Auteur : Alix Bouffard

Georg LUKÁCS, Nietzsche, Hegel et le fascisme allemand, trad. Jean-Pierre Morbois, Paris, Éditions Critiques, 2017, 100 p.

Les Éditions Critiques donnent à lire pour la première fois en français, dans une traduction de Jean-Pierre Morbois, deux textes de Lukács publiés en 1943 et qui traitent des rapports des pensées de Nietzsche et de Hegel au fascisme allemand, c’est-à-dire à l’idéologie nationale-socialiste. Ces deux courtes études, des textes de combat rédigés alors que Lukács se trouve en URSS (où il réside depuis 1933), constituent une voie d’entrée pertinente dans l’œuvre de ses années d’exil et en particulier dans ses travaux d’histoire de la philosophie, leur réunion en un volume évoquant habilement le diptyque majeur que forment Le Jeune Hegel (1948) et La Destruction de la raison (1954).

Là où le premier texte, « Le fascisme allemand et Nietzsche », montre comment l’œuvre nietzschéenne a contribué à la constitution d’une atmosphère intellectuelle favorable à l’installation du national-socialisme au pouvoir, le second texte, « le fascisme allemand et Hegel », soutient quant à lui que la pensée hégélienne, de par son fond éminemment rationaliste, ne pouvait être absorbée par le fascisme allemand. On ne trouve pas ici une étude de la philosophie hégélienne, mais un tableau des principales incompatibilités entre celle-ci et l’idéologie nationale-socialiste : Lukács entend montrer comment la pensée de Hegel résiste à certaines de ses appropriations et n’autorise pas toutes les réceptions. Trois éléments, dont l’étude détaillée a été faite dans Le Jeune Hegel, sont ici soulignés : la place de la rationalité et de la scientificité, la conception à la fois unitaire et dialectique du processus historique, et la théorie du droit et de l’État. Ainsi le néo-hégélianisme, dont le sens historique réside pour Lukács dans une vaine tentative de conciliation avec le fascisme, repose-t-il sur une lecture de Hegel qui en expurge son rationalisme, la dialectique, ou encore le rôle dévolu à l’idée de progrès historique. Notons que si Lukács rejoint en de nombreux points le combat intellectuel de la IIIe Internationale, ses textes n’en marquent pas moins un écart vis-à-vis des conceptions soviétiques officielles, notamment par la reconsidération de la place de Hegel dans l’histoire de la philosophie, et par la substitution de l’opposition entre rationalisme et irrationalisme à l’opposition – alors structurante pour le discours stalinien – entre matérialisme et idéalisme.

La traduction de Jean-Pierre Morbois a l’indéniable mérite de rendre ces textes accessibles en français. On pourrait cependant juger qu’outre quelques coquilles qui portent parfois préjudice au sens, certains choix de traduction sont coûteux pour la cohérence du propos lukácsien. Le cas le plus notable est la traduction de l’expression Weltanschauung (de provenance hégélienne) par « conception du monde » au lieu, par exemple, de « vision du monde » – un choix qui, défendable dans d’autres contextes, fait disparaître la distinction entre les intentions théoriques conscientes d’un auteur (généralement désignées par les termes Auffassung ou Konzeption) et la signification objectivement présente dans l’œuvre, souvent inconsciente et révélée par son influence historique (Weltanschauung), ce qui rend difficilement compréhensible le statut des critères lukácsiens du rationalisme et de l’irrationalisme (au premier rang desquels la place offerte respectivement à la pensée conceptuelle et à l’intuition). On se permettra également de signaler une erreur de datation dans la très succincte présentation des textes : ils paraissent pour la première fois dans une revue en 1943, puis sont repris dans le recueil Schicksalswende en 1948. Plus généralement, si quelques notes biographiques éclairent utilement les références de Lukács au fil du texte, la courte chronologie livrée en fin d’ouvrage ne suffit pas à restituer les circonstances de l’écriture, et une introduction historique plus substantielle aurait été bienvenue.

En effet, le caractère polémique des écrits de Lukács n’entame en rien leur profond intérêt théorique, dès lors qu’un travail rigoureux et critique vient garantir une édition à la hauteur de leurs ambitions et enjeux historiques, tout comme des vives polémiques qu’ils ont nourries. Qu’elles suscitent l’agacement ou l’adhésion, les lectures lukácsiennes présentent l’immense intérêt de nous inviter à aborder les textes philosophiques non comme de simples objets livresques, mais comme des pensées susceptibles d’usages et de mésusages, et à questionner leur actualité tant intellectuelle que politique. On ne peut donc qu’espérer que la lecture de ce petit volume suscitera l’envie de lire ou relire les grandes œuvres lukácsiennes d’histoire de la philosophie, tout particulièrement Le Jeune Hegel, où la méthode matérialiste et l’horizon marxiste du propos nourrissent une approche novatrice et stimulante sans rien céder au réductionnisme que l’on attribue – parfois à raison – aux lectures marxistes de la période.

Alix BOUFFARD (Université de Strasbourg)

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Pour citer cet article : Alix BOUFFARD, « Georg LUKÁCS, Nietzsche, Hegel et le fascisme allemand, trad. Jean-Pierre Morbois, Paris, Éditions Critiques, 2017 », in Bulletin de littérature hégélienne XXIX, Archives de Philosophie, tome 82/4, Octobre-décembre 2019, p. 815-852.

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