Auteur : Andrea Fiamma

Thierry of CHARTRES, The Commentary of the De arithmetica of Boethius. Irene Caiazzo (éd.), Toronto, Pontifical Institute of Mediaeval Studies, « Studies and Texts 191 », 2015, xii-262 p.

La contribution des écoles cathédrales, en particulier celle de Chartres, à l’histoire de la philosophie du Moyen Âge est connue depuis plus d’un siècle, depuis les travaux d’Alexandre Clerval (1895) et de Reginald L. Poole (1920). Leur rôle central dans la fondation d’un système pédagogique novateur, fondé sur les sept arts libéraux énumérés par Boèce dans le De arithmetica, a permis à plusieurs générations de jeunes étudiants de se former à la philosophie. Outre le fait que selon certains érudits elles ont anticipé le système des universités, c’est aussi dans ce contexte qu’ont été clairement définis les chemins d’accès à la licentia docendi établie par le pape Alexandre III, ainsi que les pratiques officielles d’affiliation à une école, conçue non seulement comme un lieu physique, mais aussi comme un espace de rencontre entre enseignants et élèves.

Cette double dimension de la pensée et de la vie dans les écoles a conduit les chercheurs à définir les « Chartrains » à la fois comme ceux qui ont physiquement pris part aux cours ou enseigné à l’école de Chartres, et comme ceux qui, plus ou moins explicitement, ont déclaré, dans ces mêmes années, une adhésion intellectuelle aux doctrines de l’école de Chartres ou ont montré dans leurs productions, dans leur langage ou plus généralement dans leur philosophie une certaine familiarité avec la formation pédagogique « chartraine ». Ainsi, les œuvres de Fulbert de Chartres, Gilbert de la Porrée, Thierry de Chartres, Guillaume de Conches, Jean de Salisbury et d’autres, ont été considérées par l’historiographie postérieure à Clerval comme des « moments » hétérogènes dans l’articulation d’un phénomène unitaire de genre philosophique, pédagogique et théologique, qui a marqué l’ère de la philosophie des scholae à partir de Xe siècle.

La reconstruction historiographique de Clerval a constitué au XXe siècle l’hypothèse philosophique à partir de laquelle de nombreuses études philologiques ont visé à définir plus précisément le corpus textuel de l’école de Chartres publié par Jan Hendrik Waszink, Tullio Gregory, Édouard Jeauneau, Nikolaus M. Häring, Charles Burnett et d’autres. Des éditions critiques des textes des Chartrains ont été réalisées, de nouveaux textes et commentaires ont été identifiés et attribués à des auteurs de cette école, les sources ont été déterminées. Le livre publié par Irene Caiazzo constitue une nouvelle étape, désormais essentielle, dans ce parcours de définition du corpus de textes chartrains et dans la clarification du remaniement chartrain de la valeur pédagogique des sept arts libéraux de Boèce.

Irene Caiazzo édite le commentaire sur le De arithmetica de Boèce qui a été copié dans l’Allemagne du Sud sur un manuscrit de la moitié ou de la fin du XIIe siècle, transmis dans le Cod. math. 4° 33 de la Württembergische Landesbibliothek de Stuttgart. Dans la longue introduction du texte, Mme Caiazzo montre qu’il faut en attribuer la paternité à Thierry de Chartres. Tout spécialiste de l’œuvre de Thierry retrouvera dans les pages du commentaire du De arithmetica les thèmes, discours et raisonnements que le maître propose dans ses autres œuvres (la Trinité et ses quatre causes, le rapport entre unité et pluralité, entre complication et explication, égalité et connexion, esse et forma essendi). Nombreuses sont les références croisées avec les Opuscula sacra et le Tractatus de sex dierum operibus, références qui nous aident à mieux comprendre les œuvres que nous connaissons déjà et à en apprécier toute la profondeur et la nouveauté.

Le De arithmetica s’intègre alors naturellement et avec simplicité à la bibliothèque de Thierry de Chartres. Le texte mentionne également tous les auteurs et ouvrages traditionnellement associés à l’école de Chartres : le De consolatione philosophiae et les Opuscula sacra de Boèce, le commentaire de Calcidius sur le Timée, Martianus Capella, les Retractationes d’Augustin, Isidore de Séville ou encore Rémi d’Auxerre. On obtient ainsi un panorama complexe du XIIe siècle et de l’enseignement à Chartres en ce qui concerne les disciplines du Quadrivium. En fait, il faut considérer qu’à partir de la période carolingienne, le De arithmetica est progressivement devenu un texte canonique pour l’étude de l’arithmétique. Ce texte édité par Mme Caiazzo permet donc une compréhension diachronique de l’histoire des commentaires sur le De arithmetica de Boèce pendant tout le Moyen Âge latin.

Concernant les contenus plus spécifiques et remarquables du texte, mentionnons par exemple la prophétie de la Sibylle d’Espagne. Dans le De arithmetica, Thierry compare la génération du Fils à celle du premier carré pythagoricien et fait référence à une prophétie de la Sibylle espagnole dans laquelle la génération éternelle du carré a été annoncée. Cette référence nous permet de mieux comprendre la citation de la même Sibylle qui se trouve dans le Tractatus de sex dierum operibus. La même prophétie est mentionnée plus tard par d’autres auteurs associés à Chartres, tels que Clarembaud d’Arras ou Bernard de Clairvaux, mais elle est le plus souvent chargée d’un contenu politique dans le cadre de l’organisation de la croisade en 1147. Thierry serait donc le premier, dans le De arithmetica, à mentionner la prophétie dans un sens exclusivement philosophique.

Le De arithmetica aide également à clarifier la relation de Thierry à ses lecteurs, par exemple avec Nicolas de Cues. Le débat sur l’hypothèse de l’influence de l’école de Chartres sur Nicolas de Cues est ancien (il remonte à Pierre Duhem) et complexe. Il est impossible d’en donner un compte rendu exhaustif ici, mais on se souvient de la fameuse controverse de ces dernières années entre ceux qui, comme Maarten J.F.M. Hoenen, ont tendance à réduire l’influence des Chartrains sur Nicolas de Cues et ceux qui, comme David Albertson, voient l’héritage des philosophes chartrains dans beaucoup d’œuvres du Cusain. Irene Caiazzo connaît ce débat et montre comment la nouveauté du De arithmetica peut également contribuer à résoudre certains points critiques de la recherche sur les sources du travail de Nicolas de Cues.

Andrea FIAMMA

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Pour citer cet article : Andrea FIAMMA, « Thierry of CHARTRES, The Commentary of the De arithmetica of Boethius. Irene Caiazzo (éd.), Toronto, Pontifical Institute of Mediaeval Studies, « Studies and Texts 191 », 2015 », in Bulletin de Philosophie médiévale XX, Archives de Philosophie, tome 82/3, juillet-septembre 2019, p. 647-672.

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