Auteur : Anne-Lise Rey

Raphaële ANDRAULT et Christian LEDUC, Leibniz and Natural Teleology in the 18th century, Studia Leibnitiana, Band 50, 2018, Heft 1, 120 p.

Le dossier que Raphaële Andrault et Christian Leduc viennent d’éditer pour les Studia Leibnitiana propose une réflexion sur les usages et les appropriations des arguments téléologiques leibniziens au XVIIIe siècle. L’enjeu est double : identifier le destin historique de la « conceptualité » leibnizienne de la finalité dans ses réceptions au XVIIIe siècle, comme autant de potentialités interprétatives qui éclairent en retour la richesse mais aussi la complexité du texte leibnizien lui-même. La critique leibnizienne de ces vingt dernières années (Rozemond, Garber, Duchesneau) s’est emparée de la question soit en cherchant à penser le rapport entre le détail de la physique ou de l’anatomie et l’harmonie générale du monde, entre les causes efficientes et les causes finales, soit en mettant l’accent sur l’importance du retour à Aristote et, plus récemment (McDonough), en rappelant qu’il n’y avait pas à proprement parler une téléologie chez Leibniz, prise au sens du terme même forgé par Wolff pour désigner une science des causes finales. À cette absence de thématisation explicite d’une téléologie comme science des causes finales, les éditeurs ont choisi de répondre en faisant de la réception des textes leibniziens un moyen possible de dévoiler la valeur heuristique de la téléologie (the heuristic value of teleology, p. 7). La proposition méthodologique est astucieuse ; on se prend à regretter qu’elle soit accompagnée de références répétées à « l’influence » ou à la « réception », autrement dit qu’elle interroge le sens du téléologique sans totalement mettre en question les outils qui permettent de le penser.

Le volume composé de sept contributions en anglais ou en français est construit autour de trois moments : l’invention par Christian Wolff de la nouvelle science des causes finales ou téléologie (Favaretti Camposampiero et Duchesneau) ; puis les usages et les critiques des principes téléologiques leibniziens dans la physique de la fin du XVIIe siècle et du début du XVIIIe siècle (Sangiacomo, Prunea-Bretonnet, Coissard) ; enfin, l’étude des usages théologiques des arguments finalistes chez Nieuwentijt et Reimarus (Andrault et Leduc).

Dans son article « Sciences Without a Name : Teleology, Perfection and Harmony in the Leibniz-Wolff Debate », Matteo Favaretti Camposampiero analyse le rapport entre téléologie et science de la perfection. Il commence par rappeler que le néologisme « téléologie » fut forgé par Wolff dans le Discursus praeliminaris de 1728 comme « la partie de la philosophie naturelle qui explique les fins des choses. » L’intérêt de l’article est de montrer comment le lien entre téléologie et science des perfections est un moyen d’identifier une distinction nette entre les « physiologies métaphysiques » de Leibniz et de Wolff autour de leurs définitions différentes de la machine de la nature et, dans ce cadre, d’une réflexion sur les rapports entre structure et fonction. En s’appuyant sur l’analyse de la correspondance entre Leibniz et Wolff, Favaretti insiste sur la position du problème telle qu’elle fut formulée par Wolff : « Wolff’s request may sound like a challenge : can you provide a definition of perfection that is totally free from teleological commitment ? » (p. 13) Mais Wolff sait parfaitement que si la perfection est définie par l’harmonie ou l’accord, comme le fait Leibniz, elle est un concept finaliste (p. 19). C’est en révisant le statut modal des essences que Wolff renverse le schéma leibnizien : c’est désormais la structure qui doit déterminer la fonction. L’article apporte de manière très convaincante sa pierre à l’entreprise de déconstruction d’une assimilation aussi hâtive qu’inexacte des pensées de Leibniz et de Wolff. C’est tout le mérite de ce premier article que d’avoir montré, sur la question centrale de l’articulation entre perfection et téléologie, comment et en quoi « l’inventeur » de la téléologie comme science de la fin des choses se distingue de Leibniz. On ne peut être dès lors surpris que, d’une manière qui révèle la parfaite cohérence de cette première partie du volume, le texte suivant, rédigé par François Duchesneau, reparte des différences dans la définition de la machine de la nature pour penser le rapport entre téléologie et physiologie chez Christian Wolff. L’article « Christian Wolff on Teleology and Physiology » s’emploie à comparer les principes architectoniques de Leibniz et le recours aux explications téléologiques dans la philosophie de Wolff. C’est au retour wolffien au mécanisme pour penser l’être vivant qu’est consacré l’article de Duchesneau.

