Auteur : Anne de Saxcé
Bruno Michel, Pierre Abélard au tournant médiéval des philosophies antiques et modernes, Paris, Vrin, « Études de philosophie médiévale » CXVII, 2024, 336 pages.
Pierre Abélard au tournant médiéval des philosophies antiques et modernes n’est pas des plus faciles à lire. Bruno Michel y convoque de nombreux auteurs, médiévaux et contemporains ; les thèses évoquées sont également nombreuses. La pensée présentée à quelque chose d’épars et de multiple, qui la rend difficile d’abord. C’est un livre d’une écriture dense, avec des analyses éclairantes à certains endroits, trop rapides à d’autres, et qui laisse l’impression d’embrasser trop, parfois, et de mal étreindre (par exemple, à propos de la théorie cantorienne des ensembles). Cependant ce livre défend une thèse, par laquelle l’auteur veut rendre compte de façon unifiée de l’ensemble de l’œuvre d’Abélard.
L’hypothèse de lecture qui fait le point de départ du livre est que « la modernité radicale de la philosophie et de la théologie d’Abélard par rapport à ses sources boéciennes et augustiniennes » (p. 16) n’est cependant pas nominaliste : l’affirmation est pour le moins inhabituelle, comme le prouve, par exemple, la récente thèse de Roxane Noël, « In the Wake of Abelard » (Cambridge, 2022), dirigée par John Marenbon, qui montre l’existence d’un nominalisme propre au xiie siècle et influencé par Abélard. Il est vrai que John Marenbon a déjà souligné par ailleurs la relative instabilité des thèses abélardiennes et les difficultés qu’il y a à l’appeler nominaliste (voir son article « Abelard’s Theory of Universals », dans Nominalism about Properties, London, 2015).
Une grande partie du livre de Bruno Michel portera donc sur l’objectivité non linguistique des entités intensionnelles qu’Abélard désigne par le concept de status. L’autre partie portera sur l’éthique. Un des points importants de l’ouvrage tient dans l’articulation de ces deux dimensions de la pensée d’Abélard. Pour cela Bruno Michel fait une place majeure à l’acte d’attentio par lequel l’intellect vise les choses, afin de « questionner l’articulation entre grammaire et logique » (p. 17) ; il pense cet acte à partir du concept abélardien d’existimatio qui consiste en une déréification qui n’est pas une déréalisation (p. 297). Par là, l’auteur définit le rôle propre de la philosophie, à savoir constituer une science non pas idéale mais effective. Abélard « est un philosophe, comme tel soucieux des limites de ce que peut un homme » (p. 298).
L’enjeu principal du livre est alors de proposer une explication de la théorie du statut, ce que l’auteur fait en plusieurs étapes : il rappelle d’abord (chapitre premier) les grandes lignes de la querelle entre Abélard et Guillaume de Champeaux, pour mettre en lumière « le souci [abélardien] de distinguer de manière tranchée et rigoureuse entre le réel (l’extensionnel […]) et le conceptuel (l’intensionnel) » (p. 71), tout en affirmant en même temps que « le statut n’est pas un simple fait de langage » (p. 70).
Le chapitre ii offre un détour par la controverse eucharistique de Bérenger et Lanfranc. L’auteur présente Bérenger comme un détracteur de la « pensée magique », et considère que c’est « cette [même] préoccupation qu’on retrouve sur un terrain purement et strictement philosophique au cœur de la critique des reales par Abélard » (p. 86). Ce chapitre veut montrer qu’Abélard partage avec Bérenger, Gaunilon et Roscelin « un souci commun : ne pas prêter, par mégarde, à la pensée humaine et aux mots qui l’expriment une puissance qui, par hypothèse, ne peut appartenir qu’à la pensée divine » (p. 99). Il y a, chez ces auteurs, un « désenchantement de la parole humaine » (p. 98 et p. 101).
