Auteur : Andrea Bocchetti

 

Lebreton, Lucie, Nietzsche, lecteur de Pascal. « Le seul chrétien logique », Paris, Honoré Champion, 2023, 585 p.

Cet ouvrage offre un large point de vue sur le dossier complexe des relations entre Nietzsche et Pascal, en tenant compte de l’importante bibliographie critique sur le sujet. L’avant-propos en clarifie la nature problématique, les deux philosophes n’étant incompatibles qu’en apparence, en expliquant les limites des lignes herméneutiques attestées jusqu’à présent. S’il est possible de qualifier d’« amour » l’admiration de Nietzsche pour Pascal, la critique canonique a voulu lire ce « sentiment » selon des perspectives qui se sont avérées trop circonscrites, manquant probablement de profondeur : le dossier Pascal-Nietzsche a ainsi été tantôt écarté en se contentant de constater une distance abyssale et infranchissable entre les deux philosophes (Henri Birault), tantôt en ne lisant cette admiration qu’en dépit du christianisme de Pascal (Franz Overbeck, Scarlett Marton), ou enfin en proposant l’hypothèse d’une sorte de christianisme latent chez Nietzsche (Karl Jaspers, Éric Blondel).

Contre ces lectures, toutes liées à la logique de l’opposition et de la contradiction, l’ouvrage souligne que la position de Nietzsche à l’égard de Pascal doit être lue précisément à partir du christianisme du philosophe français : dans l’idée de Nietzsche, ce n’est qu’en prenant le christianisme au sérieux qu’il est possible de parvenir à son dépassement. L’intérêt de Nietzsche pour Pascal va donc précisément dans le sens d’une prise en compte de sa profonde adhésion au christianisme, non pas cependant pour identifier les termes d’une apologie silencieuse, mais plutôt pour sublimer l’élément chrétien à un degré plus élevé et plus subtil, qui conduit le christianisme lui-même à se contredire. L’admiration de Nietzsche doit alors être considérée strictement en relation à ce qu’il entrevoit chez Pascal : un « vrai chrétien », « le seul chrétien logique » ; « selon [Nietzsche,] Pascal est à la fois le brillant défenseur du christianisme et son adversaire le plus insoupçonné ». L’argumentation ample et précise se déploie en trois moments, dont chacun est organisé en une partie se composant de trois chapitres, dont les dimensions sont parfaitement homogènes.

L’intention du volume est évidemment de montrer que l’essentiel de la critique du christianisme par Nietzsche « se fonde en effet sur des analyses pascaliennes » (p. 63) ; la désignation par Nietzsche de Pascal comme « chrétien logique » permet d’y entrevoir un renversement capital, précisément à cause de la pleine concordance chez Pascal entre théorie et pratique (et donc de sa rigueur logique) ; à savoir, l’amour chrétien en son symptôme fondamental, celui qui s’exprime par la « logique implacable de la haine » (p. 64) introduite par Paul, en tant qu’héritage du judaïsme et antithétique de la parole du Christ. D’où la référence de l’ouvrage à la tension entre morale et science : « Pascal est ce chrétien à part qui allie à la foi la plus sincère non seulement la science, mais encore la scientificité » (p. 74), sublimant ainsi la morale en une morale plus subtile, capable de s’interroger elle-même (p. 73). En même temps, l’étude ne manque pas de souligner que cette scientificité ne doit pas être comprise comme une référence à un critère méthodologique appliqué à la morale, mais, tout au contraire, comme la manifestation de l’entrelacement profond entre morale et science, qui conduit cette dernière à forger ses propres catégories (par exemple le concept de cause) à partir de préjugés et de considérations morales (p. 80). Nietzsche identifie donc Pascal comme un penseur en proie à une tension contradictoire et irrésolue : « il perçoit que le christianisme, et la morale chrétienne qui en découle, sont anti-scientifiques ; mais la science elle-même repose entièrement sur cette foi et cette morale » (p. 92). Et c’est précisément à l’intérieur de cette tension (« torture morale ») que se produisent les conditions pascaliennes pour un « christianisme qui se dépasse ». Plus précisément, le christianisme, tout ce qui est chrétien, doit être dépassé à l’aide d’un hyperchristianisme, c’est-à-dire d’un christianisme rigoureux qui se révèle dans sa contradiction : la tension irrépressible, exprimée dans l’image de l’arc tendu, rappelée ici, prend forme dans le « bon Européen », un de ces « sans patrie », poussé « au loin, à l’aventure », jeté « dans l’absence de rivage », par « une foi ». Il n’y a rien, en effet, qu’il ne soit prêt à lui sacrifier, parce qu’il est de ceux qui ont pris la morale « au tragique et au sérieux » (p. 209). C’est ainsi que Nietzsche, selon l’autrice, brosse le portrait de Pascal. Et c’est tout aussi sérieusement qu’ayant fait disparaître l’ancrage de la rationalité dans la recherche de la vérité (que l’on choisit sans la comprendre), et ayant reconnu la domination du corps, Nietzsche peut identifier chez Pascal une logique qui renverse les termes du privilège platonicien et chrétien entre esprit et corps, ouvrant le primat de la volonté et de l’affectivité sur l’intellect (p. 272-274). Tout cela offre aussi ici la possibilité de préciser les grands créditeurs de Nietzsche, contrairement à ce que l’on aurait tendance à croire ; le chapitre qui ouvre la troisième partie, « le couple Pascal-Schopenhauer », est à cet égard très efficace, mettant en évidence ce qui, aux yeux de Nietzsche, prend une portée subversive, bien plus puissante que l’athéisme schopenhauerien, faisant du Deus absconditus de Pascal une sorte de pré-vision de la mort de Dieu (p. 419). On ne peut donc que trouver convaincante la conclusion qui affirme que l’admiration de Nietzsche pour Pascal n’a rien de mystérieux si on la considère dans l’optique d’un christianisme qui se dépasse (p. 537).

Comme le dit l’autrice elle-même, il ne s’agissait pas de vérifier la critique de Nietzsche à l’égard de la pensée de Pascal, ni de savoir si les considérations du philosophe allemand sont pertinentes. Ce qu’elle entend plutôt esquisser, c’est le large spectre interprétatif auquel Nietzsche donne corps, sans le limiter à des préjugés herméneutiques qui tendraient à ne retenir que les portions proches des deux penseurs. Si Nietzsche, en somme, considère l’œuvre de Pascal comme incommensurable, cette estime doit être attribuée à l’ensemble de sa pensée, sans aucun résidu à omettre ni à exclure. On peut certainement affirmer que la tâche difficile que Lucie Lebreton s’est fixée, préparatoire à toute opération critique concernant la proposition nietzschéenne, est ici conduite avec une grande précision, offrant au lecteur un précieux instrument de clarification d’un dossier encore largement ininterrogé. Enfin, l’ample utilisation des textes nietzschéens et pascaliens, la transcription détaillée du dialogue de Nietzsche avec Pascal à travers un vaste répertoire de citations, la reconstruction soignée des références du premier, souvent seulement allusives, à l’œuvre de Pascal, et l’excellente restitution du réseau composite de penseurs qui mettent en relation les deux philosophes, font de ce volume un chapitre également très utile à l’herméneutique de la réflexion de Nietzsche.

Andrea Bocchetti (Université de Naples-Frédéric-II)

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Pour citer cet article : Lebreton, Lucie, Nietzsche, lecteur de Pascal. « Le seul chrétien logique », Paris, Honoré Champion, 2023, 585 p., in Bulletin cartésien LIV, Archives de philosophie, tome 88/1, Janvier-Mars 2025, p. 210-212.

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