À la fine explication de l’être vivant comme organisme qui convoquait subtilement chez Leibniz la raison suffisante des « perceptions de la monade dominante », comment une explication mécaniste, même renouvelée pourrait-elle constituer une position alternative viable ? C’est en distinguant avec précision le corps organique simple du corps organique composé (« whose parts are themselves organic and can be considered as organs », p. 37) et en considérant que l’analyse anatomique révélant les structures corporelles peut être achevée que Wolff marque ici sa singularité par rapport à Leibniz. Cette décomposition analytique des organisations vitales révélant les mécanismes sous-jacents prend sens grâce à une hypothèse téléologique qui permet de penser la connexion harmonique entre les parties. C’est ainsi au cœur de la physiologie que Wolff propose de penser à nouveaux frais le rapport entre mécanisme et téléologie.

L’article passionnant d’Andrea Sangiacomo « Teleology and the Evolution of Natural Philosophy : The case of Johann Christoph Sturm and Petrus van Musschenbroek » ouvre la deuxième section de ce volume. Il s’emploie à montrer que l’explication des phénomènes naturels par des règles empiriques conduit à identifier une « spéciation » de la physique constituant en domaine de savoir une élucidation empirique des phénomènes naturels qui entend faire, précisément, l’économie de la téléologie. La première question centrale que pose l’article est celui du rapport à – ou, pour être plus précise, de l’éclipse de – la réflexion sur la causation dans cette nouvelle conception de la physique. C’est d’ailleurs un point que l’on pourrait discuter : n’assiste-t-on pas plutôt à une reconfiguration de la fonction dévolue à la réflexion sur la causalité qu’à son progressif rejet ? Ainsi, au lieu de considérer que « a particular reworking of final causation plays nonetheless a crucial role in the reshaping of the discipline and in its progressive dismissal of the quest for (all kind) of causes » (p. 43), il serait intéressant, pour comprendre les transformations de la métaphysique au XVIIIe siècle, d’identifier la persistance du lexique de la causalité mais doté d’une nouvelle signification. Le parti pris méthodologique de cet article correspond à celui de l’ensemble du volume : il revient à lire Sturm et Musschenbroek comme un moyen de mieux comprendre la pensée de Leibniz.

Dans « ‘Un dessein marqué dans la fabrique du monde’ : La téléologie dans les Institutions de physique d’Émilie du Châtelet », Tinca Prunea-Bretonnet propose, tout en rappelant le cadre métaphysique wolffien qui nourrit la réflexion d’Émilie du Châtelet de penser son rapport à la téléologie sur le modèle d’une distinction entre l’approche idiographique et l’approche nomothétique, puis d’un dépassement de la téléologie idiographique par la téléologie nomothétique. L’article reprend une ligne d’interprétation bien identifiée : la physique nouvelle serait réarticulée à une nouvelle conception de la providence divine, d’obédience wolffienne, ce geste éclectique témoignant de l’indépendance philosophique d’Émilie du Châtelet. Dans ce cadre, l’analyse précise et minutieuse de l’opérativité du principe de raison suffisante permet de circonscrire « la relative autonomie de la science par rapport à la métaphysique » (p. 67). On aurait aimé en apprendre davantage sur ce point crucial qui ouvre des perspectives nouvelles d’interprétation des Institutions de physique, en faisant de la conception de la providence élaborée par Émilie du Châtelet, le moyen d’articuler principes architectoniques et explication mécanique du monde. On pourrait en effet interpréter tout autrement cette « relative autonomie » : comme une étape dans le processus d’émancipation de la physique par la redéfinition du périmètre de la métaphysique et la resémantisation de ses concepts fondamentaux (au premier rang desquels le principe de raison suffisante).

