Auteur : Anne de Saxcé
Sears JAYNE, Plato in Medieval England. Pagan, Scientist, Alchemist, Theologian, éd. par Christopher Moore, Turnhout, Brepols, 2024, 400 p.
À proprement parler, le livre de S. Jayne traite d’un non-sujet : Platon dans l’Angleterre médiévale ; la conclusion ne fait d’ailleurs que confirmer l’idée que l’on pouvait s’en faire et qui était annoncée dès le début de l’ouvrage : en mille ans, les lecteurs anglais n’ont jamais eu accès à plus de deux dialogues platoniciens, le Timée et le Phédon. Encore faut-il préciser qu’il s’agit d’un Timée raccourci, celui de la traduction de Calcidius, et que le Phédon n’arrive pas avant les années 1340. Aussi 1423 marque une date importante et la fin d’une période : dans les soixante années qui suivent, huit nouveaux textes ou dialogues platoniciens font leur entrée dans les bibliothèques anglaises – Ménon, République, Axiochus, Euthyphron, Criton, l’Apologie, le Phèdre et les Lettres. Cependant le livre de S. Jayne, précisément, ne parle pas de cela, mais de cette longue période anglaise où personne n’a lu, ou si peu, Platon. Aussi l’auteur précise-t-il dès l’introduction qu’il ne s’agit pas d’une histoire de son influence en Angleterre entre 55 et 1423, mais de l’histoire de sa réputation : celle d’un grand médecin, un astrologue, un alchimiste, un théologien et, très peu, un philosophe.
Dès lors, le travail effectué par ce livre est considérable : selon une méthode doxographique, y sont relevés tous les textes des bibliothèques anglaises médiévales citant Platon, pour les commenter, et rechercher la source de leur citation, ce qui a pu être fait notamment par l’étude des catalogues des toutes premières bibliothèques, ainsi que les archives des ports, qui nous renseignent sur les voyageurs entrant et sortant d’Angleterre. Comme le résume bien Christopher Moore, qui s’est chargé du travail de relecture intégrale et d’édition de cet ouvrage posthume, ce livre offre un très subtil essai de sociologie de la connaissance et de son évolution historique sur presque mille ans.
Un exemple de ce qui est recherché et montré se trouve au chapitre 2, consacré à la période bénédictine du Ve au Xe siècle. Les bibliothèques bénédictines possèdent les ouvrages dont la Règle de saint Benoît, le De doctrina christiana d’Augustin et les Institutiones de Cassiodore recommandent la lecture. Au livre II des Institutiones, Cassiodore recommande notamment la lecture de l’Isagoge de Porphyre. Ce texte est en débat avec Aristote et aurait donc dû n’avoir aucune influence sur la réputation de Platon au Moyen Âge. Mais il se trouve qu’au paragraphe II, 6 (éd. A. de Libera, Vrin, 1998, p. 6), Porphyre cite Socrate et Platon comme exemples d’individus particuliers de la classe générale « humain » : « L’essence est elle-même un genre ; sous elle vient le corps ; sous le corps, le corps animé ; sous celui-ci, l’animal ; sous l’animal, l’animal capable de raison ; sous celui-ci l’homme ; sous l’homme Socrate, Platon et les hommes particuliers » – le fameux Arbre de Porphyre. Le texte de l’Isagoge a connu une importante diffusion médiévale, de sorte que les noms de Socrate et de Platon sont devenus, partout en Europe, paradigmatiques dans les syllogismes. L’origine de ces noms, les personnages qu’ils désignent n’étaient pas forcément clairs, ni connus ; Socrate est souvent devenu Sor ou Sortes, et dans la Confessio amantis du poète anglais John Gower, l’ami de Chaucer, Platon et Sortes sont présentés comme deux amants célèbres, au même titre que Tristan et Iseult.
On est là à la limite de l’absurde, mais on touche aussi à ce que le livre met particulièrement bien en relief : ce qu’on connaît de Platon en Angleterre au Moyen Âge n’a que peu de rapport avec ce que nous avons à l’esprit quand nous évoquons son nom. Dans le chapitre 5, qui porte sur la seconde période normande (1150-1193), Sears Jayne s’intéresse assez longuement à Pierre de Blois comme candidat possible pour l’acheminement en 1162 d’une copie de la Glose sur le Timée de Bernard de Chartres. Pierre de Blois est intéressant ici parce qu’après une éducation à Tours et Orléans, suivie d’études de théologie à Paris et de droit à Bologne, il a enseigné un peu à l’école cathédrale d’Anagni – dans la cathédrale se trouve une fresque représentant le Timée ; il a ensuite fait un séjour dans la Sicile normande (c’est là qu’Henri Aristippe, chancelier de Guillaume Ier, avait traduit le Ménon et le Phédon), comme tuteur de Guillaume II ; Pierre de Blois s’en retourne finalement en Angleterre. Là, son enthousiasme pour les Anciens lui fait rencontrer une forte opposition auprès de ses paroissiens, ce qui lui vaut une admonestation sévère de son évêque, dans une lettre dont notre livre donne une longue traduction, afin de nous « donner une claire image de la réception méfiante et agressive que des allusions, quelles qu’elles soient, aux auteurs de l’Antiquité classique rencontraient en Angleterre à cette époque » (p. 169).
