Auteur : Benedetta Catoni
Fiormichele Benigni (a cura di), « Spinoza in Francia »,Giornale critico della filosofia italiana, n° 102 (104), Firenze, Le Lettere, p. 160-265
La question générale de la réception historique d’un auteur pose toujours un problème de circularité interprétative. Dans le cas de Spinoza, cela est particulièrement évident, étant donné les innombrables et parfois divergentes images du philosophe hollandais qui, au cours des quatre siècles qui nous séparent de son itinéraire biographique et intellectuel, se sont succédé, répondant de temps à autre à des besoins et à des coordonnées spécifiques et marquant ainsi un certain esprit du temps. D’une manière particulière, le dossier Spinoza in Francia offre un échantillon significatif de ce mouvement d’auto-interprétation, s’inscrivant dans le champ d’étude plus large consacré à la « formation et à la diffusion en France de l’image philosophique moderne de Spinoza » (p. 163), inauguré par l’ouvrage pionnier de Paul Vernière (1954). Ainsi, ce recueil de contributions se concentre sur une série d’auteurs français (de François Lamy à Denis Diderot et d’Henri de Boulainvilliers à Lucien Lévy-Bruhl) qui, de la fin du XVIIe siècle au début du XXe siècle, se sont confrontés à la pensée de Spinoza, mettant en évidence des stratégies d’analyse et d’interprétation divergentes et parfois similaires, répondant à des contextes temporels d’appartenance différents. En ce sens, l’image d’un Spinoza français s’avère sans surprise plurielle et multiforme : il incarne et trahit le cartésianisme, confirme ou renie les spinozistes, attire le monde libertin sans en faire partie, il n’est pas athée mais « son incrédulité est celle d’un nouvel athéisme de cœur » (ibid.), et enfin sa réflexion philosophique se détache de la tradition juive. D’autre part, et plus profondément que le problème historiographique de la fragmentation de l’imaginaire lié à la figure de Spinoza en France, ce dossier a le mérite d’éclairer, par une lecture critique de certaines étapes fondamentales, la parabole historique et théorique de la fortune de Spinoza sur le territoire français. Le lecteur attentif est ainsi appelé à s’interroger sur la spécificité de cette fortune. Voulant tenter de reconstruire, ne serait-ce que brièvement, cette parabole historique et théorique, sur la base des matériaux textuels rassemblés dans le présent recueil, il convient tout d’abord d’esquisser une première étape fondamentale de l’itinéraire historique présenté. Un moment d’une importance absolue est l’interprétation critique de la méthode philosophique utilisée par le philosophe hollandais : le mos geometricus. De ce point de vue, l’apologétique cartésienne proposée par le bénédictin François Lamy, dans Le Nouvel athéisme renversé, ou Réfutation du sistême de Spinosa (1696), peut être lue comme une tentative de réfuter le système philosophique de Spinoza en retournant contre lui la méthode géométrique elle-même, exprimée cependant à travers la métaphysique cartésienne : c’est-à-dire cette métaphysique qui, aux yeux du bénédictin, tenait le mieux ensemble « l’autonomie de la nouvelle science et la dépendance de l’ordre créé à l’égard de Dieu » (p. 168). À côté de cette redéfinition critique de la méthode géométrique, il y a aussi l’opération de réfutation du système spinozien menée par Étienne Bonnot de Condillac, dans son Traité des systèmes (1749). Un demi-siècle plus tard, Condillac ressent la même nécessité critique que Lamy dans la déconstruction de la méthode géométrique utilisée par Spinoza, mais avec un important renversement de perspective : loin d’être tournée contre le système philosophique de Spinoza, la méthode