Auteur : Benoît GIDE
Claude GAUTIER, Voir et connaître la société. Regarder à distance dans les Lumières écossaises, ENS éditions, 2020, 404 p.
Si l’acte de naissance de la sociologie est communément identifié à la décision durkheimienne de considérer les faits sociaux comme des choses, reste à comprendre ce qui a pu la rendre possible, c’est-à-dire quels « transferts d’habitudes, réitérations d’expériences de connaissance issues de domaines limitrophes, transpositions de règles et de méthodes empruntées à des pratiques de connaissance voisines » (p. 11) ont pu contribuer à la genèse de cette attitude. C’est à la reconstitution de « cette proto-histoire de la relation sujet-objet lorsqu’elle porte sur la “société” » (p. 16) que s’attache Claude Gautier dans cet ouvrage. Au-delà des figures des Lumières écossaises au cœur de l’ouvrage (Ferguson, Hume et Smith), c’est plus largement la philosophie des îles britanniques (dont Berkeley, Hobbes, Locke et surtout Mandeville) qui se trouve mobilisée afin de « reconstruire la cartographie de quelques déplacements discursifs et de quelques écarts significatifs » (p. 20) ayant permis de constituer la société en nouvel objet de connaissance. Constatant que « l’importance du regard, la multiplication des occurrences discursives concernant la vision, la distance, le spectacle, le spectateur » (p. 22) est notamment commune à Mandeville, Hume et Smith, et y voyant « le symptôme d’un déplacement dès lors qu’il s’agit de considérer l’observation de l’individu et de la société comme un spectacle » (p. 23), Claude Gautier propose un parcours précis de ces œuvres qui mette en évidence comment leurs « élaborations partielles portant sur la société et ses manifestations » (p. 21) concourent à l’émergence de ce qui deviendra la science positive de la société. L’ouvrage se compose de deux parties respectivement centrées sur les notions de relation et de distance, chacune comprenant deux chapitres. La première partie souligne comment la relation acquiert, chez ces auteurs, un primat déterminant sur les termes qu’elle unit, tant d’un point de vue ontologique (chapitre 1- « Ontologie et relation ») qu’anthropologique (chapitre 2- « Anthropologie : la sociabilité comme relation »). Le premier chapitre explique comment chez Hume (par contraste avec Hobbes) l’objet et le sujet sont ontologiquement compris comme les produits d’une relation dynamique d’individuation. Le deuxième chapitre explique alors en quel sens, d’un point de vue anthropologique, la sociabilité comme relation devient « la condition de possibilité de la constitution progressive des moi » (p. 25). La seconde partie examine les conséquences ou les expressions épistémologiques et méthodologiques de ce renversement en demandant comment l’on peut « se percevoir en tant qu’homme en relation avec son semblable, en tant qu’homme en société » en évitant le double écueil du point de vue d’une fausse immédiateté introspective (chapitre 3- « L’écueil de l’identification au moi ») et d’un point de vue métaphysique divin fantasmé ou projeté à partir du moi (chapitre 4- « L’écueil de l’identification à Dieu »). Il s’agit d’expliquer comment la prise de distance en vient à être thématisée comme l’instrument d’une objectivation de la société. C’est à Hume que revient le rôle de premier plan par quatre contributions majeures : l’élaboration d’une ontologie « relationniste » de l’objet et du sujet (chapitre 1.2), une anthropologie des passions faisant de la relation le « principe de genèse réciproque des “moi en société” » (chapitre 2.2), une théorie génétique de l’impartialité morale (chapitre 3.3) et une théorie de la généralisation qui culmine dans la définition des règles de la construction d’une narration historique neutre (chapitre 4.3). À cet égard, il faut souligner combien cet ouvrage de Claude Gautier (avec son Hume et les savoirs de l’histoire, Paris, EHESS/Vrin, 2005) est le seul travail en langue française à faire valoir la primauté de la contribution humienne, par sa philosophie considérée dans sa globalité, à l’élaboration d’une science de la société. Ainsi est-ce l’une des grandes forces du texte, pour s’en tenir à la seule lecture de Hume, que de faire ressortir la systématicité de sa pensée en tirant un fil sociologique qui n’y est évidemment jamais présenté comme tel, mais qui permet en effet de tisser avec précision une pluralité de développements apparemment étrangers et indépendants, depuis les considérations sceptiques touchant le monde extérieur et le moi, à la réflexion méthodologique sur la narration historique, en passant par la genèse et la communication des passions et la définition des règles de la propriété. L’ouvrage offre donc, d’une part, des analyses précises du corpus de chacun de ces auteurs, en prenant et en défendant à chaque fois des partis interprétatifs clairement définis, et il les insère, d’autre part, dans un mouvement historique et épistémologique qui les dépasse mais dont il établit qu’ils contribuent, ensemble, à l’infléchir.
Dans la conclusion de l’ouvrage – « S’éloigner pour mieux voir la société » – l’auteur propose une série de réflexions faisant écho au questionnement initié dans l’introduction. L’éloignement est à la fois une pratique et un savoir, qui permet de « se mettre en situation » de regarder la société, proposant sous un nouveau mode la question de « la vision comme expérience » posée par l’épistémologie à l’âge classique. Situer une distance grâce à la confrontation réelle des points de vue et donner « à la raison enfin étayée l’occasion d’exercer pleinement son jugement » : les formules de Claude Gautier mettent pleinement en évidence le rôle de Hume dans la constitution d’une « science nouvelle des sociétés », tout en proposant une manière originale et stimulante de pratiquer l’histoire de la philosophie fondée non sur une « lecture monographique internaliste », mais sur le principe de la comparaison. L’ouvrage constitue ainsi une sorte de synthèse, ou de troisième moment, après l’ouvrage de 2005 sur Hume déjà cité et La force du social. Enquête philosophique sur la sociologie des pratiques de Pierre Bourdieu (Paris, Cerf, 2012).
Benoît GIDE
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Pour citer cet article : Claude GAUTIER, Voir et connaître la société. Regarder à distance dans les Lumières écossaises, ENS éditions, 2020, 404 p., in Bulletin de philosophie anglaise I, Archives de philosophie, tome 85/2, Avril-Juin 2022, p. 171-208.</p