Auteur : Armando Manchisi
Lucio Cortella, L’Ethos del riconoscimento, Bari-Roma, Laterza, 2023, 176 p.
Le thème de la reconnaissance a toujours joué un rôle très particulier, peut-être unique, dans le panorama des études hégéliennes. Déjà chez Alexandre Kojève, comme par la suite chez Ludwig Siep et Axel Honneth, et, plus récemment, chez Judith Butler et Robert Brandom (entre autres), ce thème a représenté l’occasion d’un débat qui dépasse le pur intérêt exégétique et met en cause la solidité même de la pensée hégélienne, c’est-à-dire sa capacité à affronter les défis, tant théoriques que pratiques, auxquels la soumet le monde contemporain.
Le volume de Lucio Cortella s’insère parfaitement dans cette tradition, dont il reconstruit et systématise quelques-uns des principaux acquis. L. Cortella part, lui aussi, de la philosophie hégélienne, dont il est un interprète reconnu, pour la dépasser. Son objectif final est en effet de définir une « éthique de la reconnaissance » en mesure, d’un côté, d’être en adéquation avec les caractéristiques universelles de la vie humaine, et de l’autre, de résoudre certains des défis soulevés par les sociétés pluralistes modernes. Cette double préoccupation est bien restituée par le parcours argumentatif du volume, qui reconstruit, à travers 17 chapitres et 4 excursus, le rôle essentiel de la reconnaissance dans notre existence : de la formation de la conscience de soi (ch. 1-5), en passant par l’expérience du monde extérieur (ch. 6-8) et la définition de rapports intersubjectifs de coopération (ch. 9-11), jusqu’à la découverte de ce tissu de relations éthiques et politiques qui (chez Hegel) est à la fois condition de possibilité et résultat de ces procès (ch. 12-19) et fonde donc, en dernière analyse, notre humanité même (ch. 20-21).
Tout au long de son analyse, L. Cortella s’appuie sur divers auteurs et sur des textes « canoniques » pour le discours sur la reconnaissance. Dans la première partie, c’est surtout la référence à la Phénoménologie de l’esprit qui est centrale, et qui est mise en interaction d’une part avec les perspectives transcendantales de Kant et de Fichte, et d’autre part avec les projets de « naturalisation » de G. H. Mead et Michael Tomasello. La seconde partie, en revanche, se développe principalement à travers une confrontation avec la théorie critique, et en particulier à propos d’Axel Honneth, dont sont analysés les gains et les limites au regard de la perspective hégélienne (avec une référence, en ce cas, à la conception institutionnelle de la reconnaissance définie dans la Philosophie du droit), et avec la proposition faite par Jürgen Habermas d’un retour au transcendantal sur un mode communicationnel. Chacune de ces confrontations permet à l’auteur de repérer les fils qui lui permettent de tisser sa propre position philosophique, c’est-à-dire une conception de la nature humaine comme forme de vie radicalement relationnelle et intrinsèquement éthique. Selon cette conception, en effet, notre nature est relationnelle, dans la mesure où elle se détermine avant tout à travers l’altérité : nous ne parvenons à nous-mêmes qu’en prenant conscience des multiples relations qui nous traversent et nous définissent. Et elle est en même temps éthique, parce qu’elle incarne notre «ethos originaire » et nous engage moralement à promouvoir l’humanité dans le monde, c’est-à-dire à reconnaître et à respecter la dignité, l’autonomie et la réalisation de soi des personnes.
Face à cela, l’ouvrage conclut que la tâche principale d’une théorie de la reconnaissance est de développer une éthique de la reconnaissance, en reconstruisant « ce qui est implicitement contenu dans l’ethos originaire, ou les normes éthiques incorporées dans les relations de reconnaissance » (p. 133). Ce volume – clair dans son argumentation, rigoureux dans sa manière de se référer aux textes et ambitieux dans ses objectifs généraux – constitue un excellent point de départ pour ceux qui veulent s’atteler à cette tâche, et ouvrir ainsi de nouveaux parcours au sein de la théorie de la reconnaissance contemporaine.
Armando Manchisi (Universität Münster) [trad. J.-M. Buée]
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Pour citer cet article : Lucio Cortella, L’Ethos del riconoscimento, Bari-Roma, Laterza, 2023, 176 p., in Bulletin hégélien XXXIV, Archives de philosophie, tome 87/4, Octobre-Décembre 2024, p. 155-192.
