Auteur : Arnaud Lalanne

Wenchao LI (éd.), « Das Recht kann nicht ungerecht sein… », Beiträge zu Leibniz’ Philosophie der Gerechtigkeit, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, Studia Leibnitiana – Sonderhefte 44, 2015, 184 p.

Les textes réunis par Wenchao Li apportent une précieuse contribution à l’étude de la philosophie leibnizienne de la justice et se réfèrent fréquemment à deux opuscules de 1703, Sur la nature de la bonté et de la justice (p. 142-163) et Sur la notion commune de la justice (p. 163-179), dont la première édition critique est établie avec rigueur dans ce volume par Stefan Luckscheiter, et d’où est tiré le titre du recueil : « le droit ne saurait être injuste » (p. 154-155).

S’il est contradictoire, pour Leibniz, que le droit produise une injustice, il n’en va pas de même pour la loi. En effet, comme l’explique Matthias Armgardt, « les lois appartiennent au domaine des contingents » (p. 19), quand elles ne reposent que sur la seule puissance arbitraire, le juste étant alors réduit à « ce qui est utile au plus puissant » selon la conception du juste développée par Thrasymaque dans la République de Platon. Or, le principe de la justice et du droit se trouve dans « la nature des choses », qui exprime toujours une harmonie et une proportion quasi géométrique. C’est pourquoi Leibniz combat symétriquement le caractère absolu du volontarisme hobbesien et les incohérences des définitions « circulaires » (p. 18-19) du pouvoir souverain proposées par Pufendorf.

Hubertus Busche oppose à cette logique de la puissance une « logique [interne] de l’amour » (p. 24), mais sans faire du juriste un simple « Théonome » (p. 31), un théologien du droit – la piété (pietas), dernier degré du droit naturel, avec le « droit strict » (jus strictum) et l’équité (aequitas), pouvant se comprendre sur le plan de la simple conscience morale et de la probité (voir le tableau de synthèse p. 34). Le niveau de la justice universelle, celui de la « conscience » comme forum internum, ne peut pas être traduit dans des lois positives, parce qu’il repose non pas sur une obéissance formelle et externe à la loi, mais sur un amour de bienveillance, visant à l’universalité. À l’instar du « sola fide » de la Réforme luthérienne, il faudrait appréhender la justice leibnizienne « sola caritate » (p. 53).

Luca Basso s’interroge, quant à lui, sur le sens de « moment platonicien » de la théorie juridique leibnizienne, selon la formule de Patrick Riley à qui l’article est dédié. L’infuence de Platon est évidente, mais il faut se garder d’interpréter « l’Idée » platonicienne de la justice comme une réalité substantielle parfaitement achevée et séparée. Lato sensu, l’idée de la justice se comprend comme une « pensée », une « conception », comme lorsque nous parlons du modèle antique du « bene beateque vivere ». Mais à l’« aspect platonicien » de la doctrine leibnizienne de la justice, qui se traduit dans le choix du modèle de la politeia républicaine, répond ce que nous nommerions un « aspect augustinien » qui inscrit directement cette république universelle dans « la cité de Dieu » (selon la formule de l’Initium institutionum juris perpetui, citée note 17 p. 59, dans le prolongement du commentaire de Gaston Grua dans La justice humaine selon Leibniz, PUF, p. 97-124). Comme le résume Luca Basso en conclusion, « la justice parfaite n’existe que dans la république des esprits, dont le monarque est Dieu » (p. 67).

Ce qui met en échec l’idée platonicienne du juste leibnizien, c’est « l’arbitrium potentis » comme tentation de l’arbitraire et du recours à la force, risque de confusion du fait et du droit (« autre chose est ce qui se peut, autre chose ce qui se doit », p. 146-147). La solution passe par la liaison étroite entre métaphysique, politique et théologie autour du « bien commun », par une conception dynamique et « flexible » (p. 66) de la souveraineté (summa potestas) dans la balance des pouvoirs en Europe, et, au-delà, dans un futur « Empire de la raison ».

