Auteur : Antoine Auvé

 

Edgar Maraguat, True Purposes in Hegel’s Logic, Cambridge, Cambridge University Press, 2023, 272 p.

Avec ce premier ouvrage en anglais, ce spécialiste espagnol de Hegel s’inscrit dans un tournant téléologique, voire biologique, des études hégéliennes qui s’est opéré principalement dans de récentes lectures américaines. Il consacre son livre à la démonstration d’un unique argument, « bien connu » des hégéliens et déjà abondamment commenté : la téléologie interne est la vérité de la téléologie externe et plus généralement des deux autres moments de l’objectivité logique (p. 79). Deux chapitres (ch. 2 et 3) de lecture critique de Kant et une reconstitution (ch. 4) de la notion aristotélicienne des êtres qui sont par nature visent d’abord à montrer que ce ne peut pas être Kant, mais bien Hegel lui-même, qui est l’initiateur et le défenseur d’un paradigme de la finalité interne en biologie (p. 242).
L’essentiel du livre consiste alors en une lecture patiente du chapitre « Téléologie » de la Science de la logique (ch. 5 à 7), avant d’en éprouver l’interprétation par celle de la section « Idée » (Idée de la vie au ch. 8, Idée du connaître et Idée absolue au ch. 9). C’est dans cette dernière étape que ressort véritablement l’apport de l’auteur, conformément à la visée de son étude (p. 15), à savoir préciser sur la base de la Logique les rapports entre nature et esprit. Son originalité est de penser leur différenciation en s’appuyant sur ce qu’on pourrait décrire comme une univocité du rapport téléologique. Après avoir dégagé la structure de la téléologie interne, comme vérité du mécanisme et de la causalité dans un circuit s’autoproduisant (p. 107), il s’emploie à asseoir l’idée que cette analyse logique n’a pas de sujet (au sens de subject-matter) spécifique. Puisque les déterminations de pensée doivent être examinées en et pour elles-mêmes indépendamment de leur application à un sujet déterminé, E. Maraguat critique les lectures de la « téléologie » comme détermination prématurément appliquée et spécifiée aux processus d’une agentivité consciente de soi (notamment technique). Que la vie soit immédiate ou consciente de soi, elle est finalité interne. Ce qui nous semble être son véritable tour de force est que l’analyse rigoureusement immanente de la téléologie logique, sans faire intervenir encore la vie et la réflexion consciente de soi, permet précisément de comprendre ensuite la spécificité de la vie spirituelle au sein de la vie naturelle. Le chapitre « téléologie » ressort comme l’argument final de la Logique, dont la section « Idée » spécifie l’universalité selon les éléments où se réalise le concept (p. 189). La distinction entre la téléologie de la vie immédiate et celle de la vie consciente de l’esprit repose sur le moyen : le moyen de la finalité interne de l’esprit est lui-même idéal, une « seconde nature » où le rapport téléologique est redoublé (p. 202). Cela permet de distinguer logiquement la nature et l’esprit, et de comprendre l’inscription de l’esprit dans les « première » et « seconde » natures tout en écartant tout anthropocentrisme et tout spiritualisme de la lecture de Hegel.
Si la présentation est toujours élégante et économique, on pourra regretter que la reconstruction historique puis l’analyse immanente du chapitre « téléologie » éclipsent quantitativement l’exploitation plus stimulante et plus importante – car elle seule démontre la pertinence de lire le système à partir de la téléologie – qui en est faite pour expliquer la progression interne de la section « Idée » et les rapports entre vie immédiate et cognition, nature et esprit. D’autres points forts plus localisés auraient mérité de ressortir avec plus de relief, comme l’idée que Hegel, malgré son refus de l’évolution naturelle, n’est pas incompatible avec Darwin (p. 158). On aurait enfin souhaité que l’ouvrage explicite davantage son approche du rapport entre la Logique et le reste de l’Encyclopédie, qui est un élément stratégique de sa lecture de la « téléologie ».

Antoine Auvé (Université Paris-I Panthéon-Sorbonne)

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Pour citer cet article : Edgar Maraguat, True Purposes in Hegel’s Logic, Cambridge, Cambridge University Press, 2023, 272 p., in Bulletin hégélien XXXIV, Archives de philosophie, tome 87/4, Octobre-Décembre 2024, p. 155-192.

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Compte rendu du Hegel-Kongress der Internationalen Hegelvereinigung 2023. Das Selbstverständnis der Philosophie und ihr Verhältnis zu den (anderen) Wissenschaften (Stuttgart, 7-10 juin 2023).

Le thème de la session 2023 du congrès organisé du 7 au 10 juin à Stuttgart par la Hegel-Vereinigung proposait un double axe de réflexion. D’une part, la compréhension que la philosophie produit d’elle-même la distingue spécifiquement des disciplines scientifiques que Hegel intègre à l’Encyclopédie des sciences philosophiques. D’autre part, Hegel comprend pourtant bien la philosophie parmi ces « autres » sciences, et élabore ainsi une conception générique de la scientificité, qui permet de penser réciproquement les sciences comme « philosophiques » et donc de les inclure en retour au sein du discours philosophique.