« La raison de l’ordre : le double rôle de Leibniz dans la sortie du finalisme chez Diderot », article rédigé par Guillaume Coissard, montre comment Diderot réinvestit les concepts fondamentaux de la philosophie leibnizienne (principe des indiscernables et principe de continuité, la force interne des corps) pour fonder sa propre explication « matérialiste » de l’ordre à l’œuvre dans la nature. Dans le contexte du XVIIIe siècle français, l’éditeur principal de l’Encyclopédie cherche à établir que l’on peut être athée et penser qu’il existe un ordre dans le monde (p. 76), à condition de ne pas faire de cet ordre l’expression d’une finalité à l’œuvre dans la nature. Là réside toute la stimulante difficulté de la position de Diderot : en quoi est-il « aidé » par Leibniz dans cette entreprise ? Comment en quelque sorte use-t-il de Leibniz contre lui-même ? Diderot commence par montrer l’impuissance du finalisme métaphysique de Leibniz à satisfaire ses propres exigences : prouver l’existence de Dieu. Il propose de le remplacer par ce que Coissard désigne comme un « finalisme de l’expérience », l’expérience de l’ordre de la nature serait plus efficace pour parvenir à cette fin. Mais l’argumentation de l’auteur, qui suit les étapes de la maturité de la pensée de Diderot montre ensuite à partir de la Lettre sur les aveugles, que Diderot opère une « sortie du finalisme », dans la mesure où la thèse de l’auto-engendrement de la nature permet de fonder un matérialisme. Le point crucial de la démonstration opérée par l’auteur de l’article est de montrer comment Diderot, dans ce cadre de pensée nouvellement forgé, réinvestit les concepts leibniziens en leur conférant une signification qui lui permet de penser un matérialisme dynamique de la nature.

Le volume se clôt avec les deux articles des éditeurs de cette belle somme : Raphaële Andrault analyse avec précision la scopologie de Nieuwentijt et met ainsi à l’épreuve le motif du panglossisme biologique. Ainsi dans « ‘Tout cela peut-il s’être fait sans dessein ?’ : Le panglossisme de Nieuwentijt », Andrault montre que le dessein leibnizien d’une théologie physique est investi par Nieuwentijt dans l’élaboration d’une science des fins (ou scopologie) qui distingue quatre types de fins : « le dessein général, la téléologie de la santé, les causes finales et les usages des organes » (p. 91-92). Tout en maintenant la gratitude que nous devons au Créateur (p. 93), le site biologique investi par ce questionnement révèle des tensions entre fins particulières et économie générale (p. 103). Elle montre ainsi comment l’application d’un motif à un territoire épistémique spécifique en montre les fragilités. Christian Leduc, dans son article « Reimarus on Natural Religion, Final Causation and Mechanism », choisit quant à lui de situer son analyse de l’appropriation des concepts leibnizien et wolffien sous la figure de la « réorientation » : cela lui permet de montrer que l’exigence téléologique doit opérer sur les causes finales spécifiques. En montrant comment, chez Reimarus, la tradition leibnizo-wolffienne (sic) – dont il est clair qu’elle n’a de tradition que le nom (!) puisque l’ensemble du recueil a montré tout ce qui séparait Leibniz de Wolff – s’articule à certains motifs d’une tradition physico-théologique qui fait droit à l’expérience dans l’affirmation de la pertinence d’une religion naturelle. Ce régime de preuve permettra ainsi à Reimarus, en cherchant à éviter le recours aux entités métaphysiques jugées obscures de contester la conception de la téléologie à l’œuvre dans le principe de moindre action de Maupertuis (p. 107).

Au terme de ce parcours, il nous faut demander ce que fait l’appropriation de la téléologie leibnizienne au XVIIIe siècle et ce qu’elle nous en apprend. On peut retenir trois éléments principaux : la nécessité de distinguer un programme leibnizien de théologie physique et l’invention wolffienne d’une science des fins, une réflexion sur l’appropriation qui fait des réceptions au XVIIIe siècle des révélateurs des potentialités mais aussi des contradictions à l’œuvre dans le texte leibnizien. Et signalons enfin une déconstruction de la figure univoque de la téléologie qui montre comment, dans des contextes bien circonscrits, une tension peut exister entre plusieurs niveaux de saisie de l’ambition téléologique.

Anne-Lise REY

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Pour citer cet article : Raphaële ANDRAULT et Christian LEDUC, Leibniz and Natural Teleology in the 18th century, Studia Leibnitiana, Band 50, 2018, Heft 1, 120 p., in Bulletin leibnizien VII, Archives de philosophie, tome 84/3, Juillet-Octobre 2021, p. 135-202.

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Raphaële ANDRAULT, La raison des corps, Paris, Vrin, « Problèmes de la raison », 2016, 220 p.