Le chapitre iii montre la distance prise par Abélard à l’égard du vocalisme de Roscelin. Abélard ne réduit pas le status à n’être qu’un nom. Il est vrai, comme le rappelle par exemple Peter King, dans la Stanford Encyclopedia of Philosophy, qu’avoir le même statut d’être humain pour Socrate et Platon « n’implique [d’après Abélard] aucun ingrédient métaphysique commun, et en fait ne nécessite aucun ingrédient du tout » ; mais il ne faut pas oublier que le statut reste, chez Abélard, quelque chose : « Lorsque j’intellige une chimère, même s’il n’y a rien que j’intellige (nulla res est quam intelligam), cependant j’intellige quelque chose (aliquid intelligo) » (Logica Nostrorum Petitioni Sociorum, ed. B. Geyer, p. 533) C’est pourquoi Bruno Michel propose de lire la position d’Abélard et sa définition du status comme une sorte d’entre-deux entre le vocalisme de Roscelin et le réalisme de Guillaume de Champeaux, et d’y voir comme une anticipation de la pensée de Gottlob Frege : « Abélard découvre un objet dont le seul équivalent moderne disponible nous paraît être le Begriff frégéen » (p. 126).
Cette thèse, étonnante mais stimulante, est développée dans le chapitre iv, qui constitue le chapitre essentiel du livre. Il montre que chez Abélard, comme chez Frege, le concept, qui est un statut définitionnel, se distingue à la fois du référent, c’est-à-dire de la signification, et de l’intellection subjective qu’on peut s’en faire : la signification du prédicat n’est pas le statut ; il rappelle notamment ce passage de la Logica Ingredientibus, p. 9-13, qui affirme que seul Dieu a une intellection pure de la nature des choses : Dieu voit les statuts eux-mêmes puisque, n’ayant pas de sensation, il a seul une intellection véritable. Le but du chapitre est l’affirmation de la thèse suivante : « Abélard professe un véritable réalisme conceptuel. Il n’est pas question pour lui de réduire les statuts à des signes. » Cette affirmation est donc le cœur du livre, mais on aimerait savoir comment l’auteur l’articule à des textes comme celui du De intellectibus, § 91 : « Significare idem est quod intellectum constituere ».
On en vient alors, toujours au chapitre iv, à l’existimatio. La définition bien connue est celle qu’on trouve dans le De intellectibus, § 24, qui pose l’équivalence entre existimatio et foi ou croyance. En faisant de la foi une forme d’appréhension intellectuelle, selon la modalité de l’estimation, Abélard la définit donc d’abord comme une croyance, que l’on parle de fides, de credulitas, d’opinio ou d’existimatio. On peut regretter que l’auteur ne se réfère pas ici à l’article, qu’il ne semble pas connaître, de C. Grellard, « Fides siue credulitas. Le problème de l’assentiment chez Abélard, entre logique et psychologie ». L’usage fait par Abélard de l’existimatio explique, conclut le chapitre iv de notre livre, que l’on puisse « distinguer sans contradiction l’interprétation intensionnelle (de sensu) et l’interprétation extensionnelle (de re) des mêmes propositions » de la théologie (p. 153). Le but de l’auteur est en effet d’en arriver à la proposition suivante : que « la philosophie d’Abélard est un criticisme » (p. 155).
La preuve en est exposée aux chapitres v à viii. Le chapitre v réfléchit aux trois questions posées par Porphyre dans l’Isagoge, et compare la réponse de Boèce dans son Second commentaire sur l’Isagogè de Porphyre et celle d’Ockham dans la Somme de logique, à celle d’Abélard, à partir d’une étude assez minutieuse de textes extraits des deux Logiques. L’affirmation finale de ce chapitre est que « les universaux linguistiques, comme prédicables de subiecto, jouent chez Abélard le même rôle que, dans la théorie kantienne de la connaissance, les “schèmes” du schématisme transcendantal » (p. 190) – une affirmation qu’il faut prendre comme une simple comparaison que le livre ne prétend pas fonder généalogiquement. Le chapitre vi analyse les conditions de vérité de la proposition hypothétique par une lecture de la Dialectica d’Abélard, qui place Abélard entre Aristote et Augustin : comme Aristote, Abélard exclut que la science de l’être soit univoque. Cependant, cela ne vaut que pour nous et peut-être pas pour un entendement divin ; autrement dit, « nous pouvons, méthodologiquement [souligné dans le texte], poser que l’objet (créé) est intégralement intelligible » (p. 234) mais c’est une exigence de méthode : « Cette visée est, comme telle, une exigence proprement scientifique, là où l’affirmation de la réalité ontologique du terme idéel qu’elle se fixe relève d’une libre décision de ma foi » (p. 235).
