Auteur : Baptiste Protais

 

Dominique Pradelle, Être et genèse des idéalités. Un ciel sans éternité, Paris, Puf, « Épimethée »

Avec Être et genèse des idéalités, Dominique Pradelle (désormais D. P.) poursuit l’œuvre personnelle de phénoménologie des idéalités mathématiques qu’il avait commencée dans son précédent ouvrage Intuition et idéalités. Comme l’indique son titre, celui-ci interrogeait le concept d’intuition, pour conclure principalement que cette notion n’était pas transposable dans le champ des objets catégoriaux : rappelant le caractère purement conjectural de l’hypothèse de Husserl dans la Sixième Recherche logique, D. P. montrait que l’« intuition catégoriale » n’était pas donatrice des objectités formelles, comme ce devrait être le cas de toute intuition, mais qu’en réalité elle recouvrait seulement l’ensemble des modalités d’attestation de la visée de ses objets, ce pourquoi il proposait d’abandonner la notion d’intuition catégoriale au profit de celle de « remplissement catégorial ». Loin d’être univoque, un tel remplissement devrait embrasser plusieurs niveaux, conformément aux analyses de Husserl dans la première partie de Logique formelle et transcendantale, à ceci près que, comme le rappelle D. P., dans le champ des idéalités mathématiques, les strates inférieures ne doivent pas être dégagées en faisant abstraction des supérieures mais, au contraire, « ce qui prime, ce sont les domaines d’idéalités thématisés, avec l’historicité qui les caractérise ». Un tel renversement de perspective dans l’ordre de fondation des objets mathématiques imposait donc à D. P. de s’interroger sur l’origine du sens en mathématiques, afin de répondre à l’alternative qu’il avait lui-même finalement formulée : « La subjectivité instauratrice du sens […] apparaîtra-t-elle comme le point-source ultime de toute émergence du sens, ou est-elle précédée par une historicité des horizons de sens qu’elle ne produit pas, mais ne fait qu’intérioriser ? » Avec ce nouvel ouvrage, D. P. s’engage ainsi dans l’analyse d’un autre concept central en phénoménologie husserlienne, celui de constitution.
L’analyse du concept phénoménologique de constitution a pour horizon la question du statut de la vérité, plus précisément celle de son fondement, qui traverse toute l’histoire de la philosophie. C’est pourquoi, dans une introduction à la fois limpide et substantielle, D. P. indique les grandes étapes du problème du fondement de la vérité, tel qu’il s’est posé à Husserl. Trois auteurs sont ici convoqués pour dégager autant de paradigmes d’une position réaliste qui s’affranchit progressivement de tout fondement théologique : Thomas d’Aquin, Bernard Bolzano et Hermann Lotze. Compte tenu de l’importance de la longue durée pour envisager le problème que tente de résoudre D. P., il convient d’indiquer précisément quelles sont ces trois étapes.
L’examen attentif de la Première Question disputée De Veritate de Thomas permet de comprendre la portée de la célèbre définition de la vérité comme adaequatio rei et intellectus. Ainsi que l’avait déjà remarqué Martin Heidegger, dont D. P. reprend les analyses, la formule « ne signifie donc pas tout d’abord correspondance de la pensée avec l’objet, mais bien cette constitution ontologique de tout étant qui permet en général que celui-ci puisse devenir un possible objet-pour, en tant que l’objet auquel la pensée correspond ». Autrement dit, si la vérité se définit comme l’adéquation de l’étant à l’intellect, c’est bien l’adéquation de l’intellect à l’étant