Auteur : Babette Chabout-Combaz

 

Horst BREDEKAMP, Les Fenêtres de la monade. Gottfried Wilhelm Leibniz. Art et théâtre de la nature (trad. Richard Parisot), Dijon, Les Presses du réel, 2022, 259 p.

Horst Bredekamp, dont les travaux sont en cours de traduction et reconnus en histoire de l’art, est un quasi-inconnu des études leibniziennes de langue française. Dans le domaine de la philosophie moderne, il y a au moins trois ouvrages disponibles en français qui sont particulièrement pertinents : La Nostalgie de l’antique. Statues, machines et cabinets de curiosités, Paris, Diderot, 1996 ; Stratégies visuelles de Thomas Hobbes. Le Léviathan, archétype de l’État moderne, Paris, Maison des sciences de l’homme, 2003 et Théorie de l’acte d’image, Paris, La Découverte, 2015, mais également, dans la même maison d’édition que l’ouvrage ici recensé, une petite étude parue en 2013 sous le titre Leibniz, Herrenhausen et Versailles. Le jardin à la française, un parcours de la modernité ; enfin en 2008 une sémiologie de l’image scientifique intitulée Les Coraux de Darwin. Premiers modèles de l’évolution et tradition de l’histoire naturelle. C’est donc tout naturellement que son excellente étude sur Leibniz (Die Fenster der Monade. Gottfried Wilhem Leibniz’ Theater der Natur und Kunst, Berlin, Akademie Verlag, 2004, rééd. 2008, 279 p.), portant sur le rôle de l’image en général, et du concept de « theatrum naturæ et artis » en particulier, a été traduite en 2022, aux éditions Les Presses du réel, à l’adresse des historien(ne)s et praticien(ne)s de l’art et du grand public des amatori. La traduction discutable du sous-titre de l’ouvrage par « Art et théâtre de la nature » (plutôt que par « théâtre de la nature et de l’art ») témoigne de cette orientation.

Cet ouvrage présente un intérêt certain pour les études leibniziennes. Sa qualité principale est sans doute son originalité et l’étendue des variations sur un unique concept, le « théâtre », à la fois lieu où se jouent la « scène » et la « mise en scène » elle-même (ce sont les deux significations de « théâtre » à l’époque de Leibniz, voir p. 48-57). Les cabinets d’art, la Drôle de pensée et son « théâtre de la nature et de l’art » (que l’auteur traduit en allemand dans une Annexe qui n’a pas été retenue dans l’édition française), le théâtre d’ombres, les jardins, les grottes, les académies, et métaphoriquement les encyclopédies (recueil de médailles, atlas), sont autant d’occasions de penser à nouveaux frais le concept de « représentation ». L’auteur met en avant des parties de la vie et de l’œuvre de Leibniz que la recherche spécialisée a encore peu abordées et qui connaîtront certainement des développements prochains, comme l’étude de la sigillographie et de l’architecture chez Leibniz – et l’on peut regretter avec Stephan Waldhoff que la question de la représentation du pouvoir et ses liens avec l’histoire n’aient pas été plus développés. Les cabinets de curiosité leibniziens, dont H. Bredekamp est spécialiste, mériteraient une monographie complète. Certaines questions trouvent un éclairage particulier par le prisme de l’histoire de l’art : ainsi, par exemple, l’épisode célèbre de la Théodicée où le nombre sur le front de Sextus, qui réfère à la ligne du livre des destinées qui « marque en gros » ce que le livre « représent[e] dans tout son détail », est mis en relation avec un traité anonyme de physiognomonie et d’art de la mémoire de 1671 « dans lequel est présenté le visage d’un homme dont les taches, peut-être des grains de beauté, sont numérotées et associées aux signes de son destin » (p. 154). C’est un rapprochement plutôt qu’une source possible, mais les images ont un pouvoir explicatif et l’historien est surtout attentif à celles qui nous donnent à voir et à comprendre l’époque dans laquelle vivait Leibniz. En cela, l’ouvrage nous introduit à « l’imaginaire » probable de Leibniz. Le cabinet d’art, par exemple, n’était pas idéalement conçu comme ayant la taille d’une boîte à archives ni d’une bibliothèque portative, mais plutôt celle d’une salle, immense et éclairée à la manière des cathédrales ou des palais (est reproduite ici une gravure anonyme de 1687, p. 41, qui montre les déambulations de spectateurs dans une large salle remplie d’inventions toutes plus impressionnantes les unes que les autres).