Raphaële Andrault, dans La raison des corps, interroge les usages, fonctions et significations de la catégorie de mécanisme pour l’analyse du vivant après Descartes. Elle montre comment l’histoire des sciences du vivant au XXe siècle, et en particulier celle élaborée par Jean Rostand, a fait du mécanisme la seule méthode viable pour comprendre le vivant, alors même que son unité de sens se révèle introuvable. L’assimilation du corps à une machine suppose d’utiliser des lois du mouvement communes aux corps animés et inanimés et de considérer que l’assemblage des parties produit des effets en vue d’une fin déterminée (ce qui revient à expliquer les organes par leurs fonctions). Mais ces deux dimensions conduisent à des pratiques médicales différentes que R. Andrault détaille en montrant comment la découverte de la circulation du sang par Harvey a « encouragé une définition mécaniste de la vie » et a ouvert la voie à une méthode anatomique du vivant par la corrélation entre fonctions et structures (la fameuse déduction anatomique). Cela conduit à interroger le sens à donner à la finalité des organes (organique ou intentionnelle) afin d’évaluer, avec Canguilhem, la supposée rupture qu’elle introduit dans l’histoire de la médecine. En effet, en revenant sur les différents problèmes et thèmes engagés par l’usage du mécanisme, R. Andrault montre non seulement la multiplicité des significations que prend le terme de mécanisme mais aussi les raisons pour lesquelles on lui attribue une fonction unificatrice dans l’histoire des sciences du vivant. « […] Il est nécessaire de comprendre pourquoi le mécanisme s’est imposé et s’impose toujours, malgré la disqualification dont il fait souvent l’objet, comme une médiation qui serait requise positivement ou négativement, pour penser le lien entre organes et fonctions, les relations entre le vivant et l’inorganique ou même l’articulation entre investigation anatomique et physiologique des corps vivants. » (p. 9)

Elle montre aussi comment Canguilhem, en voulant contrer cette domination du mécanisme en faisant droit à l’hypothèse vitaliste, a contribué à forger une opposition (discutable) entre mécanisme et vitalisme pour distribuer les différentes positions philosophiques et méthodologiques de l’âge classique. C’est en utilisant la méthode de l’épistémologie historique, pour une part issue de Canguilhem, mais contre certaines de ses options, que R. Andrault dénoue méthodiquement les fils qui ont conduit à fonder durablement cette lecture parfois simplificatrice de l’histoire des sciences du vivant.

Le livre est construit autour de cinq chapitres qui procèdent à cette déconstruction. Le premier chapitre (« Le legs cartésien. Mécanisme et observation anatomique ») interroge une interprétation répandue du développement de l’anatomie microscopique et comparée, entendue comme illustration du programme mécaniste cartésien. En s’appuyant sur la lecture de différents textes de Malpighi, l’auteure montre comment le recours à l’observation anatomique microscopique peut, certes, être lu comme un développement du programme cartésien, dans la mesure où l’on conçoit l’analogie avec la machine comme un outil didactique et une méthode heuristique, mais à condition de trancher le statut (ambigu chez Descartes) du recours à la visualisation dans le fonctionnement du vivant. La référence à Leibniz intervient ici pour montrer qu’il n’y a pas d’opposition entre observation et recherche des causes pour peu que cette observation soit « subtile », c’est-à-dire « propose une visualisation fine de ses rouages internes » (p. 43). À nouveau, les analyses menées par R. Andrault montrent que la soumission d’un certain nombre de médecins au programme méthodologique cartésien ne permet pas de déterminer de manière univoque le rapport entre anatomie et explication fonctionnelle. L’analogie avec la machine est, par exemple, comprise de manière très différente par La Forge et Sténon : nécessité de produire des conjectures physiologiques pour l’un, contre mise en évidence sensible des structures pour l’autre. Cela permet de comprendre qu’en fonction de la lecture qui a été faite de Descartes, on ait pu promouvoir deux types d’organisation des savoirs médicaux assez opposés : l’anatomie est soit étiologie, soit simple propédeutique. Ainsi, plutôt que de faire du programme cartésien un réductionnisme explicatif, R. Andrault propose de voir dans le mécanisme une « maxime heuristique » (p. 64), pour reprendre une formule de Hempel, qui ouvre un espace de questionnement épistémologique.