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Roberto GARAVENTA, La religione deve trovare rifugio nella filosofia? Saggi sulla filosofia della religione di Hegel, Napoli-Salerno, Orthotes, 2020, 162 p.
Comme on le sait, la philosophie de la religion constitue l’un des aspects les plus problématiques de la pensée de Hegel. En effet, nombre de critiques y ont longtemps vu le témoignage le plus évident de la prétention hégélienne à rationaliser tout aspect de la réalité, y compris une expérience aussi complexe et insaisissable que l’expérience religieuse. Dans ce texte, Roberto Garaventa – l’un des responsables de l’édition italienne des Leçons sur la philosophie de la religion – fournit une bonne base pour affronter de façon équilibrée cette critique. Dans ce but, le volume reconstruit la réflexion du Hegel de la maturité sur la religion, en mettant en lumière tant les changements qui sont survenus entre ses diverses formulations que le contexte des études avec lesquelles elle dialogue. R. Garaventa parvient ainsi à présenter la conception hégélienne non comme un édifice théorique défini a priori et une fois pour toutes, mais comme un work in progress, qui subit des oscillations continues et des changements de perspective au fur et à mesure que Hegel approfondit ses (très vastes) études sur la religion.
Le chapitre 1 fournit un panorama général de la structure et des thèmes des Leçons et réussit ainsi non seulement à éclairer la logique qui fonde leur tripartition (« Le concept de la religion », « La religion déterminée » et « La religion accomplie »), mais aussi à rendre compte des principales différences entre les diverses expositions recueillies dans l’édition critique ; le vaste espace consacré dans ces textes aux religions non chrétiennes et l’accent mis sur leur commune rationalité amène Roberto Garaventa à définir Hegel comme « un libéral du point de vue religieux, même si de prime abord il peut apparaître comme un chrétien inclusiviste » (p. 24). Le chapitre 2 se penche sur la Phénoménologie de l’esprit, interprétée comme l’accomplissement de quatre tendances fondamentales de la période d’Iéna : a) l’émancipation de la religion vis-à-vis de l’éthicité ; b) sa différenciation à l’égard de l’art et de la philosophie ; c) l’analyse de l’histoire des religions ; et d) la considération du christianisme comme point culminant de cette histoire. Le chapitre 3 revient sur les Leçons, en examinant les débats théologiques et politico-ecclésiastiques auxquels se confronte la réflexion hégélienne. R. Garaventa se penche notamment sur la dispute hégélienne avec la « religion de la dépendance » de Schleiermacher. Les chapitres 4 et 5 analysent le traitement de la « religion de la magie » dans les Leçons, que Hegel identifie surtout avec les religions orientales. Le chapitre 4 fournit une vue d’ensemble de ce traitement, en reparcourant l’argumentation hégélienne et en fournissant une reconstruction précieuse de ses sources. Le chapitre 5 examine plus en détail la confrontation avec la religion chinoise ; en ce cas aussi, l’auteur rend compte des diverses versions que ce traitement a reçues dans les cours universitaires professés par Hegel, lesquelles témoignent de son travail incessant d’étude et de mise à jour. Le volume s’achève par un chapitre consacré à l’interprétation de la philosophie de la religion hégélienne donnée par Alberto Caracciolo, qui, en suivant Kierkegaard, a insisté sur l’impossibilité de reconduire la transcendance divine à une conciliation avec le fini. Ces arguments radicalisent certaines des critiques que Garaventa (qui par ailleurs a été l’élève d’Alberto Caracciolo) avance dans son livre. Une importance particulière, ici, est à accorder à l’idée que, contrairement à ce que soutenait Hegel, la conscience religieuse actuelle se réfère, plus qu’à la Vorstellung, désormais perçue comme synonyme de dogme confessionnel, à des débats de type théologico-philosophique.
Ce volume constitue un guide clair et précis de la réflexion hégélienne sur la religion. L’attention précise aux textes restitue un cadre théorique bien plus nuancé que celui que présente l’image traditionnelle du théologien féru de systématisation. Tout cela fait de ce livre une contribution importante aux études italiennes sur Hegel.