qui définit la connaissance. La vérité est donc rendue possible par le caractère découvrable de l’étant et, comme l’écrit Thomas, la connaissance se réduit à n’être qu’« un certain effet de vérité ». Car, si le fondement de la vérité se trouve dans les choses mêmes, indépendamment de toute activité d’un intellect humain, c’est parce que, dans un contexte théologique, la vérité n’est pas une créature mais qu’elle est indissociable de l’intellect divin, appartenant ainsi à un domaine ontologique extra-mondain et atemporel. C’est pourquoi le réalisme de Thomas doit être caractérisé comme un « réalisme à fondement théologique » : c’est la vérité première, appartenant à l’intellect divin, qui garantit l’éternité de toute vérité particulière, échéant à chaque chose. Avec un tel présupposé théologique, si le monde venait à disparaître (cf. Husserl, Ideen I, § 49), la vérité ne s’en trouverait même pas affectée. L’autre conséquence, non immédiatement majeure, de cette forme de réalisme est que, si l’atemporalité appartient à toute vérité, il n’y a plus de mode d’être spécifique des objets mathématiques à cet égard.
C’est à Bolzano qu’il reviendrait d’avoir affranchi le réalisme de son fondement théologique, en établissant un objectivisme sémantique, reposant sur une abstraction progressive des composantes de la proposition pour aboutir à un contenu de significations indépendantes du fait d’être pensées, qu’il appelle « proposition en soi ». Le § 19 de la Wissenschaftslehre est justement consacré à cette refondation du réalisme. Comme le rappelle D. P., Bolzano part de ce qu’il appelle la « proposition énoncée » (ausgesprochener Satz), qui n’est rien d’autre que la notion courante d’énoncé, qui assertit quelque chose au sujet de quelque chose, reprenant la définition aristotélicienne classique du λόγος αποφαντικός telle qu’elle est formulée dans le De interpretatione (4, 16 b 34 sq.) ; l’étape suivante consiste à faire abstraction du fait qu’une telle proposition ait été énoncée, afin de se concentrer sur la corrélation entre la « proposition pensée » (gedachter Satz) et l’acte subjectif de la penser ; enfin, si l’on supprime la composante noétique de la proposition, il ne reste plus que la « proposition elle-même » (der Satz selbst). Il y a donc, chez Bolzano, une séparation radicale entre la proposition objective en soi et l’acte de penser. Mais une difficulté apparaît dès lors qu’il s’agit d’élucider le mode d’être de ces significations objectives : les propositions, en tant qu’elles sont énoncées ou qu’elles sont pensées, existent effectivement mais, comme le souligne Bolzano lui-même, elles ne sont en soi « rien d’existant [nichts Existierendes] ». Il y a donc un mode d’être spécifique des propositions en soi qu’on ne peut définir que négativement, par distinction d’avec les propositions pensées ou énoncées. Cette difficulté, sur laquelle butera également Frege quatre-vingts ans plus tard , ne doit pas faire oublier le caractère décisif du geste de Bolzano, à savoir l’affranchissement du réalisme de son fondement théologique, en accordant aux propositions en soi leur atemporalité et leur asubjectivité indépendamment d’un Dieu qui les pense. Il n’en reste pas moins qu’au terme de cette analyse, il est possible de se demander si ces significations en soi ne sont pas finalement que les conditions de possibilité des deux autres couches de significations qu’elles subsument et, le cas échéant, si nous avons le droit de les absolutiser. D’où la question que pose D. P. :