L’analyse de la fameuse lettre de Leibniz à Michelotti de 1715 permet de nuancer le sens de la réduction mécanique et de faire de l’investigation médicale empirique sa condition, de telle sorte que la question devient désormais moins celle de savoir en quels sens et jusqu’à quel point le programme cartésien fut interprété comme un réductionnisme que de comprendre les enjeux épistémologiques de la visualisation dans la méthode anatomique. C’est l’objet du deuxième chapitre (« Les fonctions du visible. L’analyse et l’usage des organes ») qui porte à la fois sur la reconfiguration des rapports entre organes et fonctions et, à partir de la notion leibnizienne de « machine de la nature » sur les usages du finalisme dans l’explication du corps vivant. En s’appuyant sur une très solide connaissance de Sténon (R. Andrault a édité son Discours sur l’anatomie du cerveau en 2009), l’auteure montre comment l’interprétation que Sténon fait de l’incitation cartésienne à pénétrer à l’intérieur de la machine, depuis la promotion d’une visualisation anatomique plus aiguë, le conduit à redéfinir ce qu’est un organe : une fibre plutôt qu’un muscle qui se conçoit moins par sa fonction que par ses usages. La conséquence immédiate en est l’impossibilité de réduire l’usage d’un organe à une cause finale (plusieurs organes peuvent accomplir la même fonction et cette fonction est ce qui détermine la disposition des organes et leurs rapports) ; se trouve ainsi discutée la « déduction anatomique » des fonctions à partir des structures (p. 98). C’est désormais dans les progrès attendus de l’analyse anatomique (les recherches de Bartholin sur les vaisseaux lymphatiques, celles de Pecquet sur le réservoir du chyle ou encore celles de Sténon sur le canal de la glande parotide) qu’il paraît possible de montrer l’unité et la communication des composants du corps humain pour ressaisir synthétiquement l’ensemble.

Le chapitre III (« Les fins du vivant. Le corps animal comme machine divine ») consacre l’essentiel de ses analyses à la téléologie à l’œuvre dans le concept leibnizien de « machine de la nature ». Leibniz juge les sciences empiriques du vivant utiles à la connaissance des fins car il n’est précisément pas possible « d’anticiper correctement la connaissance des moyens organiques » (p. 112). En s’appuyant sur un manuscrit de Leibniz sur les Éléments de médecine, R. Andrault montre que l’articulation de l’analyse (qui permet de connaître la diversité des fonctions) et de la synthèse (qui doit montrer la coordination des parties) est la condition, selon le philosophe, de la compréhension du corps humain. Mais loin de faire l’économie de l’analyse, Leibniz considère que c’est elle qui justifie le principe du meilleur car elle exprime le rapport entre la simplicité des voies et la richesse des effets. Ainsi, l’idée de la machine, sous la plume de Leibniz, favorise une « vision de la complexité structure-usages » (p. 118) qui ne permet pas d’identifier l’organe à un simple outil. Par la difficulté à isoler fins et moyens dans la machine de la nature et par l’affirmation de la pluralité des fonctions d’un organe, Leibniz distingue fins particulières (difficiles à assigner) et fin générale (l’harmonie). S’il est possible d’identifier des causes finales particulières, c’est seulement dans la mesure où l’on admet une action psychophysique que récuse précisément Leibniz. C’est l’objet du chapitre IV (« La thérapeutique mécaniste. Le corps humain comme organe de l’âme ») qui explicite la position de Leibniz à travers son débat avec Stahl. Ce débat a ensuite construit, dans l’histoire des sciences du vivant, l’opposition entre animisme et mécanisme. La catégorie de mécanisme bénéficie alors d’un élargissement de sens. Ainsi, est mécaniste (à l’instar, par exemple, de Haller) celui qui admet une relative indépendance des réactions élémentaires à l’égard du pouvoir de l’âme (p. 123). Et c’est bien ce que montre la controverse entre Leibniz et Stahl : il s’agit moins de déterminer quelle est la nature des corps organiques que de prendre position sur les rapports psychophysiques et sur le rapport de Dieu à sa créature. L’un des apports importants de ce chapitre est de montrer que la publication par Stahl en 1706 de Différence entre l’organisme et le mécanisme a introduit une confusion durable portant sur le sens de ces deux concepts (organisme et mécanisme) : il ne s’agit pas d’opposer l’animé à l’inanimé mais de distinguer deux modes d’intelligibilité des corps. « Le mécanisme désigne un fonctionnement par grandeurs, figures et mouvements, tandis que l’organisme désigne la manière dont le mécanisme des organes et corps vivants est l’instrument de l’âme. » (p. 125) Et c’est à nouveau Leibniz qui permet d’étayer subtilement les reconfigurations conceptuelles en définissant l’organisme (« ordre et artifice ») comme une propriété des corps qui signale un arrangement mécanique de ses parties. La divergence entre Leibniz et Stahl sur la fonction à faire jouer à la finalité (ainsi que sur sa définition) complète le désaccord : le constat d’une impossibilité à administrer la preuve, par les connaissances anatomiques, d’une action psychophysique conduit, paradoxalement, Stahl à conclure que c’est l’action de l’âme qui permet d’expliquer ce que l’on ne peut prouver par l’observation anatomique.

