastiani, Ex auditu, ex signis. Citazioni, riferimenti e storie antiche nella filosofia politica di Spinoza, Milano-Udine Mimesis, 261 p

Le récent livre de Marta Libertà De Bastiani présente aux lecteurs un tableau complexe de problèmes, qui va bien au-delà du simple intérêt pour ce qui est antique, tel qu’on peut le déduire du titre. L’analyse de l’usage que Spinoza fait des historiens latins est en effet sous-jacente à la réflexion sur certaines questions historico-méthodologiques décisives, sans lesquelles il n’est plus possible aujourd’hui de lire le philosophe néerlandais. On s’est laissé trop longtemps tromper par la célèbre lettre LVI à Boxel, dans laquelle Spinoza, suivant le topos cartésien, refuse l’autorité de Platon et d’Aristote, ainsi que par l’attaque contre les « philosophes » du premier chapitre du Traité politique. La critique superficielle, en effet, a esquissé une lecture anhistorique de la pensée spinozienne que De Bastiani entend mettre en discussion, en partant précisément du problème de la citation. Que signifie « citer » ? Pourquoi Spinoza ressent-il le besoin, dans différentes parties de son corpus, de se référer, dans ce cas, aux historiens latins ? Le discours contenu dans ces pages non seulement est utile pour reconstruire ponctuellement le contexte d’écriture des textes spinoziens, mais il va toucher deux thèmes longtemps ignorés et aujourd’hui lentement mis en lumière : le rôle de l’éducation et de l’histoire dans la philosophie spinozienne et, plus important encore, leur entrelacement. Aux références précises qui permettent d’insérer Spinoza dans une histoire des doctrines politiques modernes, à partir de son rapport stylistique et de contenu avec Machiavel et les « tacitistes », mais aussi avec Bacon et Hobbes, il joint donc, comme le souligne Pierre-François Moreau dans la préface, une réflexion qui permet « de pénétrer plus avant dans cette fabrique des instruments intellectuels du spinozisme » (p. 11). L’un d’eux est en effet le refus de la centralité assignée aux lois historiques et la prétention conséquente d’extrapoler les faits individuels et de les ramener dans une chaîne causale différente. À bien y regarder, c’était le mécanisme qui fonctionnait largement au XVIIe siècle, tant dans les milieux les plus conservateurs, absolutistes et monarchiques, que dans la rhétorique « révolutionnaire » et monarchomaque protestante. En effet, comme il est précisé dans l’Éthique, l’expérience n’est pas une norme de connaissance. En même temps, les dernières pages que Spinoza nous a données, à savoir la réflexion sur les formes pures des institutions, contenue dans le Traité politique, semblent l’éloigner d’une idée de dérivation machiavélique de la contingence de la politique. Cependant, et c’est l’idée qui sous-tend la tentative de De Bastiani, Spinoza utilise la référence aux historiens latins, en particulier à Tacite, pour rendre compte de ces dynamiques anthropologiques et affectives qui représentent néanmoins une constante historique, bien qu’elles ne soient pas le fruit d’idées adéquates, vraies. L’introduction au texte s’ouvre précisément par le problème du récit et sa dimension purement imaginative (expériences ex auditu ou ex signis), qui s’écarte de la prétention scientifique de la politique invoquée, par exemple, par le Hobbes du De cive. La première section (Spinoza narratore: citazioni, riferimenti e storie) traite de la coexistence chez Spinoza du refus de l’autorité et de l’utilisation rhétorique (ad captum) des sources historiques, mais elle s’étend aussi sur la « fisiologia della narrazione » elle-même, sur son statut épistémologique et sur sa fonction éducative. Le choix précis de l’auteure est de maintenir, au moins en partie et autant que possible, l’utilisation des Écritures hors du discours. Celles-ci, en effet, restent liées aussi bien au contexte plus proche de la formation de Spinoza qu’au « carattere esegetico del Trattato teologico-politico » (p. 26). En revanche, Spinoza s’approprierait un système de citations bien précis et reconnaissable puisqu’il est inséré dans les programmes d’études du XVIIe siècle. Ce thème conduit de la première à la deuxième section du texte, intitulée Imparare e riprodurre. Le pratiche di citazione in età moderna e la formazione spinoziana. De Bastiani reconstruit efficacement le contexte dans lequel Spinoza a appris le latin et la culture classique dans une « ratio studiorum gesuita, forse combinata con il sistema comunemente diffuso nel Nord Europa protestante » (p. 75), c’est-à-dire une étude de la langue basée sur la mémorisation de citations et de passages anthologiques, d’où jaillissait, par imitation, la déduction de la grammaire. Spinoza place