Or à la même période, apprenons-nous ici, apparaît le livre le plus populaire que l’Angleterre ait attribué à Platon : Plato’s Calf, ou Le Veau de Platon (Liber Vaccae), traduction d’un traité d’origine arabe traitant de problèmes du quotidien, en particulier agricoles : comment transformer les vaches en animaux rationnels (d’où le titre du traité), faire tomber la pluie, communiquer avec les oiseaux ou convaincre un voisin pénible que sa maison est pleine de serpents et qu’il doit déménager. Comme le dit l’auteur, « Le fait que Le Veau de Platon arriva en Angleterre à peu près en même temps que Pierre de Blois est bien sûr une pure coïncidence, mais qui a un intérêt, car elle nous montre qu’à l’époque où les Anglais faisaient preuve de la plus grande hostilité envers un Platon rationaliste, telle que le représentait la défense passionnée de Pierre de Blois pour l’étude de l’Antiquité classique, ils étaient tout à fait disposés à embrasser un Platon légendaire et magicien, qui leur demandait seulement de croire, non de penser » (p. 170).
La création de l’université ne changea pas tellement les choses : comme le dit notre auteur au tout début de son chapitre 6 (p. 191), se fût-elle intéressée au philosophe, cela aurait changé l’histoire de Platon en Angleterre, mais les universités se consacraient entièrement aux œuvres d’Aristote. Les commentaires des Sentences, par exemple, nous apprend l’étude qui en donne la liste complète dans sa table 31, mentionnent très rarement Platon : même à propos de la théorie des Idées, l’autorité citée est plutôt Augustin. De la comparaison du nombre de traductions, commentaires, résumés, compilations, disputationes, tables, florilèges et auctoritates que les universités anglaises ont consacré à Aristote, par rapport à ce qu’elles ont consacré à Platon (la traduction du Timée par Calcidius), l’auteur tire une conclusion lapidaire : « Platon n’était tout simplement pas pris au sérieux dans les universités anglaises » (p. 214) – exception faite cependant des œuvres d’Alexandre Nequam qui, après un séjour en France, fut professeur à la faculté des arts d’Oxford, et à qui est ici attribué le Poetarius, avec des arguments convaincants. Dans ce texte, ainsi que dans son traité De naturis rerum, et dans un autre intitulé De laudibus divinae sapientiae, ainsi que dans son Speculum speculationum, on trouve plusieurs références à Platon, empruntées à Bède, Claudien Mamert ou Guillaume de Conches. C’est, à cette époque, ce qu’on fait de mieux pour la connaissance de Platon.
On voit par ces rapides exemples la très vaste érudition de cet ouvrage, qui traite d’un nombre impressionnant d’auteurs, rappelant brièvement les traits marquants de leur biographie, résumant leurs livres et précisant la nature exacte des allusions qu’on y trouve à Platon, comme la source de ces allusions – très rarement une source directe.
Le philosophe regrettera peut-être quelques simplifications des pensées présentées, qu’il attribuera à l’historien ; par exemple, Jérôme « est d’accord avec la division platonicienne de l’âme en trois parties, rationnelle, irascible et concupiscible » (p. 26) : on sait combien en réalité la psychologie platonicienne est complexe, et parfois apparemment contradictoire, comme c’est le cas entre les différents livres de la République (que l’on compare Rép. IV, et Rép. X).
De même, on peut s’étonner de la thèse suivant laquelle il aurait fallu attendre Érigène, et sa connaissance des Pères grecs tels que Grégoire de Nysse et Maxime le Confesseur, pour admettre l’idée que la divinité de l’homme n’était pas incompatible avec la théologie chrétienne (p. 72) : du moins faudrait-il préciser, car il est clair qu’on trouve chez Augustin ce thème, qu’il l’a lui-même trouvé chez Plotin, par exemple dans le Traité sur le beau (I, 6, 6), qu’il avait lu. En 2018, un colloque sur « La divinisation chez les Pères de l’Église » avait rappelé d’entrée de jeu que les Pères latins aussi, notamment Augustin, s’étaient rapidement emparé du thème de la déification – dans son Sermon 166, 4, Augustin évoque l’homme déifié tout entier, totus homo deificatus. De la même manière, je ne vois pas bien pourquoi le fait de montrer Dieu à l’intérieur de l’esprit humain, et non à l’extérieur de l’univers (figure 9) ferait de Macrobe un auteur « suspect » (p. 72) pour la pensée chrétienne : qu’en est-il du Dieu interior intimo meo des Confessions (III, 6, 11) ?
Je relève enfin avec surprise deux petites erreurs factuelles, mais sur des faits si connus qu’elles sont incongrues dans un tel livre : Abélard n’est pas né à Nantes, mais au Pallet (même si, vu depuis les États-Unis, c’est sans doute la même chose), et Héloïse n’était pas la fille de Fulbert, mais sa nièce (Fulbert d’ailleurs n’était pas un professeur d’Abélard, « one of his teachers », mais un chanoine de la cathédrale de Paris).
Je m’arrête : de telles remarques sont mesquines, eu égard au projet immense de ce livre, et à sa réussite, non seulement du point de vue de la science, mais également de l’écriture : malgré l’aridité apparente du sujet, Sears Jayne a écrit un livre parfois amusant, toujours très clair et qui se lit avec plaisir.
Anne de Saxcé
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Pour citer cet article : Sears JAYNE, Plato in Medieval England. Pagan, Scientist, Alchemist, Theologian, éd. par Christopher Moore, Turnhout, Brepols, 2024, 400 p., in Bulletin de philosophie du Moyen Âge XXV, Archives de philosophie, tome 87/3, Juillet-Septembre 2024, p. 199-202.