Auteur : Arnaud RossettI
Bouchilloux, Hélène, « Du différend entre Descartes et Malebranche sur la connaissance que l’esprit a de lui-même »,L’Enseignement philosophique , n° 72, 2022/4, p. 63-69.
Cet article tente d’élucider ce que signifie, pour Descartes, que l’esprit ait de lui-même une idée claire et distincte. H. Bouchilloux procède en deux étapes. Premièrement, elle explique que, par une réflexion sur la connaissance immédiate qu’il a de soi, ou « introspection ontologique », l’esprit peut former de son essence une idée claire et distincte irréductible à un sentiment. Cependant, contrairement à ce que suggère l’article, cette manière de procéder n’est pas opposée à celle de Malebranche, pour qui l’esprit peut parvenir à une connaissance indirecte de son essence en confrontant l’expérience qu’il fait de lui-même par sentiment aux propriétés de l’étendue. En second lieu, l’auteur légitime contre Malebranche l’irréductibilité de la connaissance qu’a l’esprit de lui-même au modèle mathématique en invoquant sa liberté essentielle, qui le rend inopérant. L’étude s’efforce d’être précise dans sa lecture des Meditationes. Malheureusement, il nous semble que la question du « différend » entre Malebranche et Descartes avait déjà été clarifiée par Ferdinand Alquié. Celui-ci faisait preuve de plus de charité avec Malebranche, en restituant, au sujet de la connaissance de l’âme, le cartésianisme implicite de l’oratorien, par-delà l’opposition de la lettre du texte, due à l’homonymie du terme d’idée, qui n’est pas, dans cet article, levée. Malebranche ne nie pas que nous ayons une idée claire de l’âme au sens où Descartes entend ce terme. En revanche, il nie que cette idée procure une connaissance scientifique de l’âme, parce que nous n’accédons pas à l’idée-archétype sur le modèle de laquelle les âmes sont créées par Dieu.
Arnaud Rossetti (Sorbonne Université)
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Pour citer cet article : Bouchilloux, Hélène, « Du différend entre Descartes et Malebranche sur la connaissance que l’esprit a de lui-même »,L’Enseignement philosophique , n° 72, 2022/4, p. 63-69, in Bulletin cartésien LIII, Archives de philosophie, tome 87/1, Janvier-Mars 2024, p. 185-240.
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BARDOUT, Jean-Christophe, CARRAUD, Vincent & MOREAU, Denis, éd., Nouvelles Recherches sur La recherche de la vérité, Paris, Vrin, 2021, 304 p.
Ce recueil des actes du colloque international organisé en 2015 par le Centre d’études cartésiennes pour le tricentenaire de la mort de Malebranche (désormais cité M.) ouvre la voie à des études plus spécialisées que les synthèses thématiques traditionnelles. Sa démarche consiste à relire M. à l’aune de La recherche de la vérité (désormais citée RV), véritable matrice de l’œuvre. Les articles de ce recueil sont autant des résultats neufs que des ouvertures pour de « nouvelles recherches sur La recherche ». En effet, l’effort des contributeurs prouve que, malgré les mastodontes publiés par les grands chercheurs du siècle passé, tout n’a pas été dit, et que M. reste énigmatique et mal compris.
Les communications du colloque sont regroupées selon quatre axes thématiques de recherche. Le premier est celui de la vérité, point aveugle des études sur M., dont la conception, d’emblée anticartésienne par le refus de M. de relativiser le principe de non-contradiction, reste à clarifier (Vincent Carraud). La reconstitution des strates de la théorie des jugements naturels montre que M. ne se détache que peu à peu de Descartes, jusqu’à, finalement, rejeter sa théorie de la perception sensible en dépsychologisant l’erreur (Emanuela Scribano). Le second axe rassemble la connaissance de l’homme et celle de Dieu. La connaissance de Dieu apparaît comme un objet second de la RV, qui est centrée sur la connaissance de l’homme (Jean-Christophe Bardout) et sur les modalités de la connaissance humaine ; mais d’une part, l’homme n’est compris que dans son union à Dieu et, d’autre part, la question de la connaissance divine ne peut pas ne pas se poser dès la première formulation de la théorie dite de la vision en Dieu. Or elle reste aporétique tout au long de la carrière de M. (Dan Arbib). Le troisième axe prolonge la connaissance de l’homme et concerne les passions. Les contributions mettent en évidence les inflexions de la théorie de la volonté de M. (Mariangela Priarolo), l’originalité de la théorie des passions de la RV, qui « infinitise » celles-ci (Denis Kambouchner), et accorde à l’esprit et ses inclinations l’initiative dans leur formation (Antonella Del Prete). Enfin, le quatrième axe, plus en rapport avec le dernier livre de la RV, traite du statut fondamental de la méthode dans le projet de la RV (Gilles Olivo), de son rapport à la métaphysique occasionnaliste, qu’elle fonde (Tania Lovascio), tout comme la physique, dont M., pas plus que Descartes ne cherche à faire une science exacte qui exhiberait la genèse véritable du monde (Édouard Mehl).