Armando MANCHISI (Westfälische Wilhelms-Universität Münster/
Università degli studi di Padova) [trad. J.-M. Buée]
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Pour citer cet article : Roberto GARAVENTA, La religione deve trovare rifugio nella filosofia? Saggi sulla filosofia della religione di Hegel, Napoli-Salerno, Orthotes, 2020, 162 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXI, Archives de philosophie, tome 84/4, Octobre-Décembre 2021, p. 141-180.</p
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Agnese DI RICCIO, I modi del conoscere. Intelletto, metodo e rappresentazione in Hegel, Pisa, ETS, 2018, 204 p.
À la base de ce volume, il y a la conviction que, dans la pensée de Hegel, les prétentions cognitives mises en avant par les sujets finis ne représentent que la « face visible de l’iceberg » (p. 14) de ce procès complexe d’autoréalisation que Hegel nomme « concept ». L’auteure a donc pour objectif d’éclairer le rapport et les tensions qui subsistent « entre un moi qui prétend s’affirmer comme le seul maître de ses actes cognitifs et la structure du concept qui, en fait, l’innerve de l’intérieur » (p. 14). Ce thème est analysé en sept chapitres, répartis en trois sections.
La première section se confronte à ce qu’il est convenu d’appeler l’« epistemological turn » des interprétations récentes de Hegel. À travers une analyse détaillée du débat, l’auteure met en lumière les limites de ces lectures « de type mentaliste » (p. 129) qui tendent à projeter sur les écrits hégéliens les catégories de l’épistémologie analytique. Elle peut ainsi montrer comment la théorie hégélienne de la connaissance s’organise sur la base d’un entrelacement complexe entre épistémologie et ontologie, « entre connaissance finie et dimension objective de la raison » (p. 129), et donc, au niveau systématique, entre Logique et Philosophie de l’esprit. Cette perspective évite deux extrêmes : d’un côté, l’annihilation du moi dans une rationalité absolue qui le transcende entièrement ; de l’autre, un « constructivisme » dans lequel le sujet détermine la vérité et le savoir sur un mode arbitraire. En effet, comme A. Di Riccio le met bien en lumière, les deux aspects s’impliquent réciproquement, dès lors que, pour Hegel, « c’est uniquement à travers le moi que la raison peut comprendre sa propre stratification interne » (p. 47).
La seconde section analyse de façon détaillée les pages de la Science de la logique et de l’Encyclopédie consacrées à la connaissance « en tant que mode de l’Idée » (p. 14), que Hegel nomme aussi l’« Idée du vrai ». Après avoir mis en évidence les raisons qui justifient que la connaissance ait une place au sein des catégories de la Logique, l’auteure s’arrête sur la notion de « méthode » et sur le rôle que joue l’entendement à ce niveau de l’argumentation hégélienne. Ce à quoi succède une analyse textuelle approfondie des deux moments de l’Idée du vrai, c’est-à-dire la connaissance analytique et la connaissance synthétique. Le mérite de cette partie du volume, à côté de la clarification de pages très complexes, est surtout de reconstruire l’histoire des concepts d’« analyse » et de « synthèse », et par là les sources mêmes auxquelles se confronte, explicitement ou implicitement, le discours hégélien.
La troisième et dernière section du volume est consacrée à l’esprit théorique dans la philosophie de l’esprit subjectif. Sont d’abord données quelques brèves explications sur l’histoire des interprétations de ces pages et sur les raisons qui en ont longtemps entraîné l’oubli. L’auteure fournit ensuite une analyse détaillée du texte, en insistant surtout sur les notions d’ « imagination », de « langage » et de « pensée » : ce sont elles, en effet, qui constituent les « modes » fondamentaux à travers lesquels le « moi fini » – tout en étant un « moment interne » de la rationalité objective – « réalise que son apport se révèle indispensable à la réalisation du mouvement du concept » (p. 165).
Le volume d’Agnese Di Riccio est écrit avec beaucoup de clarté et une intelligence admirable. En se confrontant attentivement tant aux textes hégéliens qu’à leurs interprétations, le livre constitue un apport précieux aux études sur la Logique, sur la Philosophie de l’esprit subjectif et sur leurs relations systématiques.
Armando MANCHISI (Università degli Studi di Padova) (trad. J.-M. B.)
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Pour citer cet article : Armando MANCHISI, « Agnese DI RICCIO, I modi del conoscere. Intelletto, metodo e rappresentazione in Hegel, Pisa, ETS, 2018 », in Bulletin de littérature hégélienne XXIX, Archives de Philosophie, tome 82/4, Octobre-décembre 2019, p. 815-852.