Dès lors, est-on vraiment fondé à […] passer ainsi de l’analyse intentionnelle des actes de pensée au réalisme des significations, de la correspondance entre actes de penser et contenus idéaux, à la thèse de consistance en soi de ces derniers dans un monde intelligible ?

Dans ces conditions, le réalisme de Lotze apparaît comme une alternative radicale au réalisme à fondement théologique de Thomas, sans tomber dans le problème que l’objectivisme sémantique pose à Bolzano. En effet, Lotze ne présuppose aucune objectivité idéale des énoncés et de leurs composantes de sens, mais il part des sensations, en tant qu’elles s’insèrent dans des systèmes de relations avec d’autres sensations que Lotze appelle des « touts nomologiquement cohérents » : ainsi n’importe quel son s’insère dans un système tonal indépendant de ce contenu sensible lui-même. À partir de là, Lotze distingue quatre modes de l’effectivité, à savoir : l’être des choses, le se-produire des événements, la consistance des relations et le valoir de propositions. Or ces deux derniers modes ne se réduisent pas aux deux premiers :

La consistance des relations et la validité des propositions se caractérisent en effet par une idéalité ou une intemporalité qu’il s’agit d’opposer à l’actualité intratemporelle des choses qui sont et des événements qui adviennent.

Ce que Lotze appelle la sphère du valoir se caractérise donc par une « indépendance à l’égard de tout temps » dont la signification reste néanmoins ambivalente. En effet, comme le souligne D. P., la signification de cette éternité propre à la sphère du valoir est ambiguë : s’agit-il d’une validité atemporelle, c’est-à-dire une invariabilité de ces relations au cours du temps, ou bien d’une omnitemporalité, ce qui impliquerait alors que ces relations sont accessibles en tout temps ? « C’est cet écart entre validité intemporelle et possibilité omnitemporelle de l’évidence que nous voudrions ici interroger à propos des idéalités mathématiques », écrit D. P. en conclusion de cette longue reconstruction.
Plus précisément, il s’agit pour l’auteur « d’emboîter le pas à Husserl » pour mettre à l’épreuve ses thèses fondamentales. Husserl, en effet, reprend la question de la validité omnitemporelle des objets mathématiques dans sa discussion critique avec le psychologisme. Ce dernier n’échappant pas à l’écueil du relativisme, Husserl rappelait dès 1900 que « ce qui est vrai est absolument vrai, vrai “en soi” ; la vérité est identiquement une, que ce soient des hommes ou des êtres d’une autre espèce qui l’appréhendent en jugeant ». Husserl penchait ainsi pour une conception asubjective de la vérité, qui serait indépendante du sujet connaissant. Retrouvant les intuitions de Bolzano et de Frege, il reconduisait ainsi le problème à l’opposition entre idéalité et réalité et, par là-même, la détermination négative du statut ontologique des idées, comprises comme étant radicalement autres que les vécus. Or, en même temps qu’il entérine une conception asubjective de la vérité, Husserl semble trancher en faveur d’une conception atemporelle de la vérité, qu’il s’agit précisément pour D. P. d’interroger : a-t-on le droit de passer « d’une forme de réalisme de la validité à un réalisme ontologique de la vérité ? » Et, en ce qui concerne les mathématiques, « les vérités mathématiques se situent-elles sur le même plan que les autres formes de vérité, ou présentent-elles une irréductible spécificité » ?
Il faut dans un premier temps expliciter le concept de constitution, pour saisir le caractère novateur de la phénoménologie husserlienne. Pour cela, D. P. rappelle que l’idéalisme phénoménologique de Husserl doit se comprendre comme une réponse à l’idéalisme transcendantal de Kant. En effet, au § 41 des Méditations cartésiennes, Husserl caractérisait lui-même la phénoménologie comme un « idéalisme transcendantal bien qu’en un sens essentiellement nouveau ». Revenant sur le texte fameux de l’Esthétique transcendantale où Kant caractérise sa position ontologique fondamentale, D. P. montre que l’idéalisme phénoménologique dépasse la scission entre le phénomène et la chose en soi au profit de la dualité entre l’acte de la conscience qui vise un étant et son corrélat intentionnel. En phénoménologie husserlienne, l’étant n’est pensable que dans sa relation à la connaissance subjective, ce qui fait écrire à D. P., dans une formule saisissante, que « l’idéalisme transcendantal husserlien pourrait […] tout aussi bien recevoir l’appellation de réalisme ». Dès lors, la conscience transcendantale est-elle l’analogue du Verbe divin, dont les visées potentielles circonscriraient l’orbe de toute réalité pensable ? On retrouverait ainsi, sous une forme non théologique, le réalisme de Thomas, dont Bolzano ne s’était pas affranchi sans difficultés. Pour écarter cette interprétation possible, on cite souvent une lettre à Hocking de 1903, dans laquelle Husserl explicite lui-même le concept de constitution comme « ce qui rend l’objet représentable » ; mais, ainsi que le remarque D. P., cette lettre laisse le problème entier puisqu’elle est antérieure à la « conversion » idéaliste de Husserl en 1906. D. P reprend donc ce problème en faisant intervenir deux notions centrales en phénoménologie husserlienne pour le