Auteur : Anna-Sophie Lange

 

Nicholas Allan AUBIN, Power and Possibility in Early Arabic Philosophy. Three Innovators between Philoponus and Avicenna, Berlin & Boston, De Gruyter, « Scientia Graeco-Arabica », 2024, 286 pages.

Parue en 2024 chez De Gruyter dans la collection dirigée par Marwan Rashed, la thèse de doctorat de Nicholas Allan Aubin porte sur la réception des arguments de Jean Philopon fondés sur le « principe de puissance finie », une prémisse déjà formulée par Aristote dans le contexte de sa démonstration d’un premier moteur immobile et éternel. Selon ce principe, le monde, en tant que corps fini, ne peut disposer que d’une puissance finie. Le premier chapitre remet en question l’interprétation dominante, selon laquelle Philopon aurait appliqué ce principe dans un cadre nouveau, pour servir d’argument immédiat en faveur de la génération temporelle du monde. Bien plutôt, il soutient que Philopon a tiré de l’argument d’une puissance finie l’hypothèse plus modeste selon laquelle le monde est par nature périssable.

L’objectif principal de cette monographie est d’évaluer l’influence des arguments philoponiens liés au principe de puissance finie sur trois figures moins connues de la philosophie arabe du xe siècle : Ibn Suwâr, Abû al-Ḥasan al-ʿÂmirî et Abû Sahl al-Masîḥî. Au fil de chapitres spécifiquement consacrés à chacun de ces penseurs, l’auteur examine la manière dont ils se sont respectivement approprié le principe et l’ont mis au service de leurs propres projets philosophiques, en insistant sur leur originalité – notamment dans la façon dont ils intègrent à leur philosophie de la nature des éléments péripatéticiens, néoplatoniciens, ainsi que certains aspects de la théologie rationnelle islamique (kalâm). Le cinquième chapitre adopte, contrairement aux autres, une approche plus transversale : il analyse les éventuelles influences des auteurs étudiés sur Avicenne. Il montre de manière convaincante que le principe de puissance permet d’expliquer la périssabilité naturelle d’une chose, laquelle, chez Ibn Suwâr et al-ʿÂmirî, revêt une acception exclusivement causale de ce qui a commencé à exister (gençton, muda). Cette approche, selon N. A. Aubin, pose des jalons pour la distinction qu’Avicenne introduira entre le nécessaire en soi, sans cause, et le nécessaire par un autre, qui est causé. La monographie propose ainsi une présentation globale du rôle clé joué par ces penseurs dans les transformations philosophiques qui relient l’héritage de Philopon à l’émergence de la tradition avicennienne.

Le titre de la monographie renvoie à deux concepts philosophiques : d’une part, la notion de pouvoir ou de puissance (power, dúnamis, qûwa) – l’auteur constate un déplacement, d’un pouvoir quantifiable vers une puissance conçue comme mode d’être –, et, d’autre part, celle de possibilité (possibility, habituellement imkân, même s’il ne cite pas le terme arabe). Aucun des deux termes n’est explicitement défini dans l’introduction, mais ils se précisent au fil de l’étude et trouvent leur articulation dans le sixième chapitre, où les résultats sont rassemblés. Alors que power fait référence au principe de puissance finie, possibility correspond à un second axe de recherche, intégré ultérieurement dans l’ouvrage : l’exploration du développement des notions de modalité, en particulier la possibilité et la nécessité. Dans cet aperçu, je me concentrerai sur l’hypothèse d’un « changement modal » (modal shift) développée au chapitre 5, et le rôle de précurseur assigné aux trois philosophes arabes étudiés, notamment al-ʿÂmirî, dans la genèse de la métaphysique modale d’Avicenne.

  1. A. Aubin présente une nouvelle théorie modale, dont la philosophie d’Avicenne constitue le représentant principal, qu’il oppose – bien que brièvement – à une conception aristotélicienne des modalités. Cette dernière, souvent qualifiée – quoique de manière contestée, y compris par l’auteur – de « modèle statistique », repose sur l’idée que ce qui est nécessaire existe toujours (ou la plupart du temps), que ce qui est impossible n’existe jamais, et que ce qui est possible existe parfois. La théorie modale d’Avicenne distingue quant à elle des modalités respectivement intrinsèques et extrinsèques. Les premières dépendent de la nature même d’une chose, indépendamment de son existence effective ou de sa fréquence d’occurrence. Il introduit ainsi une distinction centrale entre, d’une part, ce qui est « nécessaire en soi », et, d’autre part, ce qui est « possible en soi », mais « nécessaire par un autre ».