Stefanie Ertz revient en détail sur l’évolution des formulations des trois degrés du droit naturel jusqu’à l’expression définitive de la justice (universelle) comme « caritas sapientis », dont la « première formulation » (p. 104) se trouverait, selon elle, dans la lettre de Leibniz à Ernst August de Hanovre (entre août 1685 et octobre 1687), mais qui, selon plusieurs commentateurs, serait à dater de mai 1677, date du brouillon de la lettre de Leibniz au duc Jean-Frédéric : « Demonstrationes de jurisprudentia naturali ex hoc solo principio : quod justitia sit caritas sapientis ». « Au-delà de la forme de la sécurité » (« ultra securitatis formam »), à laquelle Hobbes et Grotius réduisent le droit strict, la république leibnizienne propose un modèle d’indépendance et de félicité. Si le bien commun, parfois défini par l’utilité, est compris comme « volonté naturelle de Dieu », il demeure nécessaire de penser le passage de l’état de nature à l’état social. Or, dès la Nova methodus, Leibniz prend ses distances avec la théorie contractualiste. C’est par la logique juridique pure ou la « hiérarchie interne du concept de justice » (p. 91) qu’il établit le passage d’un droit strict (comme utilité propre) à l’équité (comme utilité publique) et qu’il progresse vers un concept plus politique : l’aequitas comme « obligatio civilis ». Cette obligation ne dit pas tant le mal à éviter que le bien à faire, c’est-à-dire le droit comme « potentia agendi quod justum est », puissance de réaliser ce qui est juste. Enfin, ce n’est que dans une dernière phase, correspondant au dernier degré du droit naturel, que la justice se laisse penser en termes de caritas, c’est-à-dire dans une perspective « codée moralement et théologiquement » (p. 96), puisque sur le plan moral « on n’est jamais obligé que par son propre bien » et qu’aimer n’est rien d’autre que « se délecter de la félicité d’autrui ». Pour le vir bonus, l’honnête homme, il ne s’agit plus d’obligation, mais de joie et d’amour dans la sagesse.

Dans un court article, Carmelo Massimo de Juliis, traducteur de la Nova methodus, rappelle l’importance de la logique dans la constitution d’un Corpus Juris. Cependant, loin de permettre la résolution de toutes les disputes et des « cas perplexes » en particulier, « la logique doit être utilisée [uniquement] pour remettre en ordre les lois existantes » (p. 111), « car, dit Leibniz, lorsqu’on ne peut point décider absolument la question, on pourrait toujours déterminer le degré de vraisemblance ex datis, et par conséquent on peut juger raisonnablement quel parti est le plus apparent ». Dans certains cas, enfin, il faut s’en remettre à l’opinio judicis, la conviction personnelle du juge – ce qui limite le projet de science juridique, mais non son exigence de rationalité.

Andreas Blank s’attache à l’examen de la fonction des médiateurs dans les conflits internationaux, à partir d’un opuscule de Leibniz, publié sous le pseudonyme de Caesarinus Fürstenerius : De jure suprematus ac legationis principum Germaniae (1677). En effet, un des principaux facteurs de la paix se trouve dans la reconnaissance des « droits » des princes allemands à envoyer des émissaires, des ambassadeurs, ou des médiateurs ou à être eux-mêmes les « garants de la paix » selon le droit des gens ou la « loi des nations ». En apparence, la question relève de la « justice distributive relativement aux honneurs » (p. 126) et de la pure forme protocolaire. En réalité, elle est la marque de souveraineté que les puissants accordent ou non aux princes ; et c’est en fonction de la « justice » et surtout de « l’honneur », défini par Leibniz comme « la réputation du pouvoir » (A IV, 1, 5), que s’établit la légitimité du souverain. Sa non-reconnaissance est souvent l’origine première du conflit. C’est pourquoi, dans une Respublica Christianorum (A IV, 2, 94), il est indispensable de traiter tous les souverains à égalité, selon le droit de « fraternité » ou de « société » qui se forme entre eux.

À la suite des articles, se trouve l’édition critique des deux écrits de 1703 sur la justice. La datation est fondée sur la lettre de Leibniz à Sophie Charlotte datée du 5 août 1703 (A I, 22, 529) qui rapporte une conversation de Leibniz sur la justice avec Georg Ludwig de Hanovre et la princesse Sophie, à Herrenhausen, durant l’été 1703. Le texte intitulé Sur la nature de la bonté et de la justice (p. 142-163), édité pour la première fois par Georg Mollat (1885, 1893²), a pu être établi grâce à quatre versions du texte présentées en parallèle sur les pages de droite (pour la version définitive) et de gauche (pour les premiers jets). Si l’on se réfère à la photo du manuscrit L (p. 142), il faudrait corriger p. 144 (ligne 21) « on crû » en « ont crû ». Nous n’avons pas pu vérifier le reste de la transcription, mais elle semble cohérente, sauf peut-être pour le second texte, Sur la notion commune de la justice (p. 178, lignes 7-8), il faudrait lire : « ils changeront » plutôt que « …ils chasseront de race ».

Parmi les variantes de ce texte, il y en a une (p. 172, variante pour la ligne 30), absente de la version finale, qui mérite d’être soulignée : […] « les Souverains sont les Vicaires de dieu, qui doivent travailler au bien général ». Pour Leibniz, comme pour Paul (Rm. 13,1), le Souverain tient son pouvoir de Dieu, en dernière analyse, mais il a le devoir de ne s’en servir que pour le bien commun.

Arnaud LALANNE

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Pour citer cet article : Arnaud LALANNE, « Wenchao LI (éd.), « Das Recht kann nicht ungerecht sein… », Beiträge zu Leibniz’ Philosophie der Gerechtigkeit, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, Studia Leibnitiana – Sonderhefte 44, 2015 » in Bulletin leibnizien III, Archives de Philosophie, tome 80/3, avril-juin 2017, p. 561-623.

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