résoudre. Tout d’abord l’articulation structurelle entre visée intentionnelle et remplissement intuitif. Si toute intention est orientée par la possibilité d’une présentation directe de l’objet, c’est bien à l’intuition qu’il revient de légitimer la présomption de la visée intentionnelle. En s’appuyant sur les § 135 à 136 des Ideen I, D. P. établit ainsi que la constitution renvoie à l’activité du sujet mais n’a pas le sens d’une production et peut en conclure que « la constitution se réduit par conséquent à une simple restitution ou reconstitution […] de l’objet lui-même à partir de son sens ». Or l’objet transcendant apparaît toujours dans une structure d’horizon qui détermine a priori les modalités de sa perception, dont le sujet ne fait qu’actualiser les potentialités. L’articulation du concept de constitution avec la notion d’horizon permet alors à D. P. d’en expliciter le sens : « Dès lors, écrit-il, constituer les objets n’est nullement les produire, mais seulement dévoiler une légalité structurale dont le sujet est le simple dépositaire, mais non le principe fondateur. » La constitution n’a pas le sens d’une production mais d’un découvrement.
Après cette mise au point magistrale, reste à savoir si la constitution est une opération dont le type serait homogène en fonction d’une région paradigmatique. En effet, il existe une tension, au sein même de l’œuvre de Husserl, entre l’affirmation selon laquelle « tout objet en général désigne une structure régulatrice de l’ego transcendantal » (Méditations cartésiennes, § 22 ) et le texte des Ideen III dans lequel il affirme que la mathesis universalis constitue la voie d’entrée privilégiée en phénoménologie transcendantale. Fidèle à la première affirmation de Husserl, D. P. prend ici fermement position en maintenant que « toute phénoménologie est par principe régionale », montrant de façon convaincante que, dans les Ideen III, « le terme de mathesis n’implique […] nulle référence systématique à la mathématique, qu’il s’agisse de l’idéalisation géométrique ou de la formalisation pratiquée par la mathesis formelle ; prise en sa généralité, elle désigne l’attitude de recherche orientée sur les essences pures ». L’affirmation de la nécessité d’une phénoménologie régionale est une constante dans l’œuvre philosophique de Dominique Pradelle : déjà développée dans Intuition et idéalités, elle est ce qui permet à D. P. de se rendre attentif à l’historicité des objets idéaux de la mathématique, dont il fait son terrain d’investigation privilégié.
Cependant, la nécessité de se régler à chaque fois sur l’eidos du type constitutif régional ne signifie pas que l’analogie soit interdite en phénoménologie. Au contraire, comme le rappelle D. P., l’analogie y a une fonction heuristique et il est tout à fait possible de procéder par généralisation sans passage à l’autre genre. Une telle démarche demande une certaine attention à l’objet phénoménologiquement étudié. Ainsi, en dépit du fait qu’il n’y a pas d’objet paradigmatique, il faut reconnaître que « le modèle structurel de la constitution est fourni par la res extensa » pour trois raisons : elle n’est pas incluse dans la sphère des vécus pour la conscience naïve ; elle constitue le degré le plus bas dans tout rapport de fondation ; elle est ce qui permet le plus aisément de passer du simple au complexe. Si l’on transpose ces procédures aux objets mathématiques idéaux, non sans s’être assuré qu’on ne leur faisait pas subir d’altération significative, il apparaît bien que « l’origine des formes catégoriales ne réside pas dans la réflexion sur les opérations syntaxiques subjectives, mais dans l’évidence donatrice de l’état de choses qui contient ces formes ». La constitution des objets catégoriaux n’en est pas la production au sens propre : ces objets ne sont pas produits par la conscience, mais celle-ci les découvre à partir des relations qu’ils entretiennent les uns avec les autres. C’est ce que D. P. caractérise comme un « principe de contextualité intrathéorique », découlant de ce qu’il a démontré plus haut sur la structure d’horizon. Les chapitres suivants sont consacrés à la pertinence, pour penser les mathématiques, de ce concept d’horizon que Cavaillès appelait en son temps déjà « champ thématique ».
Pour cela, il faut tout d’abord montrer que le concept d’horizon a une validité pour les objectités mathématiques. Il se pourrait en effet qu’elles ne donnent lieu qu’à des « phénomènes pauvres » (pour reprendre le vocabulaire de Jean-Luc Marion), échappant au paradigme de l’objet transcendant. Cet argument, notamment déployé par Jacques Derrida dans son commentaire à la traduction de L’Origine de la géométrie, repose en fait sur une compréhension erronée de l’objet mathématique. En effet, s’il existe bien un nombre fini de propriétés qui définissent tel ou tel objet mathématique, rien n’exclut « l’existence d’un horizon indéfini de propriétés implicites encore inconnues », comme le concevaient déjà Pascal et les logiciens de Port-Royal. Il faut donc tenir ensemble la finitude du sujet connaissant et l’indéfinité de l’horizon à partir duquel apparaît l’objet, y compris l’objet mathématique. Dès lors, il est possible, et même nécessaire, de séparer le plan ontologique du plan sémantique :

