Auteur : Beatriz Laporta

 

Gregory CLAEYS, John Stuart Mill: A very short introduction, Oxford, Oxford University Press, 2022, 132 p.

La publication de ce livre confirme qu’une nouvelle réception de John Stuart Mill dans l’histoire de la philosophie est en cours et qu’elle permet de couvrir, pour ainsi dire, l’ensemble des principales œuvres de ce philosophe, allant de celles de jeunesse à celles de la maturité. L’auteur Gregory Claeys a réalisé l’énorme tâche de faire une brève introduction à un philosophe qui était également économiste, logicien et l’un des penseurs libéraux les plus influents du XIXe siècle. Les pages qui suivent ont pour but de donner un compte rendu de cette toute nouvelle publication destinée à être une brève introduction au corpus des écrits de Mill.

Comme l’indique sa préface, l’auteur divise les points principaux de cette lecture en quatre thèmes où quatre propositions clés : la première, que le progrès de l’humanité, « en particulier tel qu’il est jugé par les opinions, dépendait de la manifestation de la vérité et de la clarification de ce qui compte comme preuve, en vue de placer les sciences sociales sur une base aussi proche que possible de celle des sciences naturelles, en vérifiant le fonctionnement de lois vérifiables » (p. xvii). La deuxième porte sur la volonté, « (dès le début des années 1830) de traiter le présent comme une époque de transition, ce qui remettait en cause la rigidité supposée des “lois” de l’économie politique classique, notamment en ce qui concerne la répartition des biens, et laissait entrevoir des formes potentiellement très différentes de la société future » (p. xvii). La troisième, sur « un engagement en faveur de l’individualité et d’un idéal de culture de soi, à la fois pour contrer la médiocrité croissante de la modernité et comme des fins en soi qui prouvent l’exercice du libre arbitre ». Et, finalement, la dernière se concentre sur le constant désir « d’expliquer et de justifier ces idées sur des bases de critères utilitaires » (p. xviii). Selon l’auteur, ces quatre points font de Mill un penseur original parmi les plus influents de tous les écrivains modernes. Cette brève introduction expose en six chapitres la vie de Mill, sa pensée et ses œuvres majeures. Dans chaque chapitre, des sections sont présentées pour diviser les étapes de sa vie et les changements de pensée qui les accompagnent.

Dans la première partie, l’auteur aborde An uneventful life de Mill et elle porte sur les influences que James Mill, le père de John, et son professeur Bentham ont exercées sur ses écrits et ses études. Cette perspective accompagne l’ensemble du livre, à savoir, rapprocher les publications et les phases de la pensée de Mill des influences personnelles qu’il a reçues dans sa vie. En d’autres termes, les écrits de Mill sont le résultat de ce qu’il a vécu et des personnes avec lesquelles il a partagé ses pensées, que ce soit par son séjour en France, son mariage tardif, ou l’éducation stricte qu’il a reçue dans son enfance. Par exemple, dans la section « A prodigy in the making » l’auteur qualifie les méthodes d’enseignement de James Mill de « excessively severe » et un peu plus loin, il écrit que les principes de l’éducation de Mill reposaient sur deux prémisses psychologiques : « le caractère individuel se formait à partir de sensations ou de stimuli composés qui se figeaient plus ou moins mécaniquement en idées » (p. 7) et que les individus, à l’aide d’un felicific calculus recherchaient avant tout le bonheur et évitaient la douleur, mais malgré ça, « ils pouvaient être éduqués pour promouvoir le bien moral le plus élevé : le bonheur de tous » (p. 7). Cela a interféré directement avec la façon dont Mill se voyait (intellectuellement) et dont découle le thème, très important dans sa recherche, de la liberté. Mill préférait se qualifier de « scientist », ce qui lui conférait une certaine autorité. L’auteur nous rappelle que la « faith in anything » n’était pas un aspect acceptable de ses recherches et de ses écrits, et nous pouvons voir comment la critique de la théologie, même si elle n’est pas nécessairement une religion humaniste, a sous-tendu la pensée de Mill tout au long de sa vie. Il ajoute (et nous résumons ici avec nos propres mots) que, pour devenir le plus grand sceptique et humaniste de son temps, Mill est resté profondément attaché à la proposition selon laquelle « the truth will set you free » (p. 14) .