Mais pour comprendre ce que signifie pour l’intelligibilité du corps de reconnaître qu’il est l’organe de l’âme, il faut s’intéresser au statut de la perception sensible et de l’appétit. Si Stahl fait de ce qui est senti par l’âme le guide pour comprendre le fonctionnement du corps, Leibniz fait porter son attention sur le rapport entre l’anatomie des organes et la « nature physique du perçu ». Leibniz n’utilise donc pas l’harmonie préétablie et l’hypothèse de la concomitance pour mettre en rapport perceptions conscientes et modifications notables de l’activité organique, mais au contraire pour restituer, de manière analogique, la continuité entre les appétits que l’on sent et les appétits que l’on n’aperçoit pas, contemporains des « mouvements intestins » des corps. Cela revient à distinguer deux manières différentes de penser que le corps est organe de l’âme, qui elles-mêmes renvoient à des conceptions différentes de la finalité. C’est sans doute la comparaison des thérapeutiques qui permet de comprendre la différence et la cohérence des deux médecines.

Le dernier chapitre (« Lectures de Canguilhem. La philosophie mécaniste ») peut alors tirer toutes les conclusions des analyses précédemment menées pour discuter la lecture du mécanisme faite par Canguilhem. En montrant les limites d’une interprétation du mécanisme défendue par Jean Rostand comme seule « voie de scientificité de la biologie […] coupée de toute spéculation métaphysique » (p. 169), c’est-à-dire une « lecture anhistorique normative », R. Andrault éclaire les raisons pour lesquelles Canguilhem, dans La formation du concept de réflexe, a construit sa lecture de la pensée de Descartes comme une étape lui permettant, certes, de réhabiliter le vitalisme mais aussi de rendre impossible de penser le mécanisme comme une véritable méthode homogène. À ce titre, l’ouvrage de R. Andrault semble s’inscrire pleinement dans l’épistémologie historique de Canguilhem qui prête attention aux conditions historiques de « formulation du mécanisme pour y percevoir une véritable philosophie. » (p. 189)

C’est donc le dialogue entre l’histoire des idées scientifiques, les enjeux de la philosophie moderne et les clivages épistémologiques qui constitue la richesse et la force de la méthode élaborée par R. Andrault.

L’ouvrage est remarquable par sa capacité à proposer, de manière inédite et convaincante, une relecture nuancée et précise de la catégorie historiographique extrêmement générale de mécanisme, en montrant par des analyses rigoureuses et détaillées de textes-clefs la polysémie des usages de ce terme et les conséquences qui en résultent pour penser les rapports entre l’âme et le corps, le statut de la finalité, les enjeux thérapeutiques. La construction de ce cadre d’analyse (qui met en relation positions médicales et décisions philosophiques) est ce qui fait comprendre la singularité de la pensée de Leibniz et en particulier la signification du concept de « machine de la nature », saisi dans le contexte des discussions mécanistes et médicales, ainsi que le débat avec Stahl sur la signification à donner, dans ce cadre, au concept d’organisme.

Anne-Lise REY

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Pour citer cet article : Anne-Lise REY, « Raphaële ANDRAULT, La raison des corps, Paris, Vrin, « Problèmes de la raison », 2016 » in Bulletin leibnizien III, Archives de Philosophie, tome 80/3, avril-juin 2017, p. 561-623.

Du même auteur :

  • Anne-Lise REY, « La dynamique du vivant », Archives de Philosophie, 2014, 77-1, 63-80.