donc son travail sur une base bien établie de références érudites « pronti all’uso » (p. 76). Il est cependant nécessaire de comprendre ce qui distingue son utilisation de ce répertoire de celui de ses contemporains, ce que De Bastiani fait dans la troisième section (Ricezione e uso politico degli storici latini in età moderna), qui part de deux « tournants » philosophico-politiques : l’utilisation de l’histoire chez Machiavel et l’appropriation de cette méthode par le prétendu « tacitisme ». De cette dernière catégorie, c’est-à-dire de ceux qui, par l’usage de Tacite, tentèrent de renverser l’amoralité présumée de la théorie machiavélienne, l’auteure fait une analyse très détaillée, en traitant l’auteur qui servirait de pont entre cette forme de « machiavélisme » et le milieu néerlandais, Juste Lipse, « maître » du néostoïcisme pro-monarchique du XVIIe siècle. L’enracinement profond de Lipse à Leyde influence, en bien et en mal, toute la politique néerlandaise du XVIIe siècle, en premier lieu Grotius et les frères De La Court, profondément engagée sur le thème du statut ontologique des « masses populaires » et de leur implication dans la vie politique. Dans cette section, De Bastiani ajoute, après d’autres références au tacitisme espagnol et à sa circulation dans la pensée européenne, deux paragraphes sur Bacon et Hobbes, le premier, ouvertement mis en cause par Spinoza à propos de la méthode historique, mais largement critiqué pour l’usage excessif de la description, et le second, dont la prétendue problématique d’une construction scientifique de la politique relègue récits et histoires dans le champ de l’imagination. La quatrième et dernière section (Spinoza e gli storici latini) est enfin consacrée à l’analyse proprement dite des références spinoziennes, un commentaire détaillé et précis de quelques-unes des étapes fondamentales de sa production politique, ayant maintenant une fonction rhétorique « confirmative ». Dans la première partie de la section, De Bastiani analyse en détail la fonction des références historiques dans le Traité théologico-politique et le passage à une nette prédominance du rôle de Tacite dans le Traité politique. De larges pages sont consacrées en particulier à la Préface au Traité théologico-politique (« fonction argumentative »), aux chapitres XVII et XVIII (« fonction confirmative ») et à l’ajout des fonctions « polémiques » et simplement « anthropologiques » dans le Traité politique, en lisant les deux ouvrages sur la base de leur hétérogénéité de contextes de composition, et certainement pas en raison d’une prétendue opposition. Si, en conclusion de cette section, on trouve une confrontation appropriée du texte politique spinozien aux textes machiavélien et hobbesien, la discussion est enrichie par la confrontation originale à Tacite, qui cache une question qui pourrait représenter la conclusion du discours de De Bastiani : en quel sens la politique spinozienne, non exempte, comme on l’a dit, de logiques rhétoriques et de références autoritaires ad captum vulgi, peut-elle être dite scientifique ? De Bastiani part du rapport entre exemple historique et anthropologie : « ce ne sont pas les époques qui se ressemblent ; ce qui se ressemble, ce sont les dynamiques internes des êtres humains, leurs affects sociaux, étudiés dans l’Éthique, qui produisent toujours les mêmes résultats : c’est cela, en dernière analyse, qui permet la réutilisation productive dans le présent des récits et des histoires du passé » (p. 221). Si beaucoup de tacitistes pourraient partager cette position, la différence entre ceux-ci et la politique spinozienne est précisément la valeur attribuée à la « science », c’est-à-dire le grand acquis du XVIIe siècle. En effet, chaque « realpolitik » conserve, même par opposition, une référence à la morale dominante dans la construction d’une théorie politique, élément qui disparaît dans le traitement des affections comme « lignes et points » de Spinoza. Justement, De Bastiani remarque comment on se retrouve à parler de deux types de sciences différentes, l’« empirico-deduttivo » et l’ « assiomatico-deduttivo » (p. 224-225). Reste la question : comment peut-on comprendre les exemples historiques à travers les deuxième et troisième genres de connaissance ? Sur cette grande question, De Bastiani arrête son analyse. À bien y regarder, cela va bien au-delà des intentions de Spinoza : « Ce qui nous reste, ce sont des récits, des histoires et des événements, peut-être crédibles et peut-être non, mais que nous devons inévitablement prendre en compte, qu’il s’agisse de la vie quotidienne en commun ou de la tentative de développer une théorie politique qui tire des leçons de ces histoires » (p. 226).