géométrique est complètement désavouée. En effet, à la synthèse déductive opérée par la méthode euclidienne de Spinoza, qui aboutit à l’ébauche d’un système faux puisque fondé sur des principes maximalement abstraits et vagues, Condillac oppose sa méthode d’analyse inductive qui seule peut conduire à la véritable genèse des vérités énoncées. La plupart des contributions consacrées à Spinoza dans l’Encyclopédie et rédigées par l’abbé Claude Yvon peuvent être lues dans le même sens. En effet, dans son article « Spinosa, philosophie de », il dénonce la philosophie du Hollandais comme une radicalisation néfaste de la méthode géométrique cartésienne, qui se concrétise finalement dans « un système pompeux et monstrueux de monisme et d’athéisme » (p. 235). En revanche, dans l’Encyclopédie elle-même, une représentation positive de la réflexion philosophique spinozienne commence peu à peu à trouver sa place. C’est le cas des contributions de Diderot, qui inaugurent en quelque sorte une « version inédite de la philosophie de Spinoza » (p. 239), beaucoup plus proche du matérialisme et du naturalisme que des systèmes abstraits sans fondement scientifique. Avant Diderot, cependant, et dans la ligne de cette deuxième étape fondamentale de l’itinéraire de Spinoza en France, se situe la contribution philosophique de Boulainvilliers qui, dans son Essai de métaphysique, s’efforce de reconfigurer les rapports entre la raison abstraite et la sensibilité concrète, en imposant un tournant empirique décisif dans la réception de la théorie spinoziste de la connaissance. Ce n’est pas un hasard si, mutatis mutandis, dans le premier texte (1880) de l’anthropologue et philosophe français Lévy-Bruhl, on peut lire une première configuration théorique de la doctrine spinozienne des affects à la lumière de la conjonction fondamentale entre la raison déductive et l’expérience, « inaugurant, avec un siècle d’avance, la nouvelle saison du spinozisme français du XXe siècle » (p. 164). À partir du cadre tracé, ce dossier offre donc la possibilité de dessiner une parabole historique singulière de la réception française de Spinoza, qui a manifestement répondu aux exigences du thème général « de l’extension et des limites de la rationalité philosophique » (p. 163), dont on sait qu’il a animé les discussions philosophiques entre le XVIIe et le XVIIIe siècle. En ce sens, du rejet ou de la redéfinition critique de la méthode géométrique du Hollandais, incapable de rendre compte de l’ensemble de l’expérience humaine, a découlé et s’est développée, à l’inverse et par une étrange hétérogenèse des fins, une réhabilitation de cette même méthode déductive et rationnelle accompagnée du recours à l’expérience sensible chargée de la corroborer. D’ailleurs, comme le rappelle Pierre-François Moreau (p. 265), cette même trajectoire des idées continue à se refléter dans les contributions françaises les plus récentes consacrées à la philosophie de Spinoza. Un Spinoza français avant et après la Révolution, malgré et avec sa méthode géométrique.
Benedetta Catoni
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Pour citer cet article : Fiormichele Benigni (a cura di), « Spinoza in Francia »,Giornale critico della filosofia italiana, n° 102 (104), Firenze, Le Lettere, p. 160-265, in Bulletin de bibliographie spinoziste XLVI, Archives de philosophie, tome 87/4, Octobre-Décembre 2024, p. 193-218.
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Daniela BOSTRENGHI, Cristina SANTINELLI, Stefano VISENTIN (a cura di) : Spinoza nella cultura del Novecento. Percorsi attraverso la letteratura e le arti, Firenze, Le Lettere, Quaderni del Giornale Critico della Filosofia Italiana n° 42, 446 p.