H. Bredekamp pratique la tradition du « musée » littéraire, qui associe texte et images (Krzysztof Pomian), et reproduit dans l’ouvrage un certain nombre de manuscrits leibniziens, qui participent pleinement de la narration. Il en va ainsi du « nœud de la jarretière », figure quasi deleuzienne esquissée dans un manuscrit autour de 1685, qui illustre les liens entre connaissance confuse, connaissance adéquate et mémoire (p. 21-22). L’une des reproductions les plus fascinantes est celle des minières esquissées sous la forme de sections coniques (p. 169-172), que Leibniz a imaginées après avoir lu et vu les multiples gravures du De re metallica (1556) d’Agricola. Ces esquisses, d’une surprenante modernité, n’ont malheureusement pas été gravées par Nikolaus Seeländer, bien qu’elles fussent sans doute destinées à la Protogaea. Ainsi n’apparurent-elles dans aucune édition de l’ouvrage jusqu’à celle de Claudine Cohen et André Wakefield en 2008 qui bénéficia de leur redécouverte par Toshihiro Yamada en 2003 121. L’ouvrage semble néanmoins toujours aller d’image en image, de métaphore en métaphore : costumière (le pli et le nœud deleuziens), architecturale (la forteresse), musicale (l’harmonie, la vibration des cordes), océanique, scénique (la chambre noire, le théâtre), sans que jamais ne soit thématisée, problématisée, la question de la métaphore et du rapport entre le visuel et le lisible. L’analogie des deux et le « passage » sont implicites, ce qui peut ne pas être un problème tant que l’on reste dans le domaine de l’art (et donc des « effets »). Une lecture plus critique pourrait cependant déplorer l’absence de certaines références communément admises et le choix de certains sujets. Ainsi aucune mention de Zwinger (bien que Leibniz ait fait une recension admirative de son monumental Theatrum vitæ humanæ en 5 volumes, voir son « Aus und zu Theodor Zwingers Theatrum Humanae Vitae », A. VI, 4, N. 214, p. 1 013-1 020), ni de Cardan ou de Ramus, une évocation discrète d’Alsted (une note de bas de page). En revanche, une place est faite à des figures moins connues dans le contexte encyclopédique, comme J. J. Becher et son « théâtre chimique », Charles Perrault, ou le graveur Matthäus Merian. Il faut sans doute également, avec Paul Rateau, nuancer quelque peu la place accordée à la « Drôle de pensée » parisienne de 1675. L’idée qu’elle fut une proposition sérieuse à l’intention du pouvoir en place correspond peu à sa forme (qui ne met pas en scène d’autre figure rhétorique que l’accumulation) et il est possible qu’elle ne fut qu’un pur jaillissement de sa pensée créatrice ou une « pensée volante (fliegende Gedanken)», c’est-à-dire une sorte d’intuition première que dans sa graphomanie Leibniz a couchée sur le papier et qui s’est développée, ultérieurement, dans des projets affirmés et localisés (académies allemandes, russe, viennoise, etc.).