Les chapitres vii et viii vont développer les conséquences éthiques de cette méthode : « Pour comprendre ce que nous pouvons, savons ou voulons vraiment, il faut comprendre ce que nous ne pouvons pas faire, savoir ou vouloir parce que nous ne sommes pas ce locuteur idéel : tout-puissant, omniscient, exempt de tout péché » (p. 272). L’auteur montre pourquoi l’on peut dire de la théologie d’Abélard qu’elle est une théologie pratique, fondée sur une raison pratique de type kantien. Ce rapprochement avec Kant, à propos des questions éthiques, constitue des pages intéressantes du livre, qui font écho à ce que Ludger Honnefelder avait déjà souligné dans un article de 1992 sur les racines médiévales des deux concepts modernes de transcendantalité et moralité, et dans son livre Conscientia siue ratio.
Ainsi Bruno Michel, retrouvant d’ailleurs les mots de Bruno Chenu qui l’appelait « premier homme moderne », peut-il voir en Abélard un acteur important de « l’avènement d’une certaine modernité philosophique » (p. 307), qui se caractérise par le « souci constant de mesurer la réalité de la science à son éloignement avec une science divine ». C’est là, nous dit-il, « l’idée centrale de la philosophie d’Abélard » (p. 309). Cette volonté de voir en Abélard une sorte d’anticipation médiévale de la modernité ne convainc cependant qu’à moitié. Ne prend-on pas le risque de méconnaître la complexité des pensées dans un xiie siècle en pleine mutation ? Il y a, par exemple, un augustinisme d’Abélard qu’on ne peut tout à fait effacer. Après tout, n’est-ce pas Abélard qui écrivait à Héloïse : « Je ne veux pas être un philosophe de telle manière que je me méfie de saint Paul – Nolo sic esse philosophus, ut recalcitrem Paulo » (Lettre XVII) ?
Anne de Saxcé
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Pour citer cet article : Bruno Michel, Pierre Abélard au tournant médiéval des philosophies antiques et modernes, Paris, Vrin, « Études de philosophie médiévale » CXVII, 2024, 336 pages, in Bulletin de philosophie du Moyen Âge XXVI, Archives de philosophie, tome 88/3, Juillet-Septembre 2025, p. 249- 251.
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Sears JAYNE, Plato in Medieval England. Pagan, Scientist, Alchemist, Theologian, éd. par Christopher Moore, Turnhout, Brepols, 2024, 400 p.
À proprement parler, le livre de S. Jayne traite d’un non-sujet : Platon dans l’Angleterre médiévale ; la conclusion ne fait d’ailleurs que confirmer l’idée que l’on pouvait s’en faire et qui était annoncée dès le début de l’ouvrage : en mille ans, les lecteurs anglais n’ont jamais eu accès à plus de deux dialogues platoniciens, le Timée et le Phédon. Encore faut-il préciser qu’il s’agit d’un Timée raccourci, celui de la traduction de Calcidius, et que le Phédon n’arrive pas avant les années 1340. Aussi 1423 marque une date importante et la fin d’une période : dans les soixante années qui suivent, huit nouveaux textes ou dialogues platoniciens font leur entrée dans les bibliothèques anglaises – Ménon, République, Axiochus, Euthyphron, Criton, l’Apologie, le Phèdre et les Lettres. Cependant le livre de S. Jayne, précisément, ne parle pas de cela, mais de cette longue période anglaise où personne n’a lu, ou si peu, Platon. Aussi l’auteur précise-t-il dès l’introduction qu’il ne s’agit pas d’une histoire de son influence en Angleterre entre 55 et 1423, mais de l’histoire de sa réputation : celle d’un grand médecin, un astrologue, un alchimiste, un théologien et, très peu, un philosophe.
Dès lors, le travail effectué par ce livre est considérable : selon une méthode doxographique, y sont relevés tous les textes des bibliothèques anglaises médiévales citant Platon, pour les commenter, et rechercher la source de leur citation, ce qui a pu être fait notamment par l’étude des catalogues des toutes premières bibliothèques, ainsi que les archives des ports, qui nous renseignent sur les voyageurs entrant et sortant d’Angleterre. Comme le résume bien Christopher Moore, qui s’est chargé du travail de relecture intégrale et d’édition de cet ouvrage posthume, ce livre offre un très subtil essai de sociologie de la connaissance et de son évolution historique sur presque mille ans.