Alessio Lembo

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Pour citer cet article : Marta Libertà De Bastiani, Ex auditu, ex signis. Citazioni, riferimenti e storie antiche nella filosofia politica di Spinoza, Milano-Udine Mimesis, 261 p., in Bulletin de bibliographie spinoziste XLVI, Archives de philosophie, tome 87/4, Octobre-Décembre 2024, p. 193-218.

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Carlo ALTINI (a cura di) : La fortuna di Spinoza in età moderna e contemporanea, Pisa, Edizioni della Normale, 680 p., vol. I : Tra Seicento e Settecento ; vol. II : Tra Ottocento e Novecento.

Les deux volumes de cette édition se composent de trente-six essais au total, et, pour ne tenir compte déjà que de la taille de l’ouvrage, il s’agit là d’une des contributions les plus significatives de ces dernières années sur la réception de Spinoza en Europe. Quelle est la nécessité théorique, notamment, mais pas seulement, pour l’historien de la philosophie, de réfléchir de façon aussi approfondie sur la réception d’un auteur déterminé ? Et pourquoi cela s’applique-t-il en particulier à Spinoza, philosophe longtemps condamné et négligé, commenté par tous depuis toujours, mais lu avec attention seulement depuis quelques décennies ? Avant tout, il convient de préciser qu’on entend par « réception » l’analyse de ce destin, propre aux grands classiques, qui fait qu’ils semblent devoir être interprétés selon des modalités parfois opposées et contradictoires. Telle est justement, en effet, la caractéristique qui a fait de Spinoza un classique de la culture philosophique européenne et mondiale. Il faut toutefois noter que la ligne de démarcation entre la réception de Spinoza et la discussion autour du « spinozisme », autrement dit autour de cet ensemble de conjectures, la plupart du temps imprécises, associées à la figure presque stéréotypée du philosophe hollandais, a toujours été très subtile, au moins jusqu’aux premières décennies du XXe siècle. En tenant compte de cet état de fait, le texte ne se propose pas du tout de restituer le « vrai Spinoza », mais de souligner comment certaines de ses positions théoriques ont joué le rôle de modèle de référence dès les premières années qui ont suivi la mort de l’auteur. Ce que le lecteur notera immédiatement est la prédilection de l’ouvrage pour une structuration temporelle, de préférence à une division « spatiale » des contributions, comme pour souligner une présence souterraine et constante de Spinoza dans ce qu’on pourrait définir comme la « pensée européenne ». Au-delà du mérite évident qu’il y a à réussir à faire tenir ensemble un grand nombre de contributions et, ainsi, à fournir au lecteur un tableau aussi vaste, les deux volumes touchent autant à la réception de Spinoza chez des philosophes aussi « renommés » que lui, de Leibniz à Nietzsche, en passant par Kant, Hegel et Schelling, que chez des auteurs moins connus du grand public, mais qui ont sans aucun doute contribué à développer une idée du spinozisme qui se retrouve dans les grands systèmes de pensée de l’époque moderne et contemporaine. À côté des interventions portant sur la réception de Spinoza chez tel ou tel auteur, on trouve aussi certaines contributions visant à décrire la présence du philosophe hollandais dans des contextes déterminés, comme le déisme du XVIIIe siècle et la philosophie « clandestine » française, mais aussi le romantisme et l’idéalisme anglais, la philosophie de la nature allemande, et l’idéalisme italien. Il va de soi que, même dans un ouvrage aussi développé, il est impossible d’accorder une juste attention à chacun des auteurs et à chaque contexte qu’on peut rattacher à la réception de Spinoza. Par exemple, il y a peu de place dans l’ouvrage pour l’analyse de ces « têtes de pont » qui, au XXe siècle, jettent les bases de la discussion actuelle sur Spinoza (Deleuze, Althusser, Negri, pour n’en citer que quelques-uns). Toutefois, même si le responsable de la publication souligne que certains auteurs de première importance n’ont pas été traités dans l’ouvrage (p. 13), les différents contextes de référence s’y trouvent tous abordés de manière plus ou moins approfondie : par exemple, même s’il n’y a pas de contributions spécifiques sur Deleuze ou Althusser, le contexte dans lequel ils ont développé leur pensée, c’est-à-dire la réévaluation de l’histoire de la philosophie dans les premières décennies du XXe siècle français, est amplement traité. Le lecteur notera en outre l’eurocentrisme de la discussion, ce qui ouvrirait sans doute un intéressant débat, qui bien sûr ne peut être abordé convenablement ici. En conclusion, La fortuna di Spinoza in età moderna e contemporanea se présente sans nul doute comme la tentative la plus ample en langue italienne de repenser « de façon systématique un long chapitre de l’histoire de la culture, à travers lequel il est possible de lire à contrejour quelques traces de la pensée du philosophe hollandais et en même temps de chercher à déterminer certaines caractéristiques de beaucoup de philosophes qui se sont confrontés à Spinoza » (p. 13, nous traduisons). Si l’intention de l’ouvrage a bien été de « construire un kaléidoscope des méthodes, des langages et des thèmes qui enrichiront la pluralité et le caractère contradictoire des images de Spinoza » (p. 14), on peut dire que cet objectif est largement atteint.

Alessio LEMBO

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Pour citer cet article : Carlo ALTINI (a cura di) : La fortuna di Spinoza in età moderna e contemporanea, Pisa, Edizioni della Normale, 680 p., vol. I : Tra Seicento e Settecento ; vol. II : Tra Ottocento e Novecento, in Bulletin de bibliographie spinoziste XLIII, Archives de philosophie, tome 84/4, Octobre-Décembre 2021, p. 181-218.</p

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