L’artificialisme conceptuel peut de la sorte coïncider avec un réalisme de l’objectité idéale : si le sens est forgé, propriétés et lois doivent être découvertes et démontrées ; l’idéalisme sémantique demeure compatible avec un réalisme nomologique.

La structure d’horizon est donc transposable telle quelle aux objectités mathématiques et, comme le montre D. P. en commentant de façon minutieuse les définitions euclidiennes du premier livre des Éléments, qu’il s’agisse des objets primitifs (tels que le point, la ligne, la droite ou le plan) ou des objets dérivés (cercle, polygone, etc.), « nulle idéalité mathématique n’est constituée de façon isolée ». Il observe cependant que, dans le cas des idéalités mathématiques, le rapport paradigmatique entre horizon interne et horizon externe est renversé, dans la mesure où les propriétés de n’importe quel objet mathématique se définissent en rapport avec d’autres objets préalablement définis : ainsi Euclide définit le cercle défini à partir d’un point, d’un segment et d’une ligne (déf. 15). C’est ce qui conduit D. P. à parler d’un « holisme de la constitution mathématique » pour désigner le fait que « toute idéalité mathématique est par conséquent débordée par l’épaisseur de l’implicite ». C’est donc bel et bien au concept d’horizon qu’a affaire le mathématicien lorsqu’il opère sur des objets, mais un horizon stratifié dont la structure est spécifique aux objets mathématiques et n’a plus rien à voir avec celle qui vaut pour la res extensa. Ces analyses illustrent une fois de plus la thèse selon laquelle « toute phénoménologie rigoureuse est régionale ».
Ce qui vaut pour les mathématiques grecque et classique vaut également pour la mathématique contemporaine. D. P. consacre quelques pages […]

Baptiste Protais

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Pour citer cette note de lecture : Dominique Pradelle, Être et genèse des idéalités. Un ciel sans éternité, Paris, Puf, « Épimethée », in Note de lecture, Archives de philosophie, tome 87/2, Avril-Juin 2024, p. 189-198.

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Julien FARGES et Dominique PRADELLE (dir.) : Husserl. Phénoménologie et fondements des sciences, Hermann, 2020, 520 p.

Aurélien DJIAN : Husserl et l’horizon comme problème. Une contribution à l’histoire de la phénoménologie, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2021, 289 p.