L’étude s’articule en deux axes selon le fil de l’évolution du lien entre la notion de puissance finie et celle, émergente, de possibilité intrinsèque. Elle interprète l’idée philoponienne de la périssabilité inhérente aux choses naturelles comme une préfiguration de la possibilité intrinsèque chez Avicenne. Par exemple, alors qu’Aristote considère les corps célestes comme absolument impérissables en raison de leur mouvement éternel, Philopon soutient que, même si de fait ils existent toujours, ils demeurent néanmoins intrinsèquement périssables, précisément à cause de leur puissance finie. En ce qui concerne la tradition arabe, l’auteur reprend les observations de Peter Adamson en 2006, qui soulignait qu’al-Fârâbî recourt déjà, avant Avicenne, à une distinction entre nécessités respectivement intrinsèque et extrinsèque. N. A. Aubin cherche à montrer qu’al-ʿÂmirî contribue lui aussi à l’émergence de cette nouvelle approche de la modalité. Il considère que son traité sur la providence, la Détermination des différents aspects de la prédétermination (at-Taqrîr li-awǧuh at-taqdîr), constitue une source majeure de la métaphysique modale d’Avicenne. Son étude comble une lacune demeurée inexplorée depuis la parution de Avicenna’s Metaphysics in Context de Robert Wisnovsky en 2003. S’appuyant principalement sur des passages de ikma ʿArûîya et de Mabdaʾ wa-l-maʿâd d’Avicenne, déjà cités par R. Wisnovsky, elle utilise avant tout les concepts avicenniens comme repères théoriques qui lui servent de cadre général. Elle identifie dans l’œuvre d’al-ʿÂmirî des extraits qui témoignent d’une très probable connaissance de tels écrits par Avicenne. Deux versions d’un extrait de la Délivrance de l’homme du problème de la prédestination et du libre arbitre (Inqâ al-Bašar min al-ǧabr wa-l-qadar) d’al-ʿÂmirî sont ainsi citées, dont la seconde se prête à une comparaison textuelle précise, notamment avec « Ilâhiyyât » i.6 du Ðifâʾ d’Avicenne. Dans ce passage sur l’action humaine, al-ʿÂmirî anticipe non seulement la célèbre expression avicennienne d’être nécessaire par soi (ǧibu l-wuǧûd bi-nafsihî), mais aussi sa distinction, établie par le jugement de l’intellect, entre le nécessaire, le possible et l’impossible.

L’étude montre clairement qu’al-ʿÂmirî forge le vocabulaire des modalités intrinsèques et extrinsèques, ouvrant ainsi la voie à la théorie des modalités d’Avicenne. Elle a cependant tendance à minimiser le fait que ce dernier développe cette théorie dans un cadre différent de celui de ses prédécesseurs. Il introduit en effet sa fameuse distinction d’abord dans sa métaphysique afin d’établir l’existence de l’Être nécessaire en tant que premier principe divin. N. A. Aubin mentionne en passant qu’Avicenne développe une conception purement ontologique du possible et du nécessaire : les modalités ne s’appliquent pas à n’importe quel fait, mais décrivent exclusivement le rapport des choses à l’être. Ainsi, ce qui fait toute la singularité de la conception avicennienne, c’est que le possible en soi ne repose ni sur une puissance inhérente à la matière, ni sur une variante de l’argument de la puissance finie, mais uniquement sur l’idée que, d’un point de vue conceptuel, l’essence d’une chose n’implique pas nécessairement son existence. Cela soulève également la question de savoir si l’on peut réellement attribuer à Avicenne – ainsi que le suggère N. A. Aubin dans le sillage d’Averroès – l’idée selon laquelle la contingence du monde, y compris des cieux, résulterait de sa composition de matière et de forme. Al-ʿÂmirî, en revanche, mobilise abondamment les modalités dans sa philosophie de la nature et, à l’instar d’al-Fârâbî, les articule avec sa conception de la providence. Par là, il associe étroitement la possibilité à une puissance naturelle enracinée dans une matière sous-jacente, et va jusqu’à élaborer une théorie nuancée des possibilités statistiques, qui envisage leur réalisation comme fréquente, rare ou équiprobable.

L’étude reconnaît néanmoins un potentiel métaphysique aux distinctions modales dans la philosophie de la nature d’al-ʿÂmirî. Bien que ce dernier désigne lui aussi Dieu comme « l’Être nécessaire en soi », il semble difficile de dégager une théorie cohérente à partir de son œuvre transmise. Al-ʿÂmirî affirme en effet que la nécessité relative à un autre caractérise toutes les entités du monde sublunaire. Avicenne, par contre, semble dépasser cette séparation entre les ordres sublunaire et supralunaire, et ce au moyen de sa propre distinction ontologico-modale. Cela soulève la question de savoir dans quelle mesure les modalités naturelles peuvent être transposées dans un cadre métaphysique plus large, notamment à l’intersection entre métaphysique et cosmologie, d’autant plus que N. A. Aubin souligne à plusieurs reprises que les auteurs arabes étaient conscients des limites scientifiques entre la métaphysique et la philosophie de la nature.

L’étude met ainsi en lumière d’importants parallèles, notamment entre les écrits d’al-ʿÂmirî et d’Avicenne, tout en attirant l’attention sur des différences subtiles entre modalités naturelles et métaphysiques. Par son caractère pionnier, elle prépare le terrain à de futures études comparatives approfondies entre ces auteurs. Ce deuxième volet de la monographie propose en même temps, grâce à l’acuité de son argumentation, un éclairage inédit sur l’évolution de la pensée modale dans la philosophie arabe du xe siècle.

Anna-Sophie Lange

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Pour citer cet article : Nicholas Allan AUBIN, Power and Possibility in Early Arabic Philosophy. Three Innovators between Philoponus and Avicenna, Berlin & Boston, De Gruyter, « Scientia Graeco-Arabica », 2024, 286 pages., in Bulletin de philosophie du Moyen Âge XXVI, Archives de philosophie, tome 88/3, Juillet-Septembre 2025, p. 241-244.

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