Dans la section « The machine breaks down » l’auteur expose le revirement de la pensée de Mill, la relation du monde extérieur avec ses propres sentiments et sa vie, et le thème de la liberté. L’éditeur Hugh Elliot pensait que Mill était « un homme d’une intensité et d’une profondeur de sentiments que l’on rencontre rarement » (p. 16), mais Claeys affirme que ces sentiments étaient souvent réprimés et que cette rupture a commencé quand il s’est posé la question de savoir si, à supposer que tous les objectifs dans la vie et tous les changements dans les institutions et les opinions de la société que nous souhaitons puissent également être pleinement réalisés, considérerions-nous cela comme une source de grande joie et de bonheur pour nous-même ? Et il y répond que tous fondements sur lesquels sa vie était construite se sont effondrés. C’est à la suite de cela que Mill a constaté les lacunes de son éducation ; il décrit le changement dans sa façon de penser à partir de ce moment-là. Il en conclut que, même si le caractère de l’homme est formé par les circonstances de la vie, nous voyons que ce qui est vraiment inspirant et ennoblissant dans la doctrine du libre arbitre, c’est la conviction que l’homme a aussi un réel pouvoir sur la formation de son propre caractère. Par conséquent, cultiver les sentiments est désormais l’un de ses objectifs, tant sur le plan moral que philosophique.

L’un des principaux intérêts du livre est de présenter la philosophie de Mill dans son intégralité, depuis ses réflexions sur la liberté, l’utilitarisme et l’être humain jusqu’à ses considérations politiques, ses expériences et influences personnelles. Par exemple, la deuxième partie qu’il intitule « Remaking radicalism, 1835-45 », où il traite l’un des efforts majeurs qui prendra le dessus sur le reste de sa vie : le féminisme. Au-delà, « le deuxième grand thème à dominer sa pensée » (p. 23) consisterait à écrire « une histoire de la Révolution française, y renonçant évidemment à cause du problème de la religion » (p. 23).

Plus particulièrement dans la troisième partie « Political economy and social philosophy, 1845-1859 », l’auteur met l’accent sur la troisième phase de son « intellectual growth », qui commence à la fin des années 1830, quand « Mill écrit que Harriet et lui se sont complètement détournés de ce qui avait été excessif dans [leur] réaction contre le benthamisme » (p. 51). En 1840, un développement postérieur à l’abandon du projet d’éthologie pour l’économie politique montre qu’il a commencé « à s’engager sérieusement dans une approche du socialisme par le biais du mouvement coopératif, qui s’était développé en partie à partir de l’owénisme » (p. 52).

Au sujet du quatrième chapitre intitulé « The values of On Liberty (1859) », rappelons brièvement que l’auteur présente l’importance que les œuvres On Liberty et Principles avaient pour la philosophie de Mill, en discutant des thèmes de la liberté, de l’individualité, de l’autoprotection et de l’indépendance.

Dans le cinquième chapitre, où sont exposés les « Later writings, 1861-79 », l’un des principaux thèmes reste l’utilitarisme et l’auteur commente à ce sujet : « La défense de la liberté dans On Liberty était fondée sur “l’utilité au sens le plus large”, fondée sur les intérêts permanents de l’homme en tant qu’être progressif ». L’utilitarisme (Utilitarianism) vise à montrer comment la promotion d’une plus grande individualité est compatible avec la recherche du plus grand bonheur pour tous » (p. 84).

Le sixième et dernier chapitre traite de la vision de Mill today, clôturant et concluant le livre, en présentant les arguments finaux sur la trajectoire de Mill. Et les points qui ressortent de cette partie sont que pour Mill « le plus grand problème de la politique moderne était de maximiser à la fois la liberté et l’égalité “without endangering either unduly” » (italiques de l’auteur, p. 114).

Un point traverse tous les chapitres, celui de l’identification de certains thèmes récurrents chez Mill depuis les années 1830 que l’auteur énumère à la page 115 et qui l’amène à se demander si nous pouvons dire que Mill avait un système et, si oui, s’il serait cohérent. L’auteur conclut que le problème n’est pas que Mill avait plusieurs principes, mais de choisir entre eux lorsqu’ils sont en conflit, en particulier dans On Liberty. En plaçant la philosophie de Mill dans d’autres perspectives, dans le contexte des moments allant de sa genèse à ses derniers écrits, avec des associations inédites, Gregory Claeys offre au lecteur une brillante reconstruction de cette philosophie, lui permettant d’en retrouver toute la puissance. Les inévitables répétitions de thèmes tout au long du livre sont finalement instructives voire nécessaires à cette brève introduction, en contribuant à la clarté du texte et de la présentation des sujets traités.

Beatriz LAPORTA

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Pour citer cet article : Gregory CLAEYS, John Stuart Mill: A very short introduction, Oxford, Oxford University Press, 2022, 132 p. in Bulletin de philosophie anglaise II, Archives de philosophie, tome 86-2, Avril-Juin 2023, p. 181-221.</p