Dans le contexte général de la reconsidération historique et théorique de la relation entre la philosophie de Spinoza et les arts (pour citer une étude récente), le volume Spinoza nella cultura del Novecento prend forme à partir de cette perspective particulière d’investigation qu’est la réception historique. Composé de pas moins de vingt-deux essais, le volume offre un riche aperçu historique de la réception de la biographie de Baruch Spinoza et de son histoire humaine et intellectuelle dans le monde varié des arts. Les différentes contributions du volume, présentées pour la plupart dans un ordre chronologique, ont le mérite de montrer au lecteur spécialisé, mais pas seulement, les intrigues souterraines de la présence persistante de la figure de Spinoza, même si elle est parfois intentionnellement mise de côté en raison de son origine juive (comme dans le cas de la littérature allemande au lendemain de l’instauration du Troisième Reich), dans la culture européenne et mondiale du XXe siècle. Visant à parcourir « cette frontière étendue » (p. VII, nous traduisons) entre philosophie et culture, dans le croisement particulier entre la philosophie spinoziste et la littérature et les arts du siècle dernier, Spinoza nella cultura del Novecento invite avant tout le lecteur à réfléchir aux limites et à l’extension du discours philosophique, du point de vue des productions artistiques qui y sont présentées. Cette exhortation peut se résumer à la question suivante : ne pas philosopher, n’est-ce pas encore philosopher ? Et plus précisément : comment les représentations artistiques et littéraires de Spinoza et de la philosophie spinoziste se rapportent-elles au discours philosophique de Spinoza ? Le non-philosopher d’un roman, d’un tableau ou d’une projection cinématographique est-il encore du philosopher ? Si « par ailleurs, depuis Deleuze […] la vision rigidement sectorielle de la connaissance a été largement dépassée par la critique et l’historiographie récentes » (p. VII-VIII), déclarer l’art, en général, et les réceptions artistiques de l’homme et du philosophe Spinoza, en particulier, comme des modes eo ipso de philosopher, risquerait de rendre la connaissance philosophique elle-même totalisante et systématique. Un risque qui, à y regarder de plus près, est mis en scène à plusieurs reprises dans ce volume. En effet, la réception proposée du philosophe hollandais thématise paradoxalement, d’une part, la crise de la figure intellectuelle de Spinoza qui, prisonnier de son propre mos geometricus (empruntant ici des formules évidemment stéréotypées), serait incapable de rendre compte de l’existence humaine réelle et, d’autre part, la possibilité d’une reconsidération plus large de la puissance et des capacités productives humaines, à partir de la réflexion anthropologique spinozienne elle-même (avec une référence particulière à E, IV, prop. 45 sch.). Dans cette perspective, l’apparition du spectre de Spinoza dans la pièce Porcile de Pierpaolo Pasolini (1967) acquiert une importance significative dans l’économie générale du volume. Face à la puissance des affections humaines qui entraînent Julien, le protagoniste de la pièce, dans la porcherie, le philosophe par excellence prononce l’abjuration de son Éthique. Une crise du rationalisme philosophique, à certains égards, dénoncée par Borges lui-même, en décrivant la métaphysique géométrique du Hollandais comme vouée à l’échec. Si, d’une part, c’est encore le mos geometricus rationnel spinozien qui inspire la « trigonométrie spéculative » (p. 104) d’Un homme obscur de Marguerite Yourcenar, la géométrisation de la palette de Piet Mondrian et le Spinoza dont Albert Camus se sent proche, d’autre part, la vertu et la puissance de l’imaginatio spinozienne acquièrent une pertinence dans les imaginaires politiques de Patrick Rödel et de García del Campo autant que dans les imaginaires esthétiques et littéraires de Marcel Proust, Lev Vygotski, Ludwig Hohl, Bernard Malamud et Antonio Tabucchi (pour n’en nommer que quelques-uns). On assiste ainsi parfois à des fusions originales entre le savoir philosophique et le pouvoir poétique et figuratif de l’imagination, comme dans le cas de l’écrivain sarde Giuseppe Dessì, de l’artiste argentine Ruiz Guiñazú et de l’écrivain italien Aldo Braibanti. C’est précisément dans le cadre de cette constellation artistique et littéraire, animée par la réévaluation du sensible et du pouvoir de l’imaginatio, que le volume se termine en toute connaissance de cause avec la contribution de Chantal Jaquet, consacrée à la formulation d’une possible théorie esthétique spinozienne de l’odorat. En conclusion, Spinoza nella cultura del Novecento est sans doute la tentative la plus complète de retracer de manière critique comment « la présence de Spinoza a affecté » (p. VIII) le tissu culturel et artistique de la contemporanéité ; un texte indispensable, donc, pour ceux qui souhaitent poursuivre la réflexion sur les rapports entre Spinoza et les arts.
Benedetta CATONI
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Pour citer cet article : Daniela Bostrenghi, Cristina Santinelli, Stefano Visentin (a cura di) : Spinoza nella cultura del Novecento. Percorsi attraverso la letteratura e le arti, Firenze, Le Lettere, Quaderni del Giornale Critico della Filosofia Italiana n° 42, 446 p., in Bulletin de bibliographie spinoziste XLV, Archives de philosophie, tome 86/4, Octobre-Décembre 2023, p. 187-216.