Original, cet ouvrage méritait certainement une traduction en français et celle-ci est réussie. En revanche, les choix éditoriaux des Presses du réel, qui ont pourtant fait paraître de bonnes traductions d’ouvrages majeurs en philosophie contemporaine (comme celle de l’Objectivity [2010] de Lorraine Daston et Peter Galison, parue en 2012, qui ne présente aucun des défauts éditoriaux énoncés ci-après), posent un certain nombre de problèmes, parfois importants. Pour commencer, la préface ajoutée est tout à fait illisible pour les spécialistes de Leibniz. L’ouvrage aurait mérité une contextualisation historique de la pensée du philosophe et, a minima, un ensemble de références permettant au public étudiant de s’initier ou d’approfondir ses connaissances en la matière. La suppression des deux avant-propos de Bredekamp est injustifiée mais pardonnable. Ce qui l’est beaucoup moins, c’est l’absence d’ancrage dans les études philosophiques en général, leibniziennes en particulier. Cela a plusieurs conséquences, à commencer par une certaine inadaptation des citations et références. Citées telles quelles, simplement traduites, sans renvoyer aux éditions plus couramment utilisées dans le domaine, elles sont peu utilisables dans le contexte francophone (les éditions des textes leibniziens que cite Horst Bredekamp étant quasi inaccessibles hors des pays germanophones). De même, il était malvenu de retraduire à partir de l’allemand les textes et commentaires cités par Bredekamp, comme les Essais sur l’entendement humain de Locke, le Leviathan de Hobbes ou le Leviathan (1985) de Schaffer et Shapin, alors que des traductions françaises existent. Mais le problème d’accessibilité se double d’incohérence lorsque cette retraduction mène à des interprétations différentes, par exemple (éd. fr. p. 22-23, éd. all. p. 13-14) le choix de traduire la connaissance « deutlich » ou « undeutlich » par « précise » ou « imprécise » plutôt que par « distincte » ou « confuse » (ce qui est justifié sur le plan terminologique général, mais pas sur celui de la terminologie philosophique, comme celle utilisée dans les classiques Opuscules philosophiques choisis de P. Schrecker). Traduire Leibniz, comme tout autre philosophe, ne peut pas se passer de la maîtrise de son vocabulaire philosophique, ou a minima d’exposer et de justifier des choix éditoriaux en la matière. C’est bien l’absence de cette justification qui est à la base de la dernière, et non des moindres, critique à adresser à cette édition : l’absence de paratexte. Outre les avant-propos cités plus haut, de nombreuses coupes ont été apportées à l’ouvrage original. Tout d’abord, les annexes (p. 197-246 de l’édition allemande) ont été supprimées, alors qu’elles présentaient un ensemble de sources originales, qui étaient soit déjà traduites en français mais rares dans les publications (d’autant plus dans celles en histoire de l’art), soit rédigées en français (comme la « Drôle de pensée » de 1675, des plans pour les académies russe et saxonne ou les textes sur le Louvre) et faciles à retrouver et à intégrer, soit même inédites en français. De celles-ci, les traductions des extraits de la Methodus didactica (1668, édition de 1672) et de la Psychosophia (1678) de Johann Joachim Becher auraient été bienvenues dans la discipline. Finalement, sans raison apparente et contrairement à l’ouvrage original, la traduction ne présente ni bibliographie ni index, ce qui diminue considérablement sa valeur sur le plan scientifique. La question se pose donc de savoir quel est le public auquel s’adresse cette édition qui est à la fois trop peu structurée pour être un bon outil de travail spécialisé et trop peu didactique pour les non-spécialistes. La traduction, si l’on passe sur les écarts envers la tradition et quelques calques sur l’allemand un peu surprenants, est tout à fait agréable à lire.

Babette Chabout-Combaz

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Pour citer cet article : Horst BREDEKAMP, Les Fenêtres de la monade. Gottfried Wilhelm Leibniz. Art et théâtre de la nature (trad. Richard Parisot), Dijon, Les Presses du réel, 2022, 259 p., in Bulletin leibnizien X, Archives de philosophie, tome 87/3, Juillet-Septembre 2024, p. 163-202.

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