Auteur : Andrea Sangiacomo

Uriel da COSTA : Exame das tradiçoẽs phariseas/Esame delle tradizioni farisee (1624), saggio introduttivo, testo critico, traduzione e commento a cura di Omero Proietti, Eum, Macerata, 723 p. [L’ouvrage est de 2014]

Omero PROIETTI et Giovanni LICATA (dir.) : Tradizione e illuminismo in Uriel da Costa. Fonti, temi, questioni dell’Exame das tradiçoẽs phariseas, Eum, Macerata, 2016, 435 p.

Le rapport entre Spinoza et la pensée juive a toujours été l’un des sujets les plus débattus dans les études spinozistes. Dans l’historiographie récente, on constate un intérêt croissant pour la façon dont la pensée de Spinoza pourrait avoir hérité et retravaillé la tradition juive. Du point de vue des sources, on discute en particulier depuis longtemps les traces de la tradition averroïste dans l’Éthique et dans le Traité Théologico-Politique. Dans ce domaine de recherche, Uriel da Costa a retenu l’attention des historiens, qui ont vu en lui une sorte de prédécesseur de Spinoza, en partie parce qu’il a reçu avant lui le herem de la communauté d’Amsterdam. La pensée de da Costa a souvent été comprise par le biais de l’Exemplar Humanae Vitae, un texte autobiographique publié de façon posthume par Philip van Limborch en 1687. La découverte en 1990 de l’ouvrage de da Costa intitulé Exame das tradiçoẽs phariseas a provoqué un changement radical de perspective, et la publication d’une édition critique par Omero Proietti (avec une traduction italienne et un très riche commentaire) va achever ce bouleversement. Dans son essai introductif, volumineux et documenté, Proietti reconstruit les données les plus crédibles que nous possédions sur la vie et les vicissitudes de da Costa, et il conclut : « L’Exemplar se révèle donc un texte chrétien-antisémite, qui s’insère aisément dans la thématique ‘proto-nazie’ considérant les Hébreux comme ‘État dans l’État’. Cet ouvrage (cela est dit au moins cinq fois dans le texte) avait pour but d’enlever toute juridiction pénale à la communauté juive portugaise d’Amsterdam » (p. 27). Pour comprendre la pensée de da Costa il faut donc se tourner vers l’Exame das tradiçoẽs phariseas.

L’Exame est un ouvrage polémique écrit par da Costa entre 1623 et 1624 en réponse au Tratado da immortalidade da alma de Semuel da Silva, publié en 1623. Da Silva avait volé et publié dans son traité certains passages d’un traité que da Costa était en train d’écrire à ce moment-là sur la mortalité de l’âme. Le but de da Silva était de dénoncer publiquement les thèses hérétiques de da Costa (qui avait déjà été interdit par la communauté de Hambourg en 1618). Selon Proietti, le traité de da Silva est en effet le véritable responsable du herem que la communauté d’Amsterdam prononça contre da Costa en 1623 (avant la publication de l’Exame). Loin de se repentir ou de laisser tomber l’affaire, da Costa travailla à une longue et rigoureuse défense dans laquelle il développe en détail sa thèse de la mortalité de l’âme. Il s’agit de l’Exame, qui paraît en 1624.

Da Costa rejette la thèse pharisienne de l’immortalité de l’âme (avec ses corollaires sur les récompenses et les châtiments éternels de Dieu). Pour lui, l’âme humaine est mortelle : elle se réduit au sang et à ses esprits. La doctrine de l’immortalité est une doctrine introduite par les pharisiens, qui n’a aucun fondement dans l’Écriture. De plus, elle contredit la justice divine, puisque celle-ci « ne donne aucune récompense ou punition au-delà de ce qu’on a mérité. Cependant, du point de vue de la justice, l’homme n’a aucun moyen pour obliger Dieu à récompenser éternellement ses actions, et il ne peut pas non plus être débiteur d’un tourment infini et d’une punition éternelle pour ses actions » (p. 612). Au final, da Costa croit que le monde même est éternel et nie donc l’existence d’un quelconque ‘jugement final’. Cette vie mortelle est notre unique occasion de recevoir une récompense ou une punition divine. Comme da Costa l’explique en commentant les conséquences dangereuses de la croyance en l’immortalité : « cette fausse idée, en même temps qu’elle donne un prétexte pour ne pas apprécier la vie et ses biens, apprend également à sous-évaluer les maux présents, parce qu’elle considère uniquement ceux à venir ; et au lieu de pacifier le monde, elle ne fait que cultiver désordres et conflits infinis » (p. 613).

Parmi les similitudes les plus éclatantes entre la pensée de da Costa et celle de Spinoza, Proietti souligne (p. 50-63) la critique des doctrines des pharisiens, le rejet de l’idée d’une rétribution dans l’autre vie et l’interprétation de l’élection des juifs en termes de succès et de bien-être matériel, la contestation de la tradition ‘orale’, et l’idée que la nature suit un ordre éternel qui ne laisse aucune place aux miracles (la résurrection des morts incluse).

Le texte de da Costa mérite une attention historique renouvelée afin d’être mieux contextualisé et pour que sa relation avec la pensée de Spinoza soit encore mieux expliquée. Une contribution importante dans cette direction est offerte par le volume paru sous la direction de Proietti e Licata, Tradizione e Illuminismo. Cette collection d’essais historiques offre un panorama très utile sur les sources, l’influence et la réception de la pensée de da Costa, tout en rassemblant de nombreux matériaux permettant d’en saisir la place dans l’histoire de la pensée juive et universelle. Les principaux sujets traités dans ce volume concernent la tradition de l’averroïsme juif (voir les contributions de Gatti sur Gersonide, de Vella sur Jean de Jandun et les deux chapitres de Licata et Engel sur Elia del Medigo) ; la doctrine de la mortalité de l’âme de Pomponazzi comme contrepoids possible aux idées de da Costa (Giglioni) ; les sources immédiates et le contexte historique de l’Exame (voir les chapitres de Barchiesi, Schröder, Proietti) ; le rapport entre la pensée de da Costa et celle de Spinoza (Mignini), ainsi que son lien avec les débats néerlandais (Quatrini) et allemands (voir les chapitres de Testa sur Reimarus et de Travanti sur Lessing). Ces contributions importantes donnent donc à la communauté spinoziste de précieux instruments de travail pour approfondir à nouveau l’un des aspects les plus fascinants du contexte historique et philosophique ayant donné naissance à la pensée de Spinoza lui-même.

Andrea SANGIACOMO

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Pour citer cet article : Andrea SANGIACOMO, « Uriel da COSTA : Exame das tradiçoẽs phariseas/Esame delle tradizioni farisee (1624), saggio introduttivo, testo critico, traduzione e commento a cura di Omero Proietti, Eum, Macerata, 2014 ;Omero PROIETTI et Giovanni LICATA (dir.) : Tradizione e illuminismo in Uriel da Costa. Fonti, temi, questioni dell’Exame das tradiçoẽs phariseas, Eum, Macerata, 2016 » in Bulletin de bibliographie spinoziste XXXIX, Archives de Philosophie, tome 80/4, Octobre-décembre 2017, p. 803-833.


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