Un exemple de ce qui est recherché et montré se trouve au chapitre 2, consacré à la période bénédictine du Ve au Xe siècle. Les bibliothèques bénédictines possèdent les ouvrages dont la Règle de saint Benoît, le De doctrina christiana d’Augustin et les Institutiones de Cassiodore recommandent la lecture. Au livre II des Institutiones, Cassiodore recommande notamment la lecture de l’Isagoge de Porphyre. Ce texte est en débat avec Aristote et aurait donc dû n’avoir aucune influence sur la réputation de Platon au Moyen Âge. Mais il se trouve qu’au paragraphe II, 6 (éd. A. de Libera, Vrin, 1998, p. 6), Porphyre cite Socrate et Platon comme exemples d’individus particuliers de la classe générale « humain » : « L’essence est elle-même un genre ; sous elle vient le corps ; sous le corps, le corps animé ; sous celui-ci, l’animal ; sous l’animal, l’animal capable de raison ; sous celui-ci l’homme ; sous l’homme Socrate, Platon et les hommes particuliers » – le fameux Arbre de Porphyre. Le texte de l’Isagoge a connu une importante diffusion médiévale, de sorte que les noms de Socrate et de Platon sont devenus, partout en Europe, paradigmatiques dans les syllogismes. L’origine de ces noms, les personnages qu’ils désignent n’étaient pas forcément clairs, ni connus ; Socrate est souvent devenu Sor ou Sortes, et dans la Confessio amantis du poète anglais John Gower, l’ami de Chaucer, Platon et Sortes sont présentés comme deux amants célèbres, au même titre que Tristan et Iseult.
On est là à la limite de l’absurde, mais on touche aussi à ce que le livre met particulièrement bien en relief : ce qu’on connaît de Platon en Angleterre au Moyen Âge n’a que peu de rapport avec ce que nous avons à l’esprit quand nous évoquons son nom. Dans le chapitre 5, qui porte sur la seconde période normande (1150-1193), Sears Jayne s’intéresse assez longuement à Pierre de Blois comme candidat possible pour l’acheminement en 1162 d’une copie de la Glose sur le Timée de Bernard de Chartres. Pierre de Blois est intéressant ici parce qu’après une éducation à Tours et Orléans, suivie d’études de théologie à Paris et de droit à Bologne, il a enseigné un peu à l’école cathédrale d’Anagni – dans la cathédrale se trouve une fresque représentant le Timée ; il a ensuite fait un séjour dans la Sicile normande (c’est là qu’Henri Aristippe, chancelier de Guillaume Ier, avait traduit le Ménon et le Phédon), comme tuteur de Guillaume II ; Pierre de Blois s’en retourne finalement en Angleterre. Là, son enthousiasme pour les Anciens lui fait rencontrer une forte opposition auprès de ses paroissiens, ce qui lui vaut une admonestation sévère de son évêque, dans une lettre dont notre livre donne une longue traduction, afin de nous « donner une claire image de la réception méfiante et agressive que des allusions, quelles qu’elles soient, aux auteurs de l’Antiquité classique rencontraient en Angleterre à cette époque » (p. 169).
Or à la même période, apprenons-nous ici, apparaît le livre le plus populaire que l’Angleterre ait attribué à Platon : Plato’s Calf, ou Le Veau de Platon (Liber Vaccae), traduction d’un traité d’origine arabe traitant de problèmes du quotidien, en particulier agricoles : comment transformer les vaches en animaux rationnels (d’où le titre du traité), faire tomber la pluie, communiquer avec les oiseaux ou convaincre un voisin pénible que sa maison est pleine de serpents et qu’il doit déménager. Comme le dit l’auteur, « Le fait que Le Veau de Platon arriva en Angleterre à peu près en même temps que Pierre de Blois est bien sûr une pure coïncidence, mais qui a un intérêt, car elle nous montre qu’à l’époque où les Anglais faisaient preuve de la plus grande hostilité envers un Platon rationaliste, telle que le représentait la défense passionnée de Pierre de Blois pour l’étude de l’Antiquité classique, ils étaient tout à fait disposés à embrasser un Platon légendaire et magicien, qui leur demandait seulement de croire, non de penser » (p. 170).