Des accords et des désaccords émergent-ils de ce recueil ? Nous nous bornerons à signaler un point de convergence, puis de divergence, chacun concernant une question décisive. D’abord, les contributeurs s’accordent sur la nécessité de réévaluer à la baisse l’augustinisme supposé de Malebranche, concernant les idées (Cristian Moisuc), l’ordre et l’inquiétude (Kristell Trego), sans toutefois qu’une étude systématique sur le sujet soit disponible. Deuxièmement, la question du projet conférant à la RV son unité demeure : un consensus émerge pour affirmer que la RV traite des réquisits de la connaissance humaine, mais il reste à déterminer quel est le projet qui confère à ce livre son unité, en distinguant et en hiérarchisant les différents plans sur lesquels la réflexion de M. se déploie. Deux lectures principales semblent s’opposer. Certains y voient une science de l’homme ancrée métaphysiquement, d’autres un projet de méthode comprise comme science universelle, sans que cela soit définitivement clair. Comme pour le rapport à saint Augustin, la question demanderait à être envisagée à fond afin de trancher entre ces deux hypothèses.
Arnaud ROSSETTI (Sorbonne Université)
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Pour citer cet article : BARDOUT, Jean-Christophe, CARRAUD, Vincent & MOREAU, Denis, éd., Nouvelles Recherches sur La recherche de la vérité, Paris, Vrin, 2021, 304 p., in Bulletin cartésien LII, Archives de philosophie, tome 86-2, Avril-Juin 2023, p. XXXIII-L.</p
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MUCENI, Elena, Malebranche et les équilibres de la morale, Paris, Classiques Garnier, « Lire le XVIIe siècle », 2020, 337 p.
Cet essai est l’un des premiers à reconstituer la genèse et le développement de la morale de Malebranche, de la Recherche de la vérité à la querelle du pur amour. L’autrice installe le texte négligé du Traité de morale (TM) dans le paysage du XVIIe siècle afin de dégager son originalité et de montrer que ses thèses sont restées valables jusqu’au bout pour Malebranche, mais aussi pour rendre raison de son faible retentissement. Cette étude insiste sur le caractère sui generis de la morale du Traité, où Malebranche s’approprie l’exigence déductive de Descartes et les finalités religieuses de saint Augustin, en une synthèse qui n’est ni cartésienne ni augustinienne. L’autrice nuance les critiques reprochant à cette morale son abstraction. Ce point, qui concerne l’originalité du TM, mériterait une évaluation plus nette. La « tentative de compromis entre morale abstraite et morale particulière » ne fait-elle que juxtaposer principes scientifiques et devoirs concrets ? Cela expliquerait le jugement tardif (1700) de la Recherche, VI-2, VI (OC II, 379), dénonçant l’inexactitude et l’inachèvement du Traité de moraleet qui, sans aller jusqu’au désaveu, réclame un meilleur ouvrage. Le livre aurait d’ailleurs gagné à mentionner cette addition, car elle éclaire le silence de Malebranche sur le Traité et nuance, voire interroge, la thèse selon laquelle sa morale n’aurait pas foncièrement évolué.
L’étape la plus éclairante de l’essai se concentre sur les « déformations » imposées à la morale de Malebranche par les controverses avec Arnauld, puis Lamy. Il en ressort que la radicalisation des formules de Malebranche est imputable au contexte polémique plutôt qu’à des changements de sa morale, qui reste centrée sur Dieu et la vertu, la détermination par le plaisir y jouant un rôle secondaire. L’essai montre comment Malebranche lutte pour réajuster aux stimulations polémiques les thèses du Traité, notamment sur le plaisir et l’amour-propre. Cet effort d’adaptation, tendu entre quiétisme et hédonisme, engendre des déséquilibres doctrinaux, plus apparents que réels, qui ont pu faire croire que Malebranche s’était contredit et que sa conception de la volonté avait changé.
Cette étude libère donc la morale de Malebranche des jugements qui ont insisté sur sa postérité, sélective et infidèle, au détriment de ses intentions et de son originalité. Par sa vue d’ensemble de la morale de Malebranche, l’autrice en établit l’unité tout en rendant compte de sa dynamique. Le pari est tenu, car la perspective contextuelle, celle de l’histoire des idées, éclaire l’analyse, même si Elena Muceni privilégie la reconstitution du contexte et de la réception au lieu d’approfondir l’examen interne. Historiquement instructif, cet essai pourrait toutefois gagner en précision conceptuelle. Par exemple, la dépendance de la morale à la théologie et à la métaphysique reste à élucider. A cet égard, parler de « mysticisme intellectualiste » ou de « gnoséologie » est peu éclairant. Enfin, par-delà ces remarques de fond, on doit signaler une trentaine de coquilles et d’incorrections, qui n’entament pas la clarté de ce solide ouvrage de synthèse.
Arnaud ROSSETTI (Sorbonne Université)
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Pour citer cet article : MUCENI, Elena, Malebranche et les équilibres de la morale, Paris, Classiques Garnier, « Lire le XVIIe siècle », 2020, 337 p., in Bulletin cartésien LI, Archives de philosophie, tome 85/1, Janvier-Mars 2022, p. 188.