Auteur : Ana María Mora-Márquez

 

Costantino Marmo & Francesco Bellucci,Signs and Demonstrations from Aristotle to Radulphus Brito, Leiden, Brill, « Investigating Medieval Philosophy » 20, 2023.

L’ouvrage Signs and Demonstrations from Aristotle to Radulphus Brito, coécrit par Costantino Marmo et Francesco Bellucci, a pour but d’étudier la relation entre les arguments par signes, ou arguments sémiotiques, dont il s’agit notamment dans le chapitre 27 du livre II des Premiers Analytiques, et la démonstration tou hoti (démonstration quia dans la tradition latine) dont il s’agit notamment dans le chapitre 13 du livre I des Seconds Analytiques. L’interaction entre les notions d’argument sémiotique et de démonstration est ici étudiée non seulement dans la tradition logique aristotélicienne mais aussi dans la tradition philosophique et celles qui interagissent avec elle, comme c’est le cas de la grammaire et de la théologie au Moyen Âge latin.

Le premier chapitre, qui porte sur la relation entre argument sémiotique et démonstration chez Aristote, montre de manière convaincante qu’Aristote pose lui-même les bases pour une identification entre la démonstration tou hoti et l’argument sémiotique, et notamment entre la démonstration tou hoti du premier type – avec des termes convertibles – et l’argument sémiotique à partir de signes nécessaires (tekmêria). Nous découvrons aussi que cette dernière identification est compatible avec les remarques méthodologiques qui ouvrent la Physique.

Un fascinant deuxième chapitre nous fait part de l’identification quasiment explicite entre argument sémiotique et argument tou hoti d’une part, et entre argument par tekmêria et argument tou hoti du premier type d’autre part dans l’Antiquité tardive. Alexandre d’Aphrodise fonde cette identification sur deux idées centrales qui entraîneront des répercussions importantes dans le Moyen Âge arabe et latin : (1) la division entre démonstration dans un sens propre (kuriôs) et démonstration dans un sens dérivé (deuterôs) ; et (2) la division entre la causalité logique des prémisses envers la conclusion et la causalité ontologique de ce qui est signifié par les prémisses envers ce qui est signifié par la conclusion. Ces idées fondamentales permettront à Alexandre d’identifier le syllogisme à partir de tekmêria avec le syllogisme tou hoti du premier type. Philopon ira, lui, jusqu’à parler de « démonstration tekmêriodique » – un terme qui ne sera repris ni par la tradition arabe ni par la tradition latine.

Le troisième chapitre nous conduit au xiie siècle latin, avant la réintroduction de la Logica nova (c’est-à-dire des Analytiques, des Topiques et des Réfutations sophistiques) en Europe occidentale. Ici, nous assistons à un parcours détaillé de l’usage du terme demonstratio dans des textes rhétoriques inscrits dans la tradition romaine et dans des textes grammaticaux qui commentent les Institutions de Priscien, où le lien avec l’aristotélisme paraît très faible. Nous apprenons ensuite qu’Abélard fait coïncider signification et démonstration dans un contexte logique, suggérant ainsi une influence indirecte de la tradition des analytiques sur sa sémiotique et sa sémantique. Le quatrième chapitre étudie quelques textes théologiques de la deuxième moitié du xiie siècle, où l’inférence sémiotique est discutée dans un contexte de théologie sacramentelle. Ici le lien avec la logique aristotélicienne est plus net, puisqu’Alain de Lille relie inférence sémiotique et démonstration quia, et que Simon de Tournai suggère même la possibilité de démonstrations sémiotiques propter quid.

Dans le cinquième et le sixième chapitres, les auteurs reprennent le sujet central du livre : le rapport entre argument sémiotique et démonstration chez les commentateurs latins des Premiers et Seconds Analytiques. Or ces commentateurs repoussent d’une manière presque généralisée l’identification entre démonstration quia et argument sémiotique, y compris dans le cas limite de la démonstration quia du premier type et l’argument sémiotique par tekmêria (traduit comme prodigium en latin). Pourtant, les commentateurs latins connaissent la tradition grecque dont il s’agissait dans le deuxième chapitre, puisque ses traces sont visibles, par exemple, dans l’adoption latine de la division alexandrienne entre cause ontologique et cause logique de la conclusion. Néanmoins, les commentaires latins des Seconds analytiques ne produisent pas une doctrine des démonstrations sémiotiques, et ceux des Premiers analytiques n’analysent pas de manière systématique le sens dans lequel l’argument sémiotique, y compris à partir de tekmêria, pourrait être un outil d’argumentation dans la science. L’explication proposée par les auteurs veut que l’argument sémiotique soit inscrit très nettement dans la dialectique, la rhétorique, et même la sophistique, de manière à être conçu par les commentateurs latins comme insuffisant vis-à-vis de la science, ce qui empêcherait une identification quelconque avec la démonstration. Pourtant, Costantino Marmo et Francesco Bellucci ne manquent pas de mettre en avant un nombre non négligeable de textes, à partir d’Albert le Grand et jusqu’à Raoul le Breton, où l’usage de l’argument sémiotique dans la science est non seulement mis en œuvre mais aussi approuvé.