De part et d’autre de cet axe thématique, une division du travail s’est opérée entre deux principaux groupes d’ateliers. Un premier ensemble a cherché à élucider la conception hégélienne de la scientificité, en lien avec les questions de la méthode ou de l’histoire de la philosophie elle-même (jeudi 8 juin, et conclusion de la journée par Eckart Förster). Un second ensemble d’ateliers a cherché à appréhender le thème du congrès selon les objets, suivant une division régionaliste des sciences dans la tripartition logique/nature/esprit (matinée du vendredi 9). Il faut relever ici une asymétrie : les domaines de la logique et de la nature ont souvent débordé ce cadre en fournissant également le thème ou l’argument des approches relatives à la structure méthodologique ou épistémologique de la science. À ce point de croisement, l’épistémologie des mathématiques s’est imposée comme un enjeu intrinsèque de la Science de la logique (atelier dirigé par Christian Martin et exposé de Paul Redding). En revanche, l’esprit eut moins de facilité à déborder le cadre de l’atelier réservé aux Geisteswissenschaften (sciences de l’esprit) pour nourrir les approches méthodologiques.

Est-ce là l’illustration d’un tournant à la fois logicien – parfois en convergence avec une lecture plus analytique de Hegel (Pirmin Stekeler, Kenneth Westphal) – et naturaliste des lectures de Hegel ? Quoi qu’il en soit, l’atelier sur les sciences de l’esprit a failli être annulé en raison de l’absence imprévue de deux intervenantes, remplacées au pied levé par Gunnar Hindrichs qui proposa une réflexion sur la perte de transcendance et la positivation de « l’histoire de l’esprit » après Hegel. Qui plus est, le thème de l’esprit semblait représenter un lieu plus traditionnel de l’exégèse hégélienne, et il a fait l’objet de conférences plénières qui avaient un caractère essentiellement honorifique.

Mais l’esprit fut principalement appréhendé à partir de l’esprit absolu, et il faut voir dans cette focalisation le signe d’une tentative de renouvellement interprétatif. Les processus fondamentalement « historiques » par lesquels l’art, la religion et la philosophie deviennent à la fois objets d’histoire et de science et des domaines culturels en crise dans la modernité, ont été mis en évidence par Birgit Sandkaulen et Zdravko Kobe. Notons par ailleurs le lieu de rencontre entre sciences de l’esprit et sciences de la nature qu’ont constitué les approches de critique sociale et politique de l’épistémologie (conférence de Susanne Lettow, table ronde sur le féminisme, atelier présidé par Dirk Quadflieg).

Il est intéressant de remarquer la répartition des points d’ancrage pris dans le corpus hégélien. La conférence inaugurale de Klaus Vieweg et Francesca Iannelli, relative à la découverte de manuscrits de F. W. Carové sur l’enseignement de Hegel à Heidelberg, a mis l’accent tant sur les sources de plus en plus commentées que constituent les cahiers des étudiants de Hegel, que sur son projet encyclopédique, dont la fonction première de support d’enseignement académique fut rappelée. Néanmoins peu de conférences ont abordé frontalement le rôle de l’Encyclopédie, et la façon dont elle entraînait une requalification du statut de la Phénoménologie (Marco Ferrari) ou de la Logique (Angelica Nuzzo). À ces conférences plus transversales, ajoutons celle de Gilles Marmasse qui a thématisé la relation globale de la philosophie aux sciences sur le mode de leur Aufhebung dans et par la première, et la première conférence plénière, au cours de laquelle Dina Emundts a dégagé un statut paradigmatique des concepts d’objets chez Hegel. Cette conférence et d’autres (Cinzia Ferrini, Karen Ng) ont d’ailleurs pris la Phénoménologie comme cadre pour interroger le rapport hégélien aux disciplines scientifiques. Les Principes de la philosophie du droit, en revanche, ont été peu examinés.

Enfin, remarquons le caractère bilingue de cette session 2023. L’anglais était à parité avec l’allemand. Face à cet internationalisme plus marqué, les professeurs allemands ont clos le congrès par un hommage à Dieter Henrich, en rappelant sa conception du rôle du Congrès comme lieu de rencontre des grandes tendances contemporaines. Une telle conception détermina, cette année également, la programmation d’ateliers anglophones de philosophie contemporaine, libérés de la référence directe à Hegel (après-midi du samedi 10). Les intervenants italiens et français étaient en minorité ; remarquons néanmoins la conférence francophone d’Audrey Rieber, qui s’inscrivait dans la lecture renouvelée de l’apport épistémologique de l’esprit absolu.

Antoine Auvé (Université Paris-I Panthéon-Sorbonne)

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Pour citer cet article : Compte rendu du Hegel-Kongress der Internationalen Hegelvereinigung 2023. Das Selbstverständnis der Philosophie und ihr Verhältnis zu den (anderen) Wissenschaften (Stuttgart, 7-10 juin 2023)., in Bulletin de littérature hégélienne XXXIII, Archives de philosophie, tome 86/4, Octobre-Décembre 2023, p. 149-186.

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