En mars 2018, Julien Farges et Dominique Pradelle avaient organisé à l’École normale supérieure un colloque intitulé « Husserl. La phénoménologie et les fondements des sciences », en commémoration des quatre-vingts ans de la mort de celui-ci. Le volume publié sous ce titre rassemble les contributions de presque tous les intervenants, et offre au lecteur francophone un panorama précieux de l’état actuel des recherches sur la phénoménologie de Edmund Husserl. Par son titre, il rappelle d’emblée que la phénoménologie est, dans son projet même, intimement liée à la question du fondement des sciences. Sans doute est-ce en partie cette dernière qui avait motivé le retour à Vienne de Husserl en 1884, pour suivre l’enseignement de Franz Brentano, deux ans après avoir soutenu sa thèse de doctorat en mathématiques avec Karl Weierstrass. Des Recherches logiques aux derniers écrits dont Husserl avait engagé la publication de son vivant, ce projet d’une fondation phénoménologique des sciences s’est déployé dans des directions multiples en fonction des régions ontologiques que constituent leur domaine d’objet. Or, dans la mesure où il n’y a pas de couche de la réalité qui ne pourrait faire l’objet d’une science, la phénoménologie n’en saurait laisser aucune de côté : c’est pourquoi, outre la logique, les mathématiques, la physique et la psychologie, Husserl chercha aussi à fonder la biologie, la sociologie, l’anthropologie et même le droit. L’un des nombreux mérites de cet ouvrage est de montrer l’intérêt de Husserl pour ces derniers, à travers quatre contributions qui ouvrent des pistes de recherche assurément fécondes, que nous exposerons. Nous reviendrons aussi sur le statut de la psychologie et son rapport ambivalent à la phénoménologie transcendantale. Mais pour simplifier la présentation de cet imposant ouvrage, nous suivrons l’ordre de sa table des matières en indiquant à chaque fois l’objet de chaque contribution.
Dans l’introduction, D. Pradelle dégage quelques grands principes de la philosophie husserlienne des sciences, qui donnent des points de repère précieux pour la lecture de l’ouvrage. Le premier principe qu’il faut avoir à l’esprit est que « tout objet en général prescrit une structure régulatrice au sujet transcendantal  ». D’où la nécessité de ce que D. Pradelle appelle une « épistémologie noétique dont la méthode [soit] régressive ou reconstructive  ». Le deuxième principe est qu’« il n’est aucune science des faits qui […] ne puisse être pure de toute connaissance eidétique  ». Ce principe de fondation eidétique doit pourtant être historicisé : comme on le sait, la science physique n’a pas été mathématisée avant Galilée. Il y a donc une historicité, non seulement des sciences empiriques, mais aussi des ontologies régionales qui se trouvent au fondement de ces dernières. L’épistémologie phénoménologique s’avère donc être une épistémologie historique, et le rapport entre les deux formes de rationalité que sont la raison scientifique et la raison préscientifique se montre lui aussi susceptible de variations . La tâche de l’épistémologie phénoménologique est donc essentiellement de réfléchir sur l’historicité des sciences. C’est là tout le projet d’une phénoménologie de la raison, impossible à résumer ici, auquel D. Pradelle a consacré son œuvre depuis deux décennies.
Les deux contributions suivantes sont consacrées à la fondation de la logique. Denis Seron, après avoir corrigé trois contresens sur l’interprétation courante de l’anti-psychologisme de Husserl, et dégagé la structure argumentative des Recherches logiques à partir de sept étapes, établit un parallèle entre la description phénoménologique des vécus de conscience et l’analyse conceptuelle telle que l’ont pratiquée Bertrand Russell ou Rudolf Carnap. Mais dans la mesure où le concept de clarification (Aufklärung) est directement issu de Brentano, comme l’indique D. Seron lui-même , on peut se demander ce qu’il y aurait d’original dans une fondation phénoméno­logique de la logique. Une telle interprétation éclaire sans doute une inspiration commune à la phénoménologie et à l’empirisme logique, mais elle semble difficile à tenir si l’on considère le destin transcendantal de la phénoménologie husserlienne. On ne saurait faire le même reproche à Jagna Brudzińska, qui montre la plurivocité du concept d’origine chez Husserl, en comparant le sens qu’il revêt dans les Recherches logiques avec celui qu’il reçoit définitivement dans Expérience et jugement, l’ultime ouvrage préparé avec Ludwig Landgrebe et publié à titre posthume en 1939. Dans les Recherches logiques, Husserl avait élargi l’intuition aux essences formelles, mais l’analyse des relations entre conscience constituante et conscience constituée était encore purement statique . Si la nécessité de réviser sa position réaliste lui était apparue dans L’Idée de la phénoméno­logie (1907), c’est un peu plus tard que Husserl comprit qu’il lui faudrait également abandonner une conception purement statique de l’analyse intentionnelle. Dans les leçons de 1910-1911, il démontra la possibilité d’une phénoméno­logie qui ne fût pas seulement eidétique, mais « faisant l’expérience (erfahrende)  ». Autrement dit, à côté des pures évidences logiques, il y a des intuitions moins claires et moins distinctes qui se déploient dans le champ de la vie concrète, de la relation à autrui ou encore de l’histoire. D’où la nécessité d’un élargissement du concept de jugement, ou plutôt d’un retour à l’expérience antéprédicative, afin de rendre compte de la constitution de la subjectivité transcendantale dans la temporalité. C’est ce retour en arrière qu’accomplit Husserl dans Expérience et jugement, qui « boucle la boucle de la phénoménologie de Husserl  » en refondant la logique sur le monde de la vie.
La deuxième partie est consacrée à la fondation des mathématiques.
[…]

Baptiste Protais

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Pour citer cette note de lecture : Julien Farges et Dominique Pradelle (dir.) : Husserl. Phénoménologie et fondements des sciences, Hermann, 2020, 520 p. — Aurélien Djian : Husserl et l’horizon comme problème. Une contribution à l’histoire de la phénoménologie, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2021, 289 p., lus par Baptiste Protais, in Archives de philosophie, tome 86/1, Janvier-Mars 2023, p. 211-220.

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