Auteur : Anton Ajazi
Remy Rizzo, La Vie comme concept et comme expérience de soi. Essai sur la genèse sensorielle de la conscience, Hegel – Plessner – Straus, Leuven, Peeters, 2024, 406 p.
Cet ouvrage s’inscrit en faux vis-à-vis d’une certaine tradition exégétique consistant à lire Hegel comme un auteur strictement idéaliste. Pareille lecture, vraisemblablement initiée par Heidegger et dominante dans la littérature secondaire, voit dans la pensée hégélienne le point culminant de l’identification de la pensée et de l’être telle qu’elle a été énoncée pour la première fois par Parménide. Hegel aurait ainsi, dans la droite lignée du présocratique, toujours déjà subordonné l’être au logos et réduit la dimension de l’apparaître au seul savoir de la conscience. L’un des signes qui atteste de ce prisme exégétique est qu’un nombre considérable d’études sur la philosophie hégélienne porte avant tout sur sa logique. Or, dans son livre, Remy Rizzo s’attache à montrer qu’un autre Hegel est possible, faisant droit à la dimension sensitive, volitive de notre être. Cette thématisation ne se trouve pourtant pas dans la Logique mais dans l’Anthropologie. La lecture de Hegel comme d’un philosophe idéaliste est donc solidaire de cette minoration de l’Anthropologie. Il s’agit alors, pour l’auteur, de montrer en quoi cette séquence de la philosophie hégélienne, parce qu’elle s’intéresse au soubassement affectif et organique de la conscience, instaure un paradigme inédit dans lequel s’inscriront ensuite des philosophes comme Erwin Straus et Helmuth Plessner. Cette attention de Hegel à la genèse de la conscience à partir d’une strate sensorielle de l’expérience implique donc que l’on relativise l’« idéalisme » prêté à sa pensée.
En effet, le philosophe hérite historiquement d’un dualisme des substances qui ne peut à lui seul rendre compte de l’unité vécue ou du moins de l’interaction entre l’esprit et le corps. Pour surmonter cette opposition, il procède par une voie qui n’est plus théologique mais bien « anthropologique ». Autrement dit, il attribue à la vie affective le rôle que, selon lui, les philosophes modernes réservaient communément à la substance divine, à savoir celui de troisième terme assurant l’unité de l’âme et du corps, du sujet et de l’objet. En deçà de l’opposition du sujet et de l’objet subsiste donc une appréhension sensitive du soi et du monde que Hegel désigne du nom de Mitleben (littéralement « vivre-avec », une sympathie dans laquelle la manifestation du sensible trouve son ancrage), qu’il distingue du Wissen. Le travail de Remy Rizzo consiste alors à étudier les différents moments de l’Anthropologie en fonction du développement de la constitution de l’ipséité charnelle jusqu’à son passage dans la conscience, ce qui revient à décrire les différentes étapes par lesquelles cette indivision première, celle de l’âme encore confondue avec la nature, engendre d’elle-même la séparation entre sujet et objet caractéristique de la conscience et à partir de laquelle le savoir devient possible. Ce cheminement dialectique permet de saisir en quoi le corps est bien au cœur du développement de la réalisation de l’esprit. Le contenu de la vie du corps n’est pas aboli par les sphères ultérieures de l’esprit mais celles-ci le rejouent sans cesse puisque c’est la vie seule qui permet d’expliquer la conscience et sa capacité à se rapporter à un objet (c’est-à-dire être à la fois séparé de lui et lié à lui). À quoi il faut ajouter, en retour, que l’organisme se définit comme concept car il consiste en une forme interne et finalisée du corps. Tel est l’apport théorique de ce paradigme identifié par Remy Rizzo et dont Hegel serait le fondateur : tenir ensemble les deux déterminations fondamentales de la vie, comme concept et expérience de soi. Ainsi, mettre en évidence les contours d’un rapport préthéorique au monde ne conduit chez aucun de ces auteurs à cultiver le mythe romantique d’une vie en deçà de la médiation logique ou d’une communion avec le sensible car tous prennent en charge la dimension conceptuelle ou eidétique du vivant. Chez Hegel, notamment, l’épreuve que fait le vivant de lui-même et de son environnement correspond au développement de la logique des déterminations conceptuelles de la vie (figure, assimilation, processus du genre).
Anton Ajazi (École normale supérieure de Paris)
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Pour citer cet article : Remy Rizzo, La Vie comme concept et comme expérience de soi. Essai sur la genèse sensorielle de la conscience, Hegel – Plessner – Straus, Leuven, Peeters, 2024, 406 p., in Bulletin hégélien XXXIV, Archives de philosophie, tome 87/4, Octobre-Décembre 2024, p. 155-192.