La création de l’université ne changea pas tellement les choses : comme le dit notre auteur au tout début de son chapitre 6 (p. 191), se fût-elle intéressée au philosophe, cela aurait changé l’histoire de Platon en Angleterre, mais les universités se consacraient entièrement aux œuvres d’Aristote. Les commentaires des Sentences, par exemple, nous apprend l’étude qui en donne la liste complète dans sa table 31, mentionnent très rarement Platon : même à propos de la théorie des Idées, l’autorité citée est plutôt Augustin. De la comparaison du nombre de traductions, commentaires, résumés, compilations, disputationes, tables, florilèges et auctoritates que les universités anglaises ont consacré à Aristote, par rapport à ce qu’elles ont consacré à Platon (la traduction du Timée par Calcidius), l’auteur tire une conclusion lapidaire : « Platon n’était tout simplement pas pris au sérieux dans les universités anglaises » (p. 214) – exception faite cependant des œuvres d’Alexandre Nequam qui, après un séjour en France, fut professeur à la faculté des arts d’Oxford, et à qui est ici attribué le Poetarius, avec des arguments convaincants. Dans ce texte, ainsi que dans son traité De naturis rerum, et dans un autre intitulé De laudibus divinae sapientiae, ainsi que dans son Speculum speculationum, on trouve plusieurs références à Platon, empruntées à Bède, Claudien Mamert ou Guillaume de Conches. C’est, à cette époque, ce qu’on fait de mieux pour la connaissance de Platon.
On voit par ces rapides exemples la très vaste érudition de cet ouvrage, qui traite d’un nombre impressionnant d’auteurs, rappelant brièvement les traits marquants de leur biographie, résumant leurs livres et précisant la nature exacte des allusions qu’on y trouve à Platon, comme la source de ces allusions – très rarement une source directe.
Le philosophe regrettera peut-être quelques simplifications des pensées présentées, qu’il attribuera à l’historien ; par exemple, Jérôme « est d’accord avec la division platonicienne de l’âme en trois parties, rationnelle, irascible et concupiscible » (p. 26) : on sait combien en réalité la psychologie platonicienne est complexe, et parfois apparemment contradictoire, comme c’est le cas entre les différents livres de la République (que l’on compare Rép. IV, et Rép. X).
De même, on peut s’étonner de la thèse suivant laquelle il aurait fallu attendre Érigène, et sa connaissance des Pères grecs tels que Grégoire de Nysse et Maxime le Confesseur, pour admettre l’idée que la divinité de l’homme n’était pas incompatible avec la théologie chrétienne (p. 72) : du moins faudrait-il préciser, car il est clair qu’on trouve chez Augustin ce thème, qu’il l’a lui-même trouvé chez Plotin, par exemple dans le Traité sur le beau (I, 6, 6), qu’il avait lu. En 2018, un colloque sur « La divinisation chez les Pères de l’Église » avait rappelé d’entrée de jeu que les Pères latins aussi, notamment Augustin, s’étaient rapidement emparé du thème de la déification – dans son Sermon 166, 4, Augustin évoque l’homme déifié tout entier, totus homo deificatus. De la même manière, je ne vois pas bien pourquoi le fait de montrer Dieu à l’intérieur de l’esprit humain, et non à l’extérieur de l’univers (figure 9) ferait de Macrobe un auteur « suspect » (p. 72) pour la pensée chrétienne : qu’en est-il du Dieu interior intimo meo des Confessions (III, 6, 11) ?
Je relève enfin avec surprise deux petites erreurs factuelles, mais sur des faits si connus qu’elles sont incongrues dans un tel livre : Abélard n’est pas né à Nantes, mais au Pallet (même si, vu depuis les États-Unis, c’est sans doute la même chose), et Héloïse n’était pas la fille de Fulbert, mais sa nièce (Fulbert d’ailleurs n’était pas un professeur d’Abélard, « one of his teachers », mais un chanoine de la cathédrale de Paris).
Je m’arrête : de telles remarques sont mesquines, eu égard au projet immense de ce livre, et à sa réussite, non seulement du point de vue de la science, mais également de l’écriture : malgré l’aridité apparente du sujet, Sears Jayne a écrit un livre parfois amusant, toujours très clair et qui se lit avec plaisir.
Anne de Saxcé
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Pour citer cet article : Sears JAYNE, Plato in Medieval England. Pagan, Scientist, Alchemist, Theologian, éd. par Christopher Moore, Turnhout, Brepols, 2024, 400 p., in Bulletin de philosophie du Moyen Âge XXV, Archives de philosophie, tome 87/3, Juillet-Septembre 2024, p. 199-202.