Le dernier chapitre, aussi passionnant, expose les discours proprement sémiotiques du Pseudo-Kilwardby et de Roger Bacon – proprement sémiotiques parce qu’ils portent de manière directe et explicite sur la notion de signe. Nous trouvons dans ces discours des élucidations sur les signes qui sont assurément informées par la théorie de l’argumentation d’Aristote et sa tradition interprétative, dans son interaction avec la tradition sémiotique augustinienne et la philosophie d’Avicenne. Ce dernier chapitre nous fait redécouvrir la richesse philosophique du Moyen Âge latin où l’interaction de sources venant de toutes les régions de la Méditerranée fait avancer la théorisation philosophique d’une manière qui reste toujours mal appréciée.

Revenons à l’explication avancée par les auteurs vis-à-vis de la séparation de l’argument sémiotique d’avec la démonstration quia dans la tradition aristotélicienne du treizième siècle. Leur explication, comme nous l’avons vu, souligne un mépris de l’argument sémiotique en comparaison de la démonstration et des effets épistémiques plus solides de cette dernière en ce qui concerne la science. La démonstration telle que les commentateurs du xiiie siècle la conçoivent, et telle qu’Aristote également la conçoit, est en effet un outil scientifique plus solide que l’argument sémiotique. Mais dans sa version la plus forte elle ne saurait être une méthode scientifique générale. Les commentateurs eux-mêmes sont conscients des limites du champ d’application de la démonstration et de l’usage qu’on doit faire des arguments sémiotiques étant donné ces limites. Une explication alternative, que nous nous permettons d’avancer dans cette recension, renvoie à l’ambiguïté avérée du terme signum au xiiie siècle : celle entre le signe qui renvoie à un signifié (le circulus vini, le mot, la fumée ; le signe qui comporte une relation à deux termes) et le signe qui sert comme évidence dans un argument syllogistique (l’homme qui déambule la nuit, le lait produit par la femme qui a accouché ; le signe qui comporte une relation à trois termes). Les commentateurs latins auraient donc été inclinés à privilégier l’analyse explicitement sémiotique dans le cas des signes non-syllogistiques, donc ceux qui comportent une relation à deux termes, et à élucider le signe en tant qu’évidence syllogistique, donc celui qui comporte une relation à trois termes, dans des termes plus décidément évidentiels, par exemple en se servant du terme indicium. Cette tentative d’explication n’est proposée ici que comme une piste à explorer dans des travaux futurs.

Une dernière remarque critique concerne la première partie du chapitre 3, où pour l’essentiel il s’agit ou bien de démonstration sans signe ou bien de signe sans démonstration. Les textes analysés sont certes fascinants, et les analyses fournies par les auteurs impeccables, mais on a du mal à voir la pertinence de cette partie par rapport au fil conducteur du livre, qui se perd dès lors un peu pendant la lecture.

Nous tenons toutefois à mettre l’accent sur la grande richesse de cet ouvrage du point de vue textuel, historique, philologique, technique et doctrinal. En effet, les auteurs nous fournissent la première étude exhaustive de l’interaction entre deux notions fondamentales dans la tradition logique aristotélicienne, l’argument sémiotique et la démonstration quia. Cette étude est dorénavant une source indispensable pour les études futures sur l’histoire de la logique.

Ana María Mora-Márquez

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Pour citer cet article : Costantino Marmo & Francesco Bellucci,Signs and Demonstrations from Aristotle to Radulphus Brito, Leiden, Brill, « Investigating Medieval Philosophy » 20, 2023, in Bulletin de philosophie du Moyen Âge XXVI, Archives de philosophie, tome 88/3, Juillet-Septembre 2025, p. 279-281.

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