Auteur : Arilès Remaki

 

G. W. LEIBNIZ, Dissertation on Combinatorial Art, translated with introduction and commentary by M. Mugnai, H. Van Ruler, and M. Wilson, Oxford, Oxford University Press, 2020, 307 p.

Parmi les six publications académiques du jeune Leibniz, qui constituent l’essentiel des sources disponibles provenant de son parcours universitaire à Leipzig, la Dissertatio de Arte Combinatoria, publiée en 1666, tient une place très particulière. En témoigne le nombre de ses rééditions, bien supérieur à ceux des autres écrits scolaires du jeune étudiant en droit et en philosophie. À ce titre, le De Arte a fait l’objet d’une attention constante au sein du commentaire sur la pensée du philosophe allemand, et particulièrement dans l’exégèse de sa logique. Pourtant, bien qu’il se soit ainsi introduit dans un foisonnement de discours et de travaux, historiques comme philosophiques, et ce à toutes les époques, l’ouvrage n’a presque pas été traduit dans une langue moderne avant la toute fin du XXe siècle, excepté quelques traductions très fragmentaires. Manuel A. Correia, à partir d’une première traduction catalane qu’il fit en 1992 (G. W. Leibniz, Disertación acerca del arte combinatorio, trad. M. A. Correia, Santiago, Ediciones Universidad Catolica de Chile, 1992), en a donné récemment une version espagnole en 2015 (G. W. Leibniz, Obras filosóficas y cientificas. Escritos Matemáticos, ed. Mary Sol de Mora Charles, Granada, Editorial Comares, 2015, vol. 7B, p. 547-643), insérée au sein d’un volumineux recueil de textes mathématiques de Leibniz. Mais, en y consacrant un ouvrage dédié, les auteurs de cette édition bilingue et commentée, Massimo Mugnai, Han van Ruler et Martin Wilson, comblent un grand manque en proposant enfin une traduction anglaise. Ce travail de grande qualité marque une étape décisive dans l’accessibilité de ce texte majeur en rendant sa diffusion possible hors des cercles latinistes, à une échelle qui soit à proportion de l’intérêt qui lui est porté.

Le De Arte peut-il être considéré comme le terreau fertile qui recèle les germes de la future pensée de l’auteur ? Dans une certaine mesure. Certes, l’analyse de ses influences est extrêmement féconde, que ce soit vis-à-vis du projet de caractéristique universelle, des considérations plus métaphysiques sur la nature de la matière ou des modalités de l’existence. Ces éléments ont constitué les principaux objets d’analyse sur lesquels se sont reposés de nombreux commentateurs, notamment Louis Couturat. Mais de nombreuses projections rétrospectives ont dès lors dénaturé la lecture de l’ouvrage, assimilant aux écrits de jeunesse des thèses anachroniques issues de diverses périodes de la longue et protéiforme carrière du savant polymathe. Les auteurs de cette édition replacent les choses dans leur contexte, en donnant leur juste poids aux parallèles et aux analogies qui peuvent être faits chez Leibniz à différents âges, notamment grâce à l’introduction détaillée de Massimo Mugnai, qui sert de commentaire au texte. Ils consolident ainsi les riches intuitions philosophiques des commentateurs comme Couturat par la rigueur de l’approche historique. Cette méthode rend l’éclairage que procure la lecture du De Arte sur la pensée de Leibniz d’autant plus instructif. Les similitudes des thématiques sont enrichies des dissemblances des contextes intellectuels. Ainsi, la tentative d’écriture universelle proposée dans l’ouvrage présente des différences fondamentales avec les diverses descriptions que Leibniz donnera plus tard de sa caractéristique, et notamment concernant la place du calcul. D’autre part, la position très ambiguë du jeune Leibniz sur la question de l’atomisme ne permet pas de décider nettement si l’ars combinatoria doit s’appliquer en priorité au domaine physique, ou bien au domaine métaphysique. Cela demande, dès lors, de prendre un certain recul vis-à-vis des parallèles qu’on aimerait faire avec la théorie des monades.

À n’en pas douter, la logique tient une place centrale dans l’ouvrage, et c’est à elle que Leibniz fera le plus souvent référence lorsqu’il évoquera le De Arte. Néanmoins, le poids accordé à cet aspect de l’opuscule a notablement éclipsé la considérable variété de sujets que Leibniz y traite. Le traitement composite et hétéroclite d’une multitude de domaines est presque systématiquement évoqué mais très rarement développé. C’est pourtant cette difficulté qui frappe en premier lieu le lecteur et qui explique, selon les auteurs, le délai de la publication d’une édition critique exhaustive de l’ouvrage. Les questions classiques de logique, de métaphysique et de théologie s’enchevêtrent avec d’autres qui concernent la justice, les mathématiques, la musique et la poésie, donnant un rôle aux arts libéraux et au quadrivium que le regard rétrospectif traditionnel a naturellement tendance à sous-estimer. Une approche plus diachronique, consistant à lire le traité non comme la source depuis laquelle la pensée du philosophe émerge, mais plutôt comme le fruit des savoirs et des réflexions d’un jeune étudiant à l’université de Leipzig, permet de compléter utilement l’attitude traditionnelle et de développer ces aspects plus appliqués. En organisant le texte autour de problèmes arithmétiques, Leibniz donne au De Arte une charpente mathématique, bien qu’il soit encore largement néophyte en la matière. La place considérable accordée à la poésie, mais également à la musique et aux problèmes classiques de combinatoires liés aux traditions kabbalistes, comme la variation des mots ou le problème des convives montrent un intérêt remarquable du jeune étudiant pour la pratique concrète et ludique de la combinatoire mathématique. Cela est notamment illustré par la présentation de nombreux résultats sous forme de tableaux ou de listes. Ces éléments computationnels donnent une image concrète et pratique du calcul chez le jeune Leibniz bien différente de ce qu’il décrit au sein de ses réflexions théoriques sur la logique et l’écriture universelle.

Leibniz propose donc avec cet ouvrage une synthèse de ses connaissances dans de nombreux domaines, équipée d’un corps de références à une riche littérature, scrupuleusement commentée dans l’apparat critique de cette édition bilingue. Ce travail considérable de mise en valeur du texte fournit un outil indispensable pour l’appréciation de la pensée du jeune Leibniz et donne au lecteur profane l’amplitude suffisante pour apprécier la Dissertatio de Arte Combinatoria à la fois comme un terminus a quo, et comme un terminus ad quem.

Arilès REMAKI

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Pour citer cet article : G. W. LEIBNIZ, Dissertation on Combinatorial Art, translated with introduction and commentary by M. Mugnai, H. Van Ruler, and M. Wilson, Oxford, Oxford University Press, 2020, 307 p., in Bulletin leibnizien VII, Archives de philosophie, tome 84/3, Juillet-Octobre 2021, p. 135-202.

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