Auteur : Bernard Sève

BAUDRY, Hervé, Le Dos de ses livres. Descartes a-t-il lu Montaigne ? Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque Littéraire de la Renaissance », n° 90, 2015, 393 p.

Le titre énigmatique de ce livre s’éclaire à la fois par son sous-titre et par l’illustration de couverture reprise en pleine page (p. 7) : une gravure de Cornelis Hellemans (datée par le Rijksmuseum des années 1687-1691) représentant D. assis à sa table de travail, la plume à la main. Derrière lui, une planche portant des livres dont on ne voit que les tranches (l’A. ne signale pas que D. a le pied droit posé sur un grand in-folio à plat sur le sol, dont on ne voit également que la tranche, mais sur laquelle est très lisiblement écrit « ARISTOTELES »). Le mot Essais serait-il imprimé au dos d’un de ces livres ? D. avait-il Montaigne [= M.] dans sa bibliothèque, l’a-t-il simplement lu ? Une tradition finalement assez récente, dit l’A., l’affirme. Le Dos de ses livres cherche à renverser cette tradition.

Cette étude vise en réalité trois objectifs solidaires mais différents : reconstituer l’histoire de la lente constitution de ce qu’il appelle le « couple Montaigne-Descartes » (chap. I à III), établir et discuter le « corpus montaigno-cartésien », c’est-à-dire l’ensemble des rapprochements « thématiques » ou « textuels » proposés par les historiens de la philosophie entre textes de D. et textes de M. (chap. IV à VI), et enfin répondre à la question posée par le sous-titre (chap. VII). Les premières générations de cartésiens ou de lecteurs de D. ne songeaient pas à M. en le lisant, et H. Gouhier écrivait encore en 1924 : « On ne sait pas d’une manière certaine si Descartes a lu Montaigne » (La pensée religieuse de Descartes, Paris, p. 251, cité par l’A. p. 291). L’étude de la constitution du « couple », à partir de la fin du XIXe s., est intéressante, même si le lecteur peut éprouver quelque réticence devant la surexploitation rhétorique de cette métaphore (« vie de couple », séparation, divorce, etc.). Et l’A. ne contribue-t-il pas paradoxalement, sinon à la constitution de ce couplage, du moins à sa réification, avec des formules comme « entité intertextuelle Montaigne-Descartes » (p. 69), « totalisation conceptuelle du couple Montaigne-Descartes » entendu comme « entité autonome significative » (p. 83) ou encore « couple philosophico-textuel » (p. 99) ? Ce n’est pas parce qu’un critique compare sur un point précis un texte de D. à un texte de M. (ou l’inverse) qu’il souscrit à l’existence d’un « couple » fortement structuré, et qui plus est indissoluble ; il peut même proposer un rapprochement entre un texte de D. et un texte de M. sans penser pour autant que celui-ci soit la source de celui-là.

Le second moment du livre dresse un minutieux relevé de tous les lieux parallèles M./D. inventés (gardons ici la précieuse équivoque du sens français et du sens latin du mot) depuis un siècle et demi. Sur deux colonnes se font face l’hypotexte montanien supposé et l’hypertexte cartésien, avec mention des différents inventeurs et références précises, suivis du commentaire de l’A. concluant invariablement que les deux textes ne se répondent pas, ou que la source de D., si source il y a, peut et doit être cherchée ailleurs que chez M. (chez Charron, très souvent), ou encore que les deux auteurs dépendent d’une source commune (Cicéron, Plutarque, Agrippa, etc.). Ce relevé est en lui-même instructif, en partie parce qu’il met en évidence les chapitres de M. les plus souvent allégués (sur 87 lieux parallèles, on compte 28 fois l’« Apologie de Raimond Sebond », 7 fois « De l’institution des enfants », 7 fois « De l’expérience ») et les, ou plutôt le, texte cartésien le plus montaignisé (46 fois le Discours de la méthode, notamment ses deux premières parties) ; en partie aussi parce qu’il souligne l’inflation des parallèles (tout le monde ajoute, personne n’ôte), et parce qu’il met en lumière l’extension progressive des champs d’exploitation (l’homme, le doute, les animaux, l’expérience, Dieu, l’ego). On s’étonne que le parallèle le plus spectaculaire, la lettre de Descartes au marquis de Newcastle (23 novembre 1646, AT IV 568 sq.), dans laquelle M. est nommé deux fois (mais jamais seul, l’A. a raison de le souligner), on s’étonne donc que cette lettre ne soit pas mentionnée et examinée en son lieu naturel, la rubrique 8, « Correspondance » (p. 227 sq.), pour être renvoyée au chapitre VI (p. 291-303). L’A. aura sans doute voulu soigner le bouquet de son feu d’artifice. La conclusion, attendue, était annoncée dès la p. 259 : « Aucun des rapprochements textuels avancés par la tradition du couple Montaigne-Descartes ne prouve sans conteste un emprunt direct par le second dans le premier ni ne constitue un indice sûr à l’appui de la thèse de la lecture directe ». Un exemple est frappant (p. 241-242) : M. cite un mot de Tibère selon lequel « quiconque avoit vescu vingt ans, se devoist respondre des choses qui lui estoient nuisibles ou salutaires, et se sçavoir conduire sans medecine » (Essais III, 13, éd. Villey, PUF, p. 1079) ; D. cite également ce mot (AT IV 329, 24-330, 1), dans une formulation différente, et surtout en indiquant « trente ans » et non pas « vingt ans ». Or les deux sources antiques (Suétone, Vies des douze Césars, Tibère, 68, 5 [et non 4 comme indiqué par l’A.] et Tacite, Annales, VI, 46) portent toutes deux « trente ans ». La mémoire de D. aura été ici meilleure que celle de M., et point n’est besoin de supposer une source montanienne à la citation cartésienne.

L’A. soutient qu’il n’est pas nécessaire de supposer que D. ait lu M., et qu’il faut au contraire penser qu’il ne l’a pas lu. « Nous pensons donc qu’a priori non seulement Descartes n’avait pas besoin de Montaigne, mais aussi qu’il ne pouvait pas entrer en contact avec lui en raison de l’essentielle non-conformité avec ses moyens et ses fins » (p. 314). L’introduction de l’a priori laisse perplexe, dans une étude qui se réclame d’un examen positif des textes. La thèse principale de l’A. est qu’on peut expliquer tous les parallèles sans la supposition que D. aurait lu M. (thèse forte, qu’on peut examiner et discuter lieu après lieu) ; mais cette thèse forte se double d’une thèse plus faible, selon laquelle D. n’avait pas besoin de lire M., voire ne pouvait pas l’avoir lu.

Ce ne serait pas rendre justice à ce livre, écrit d’une plume alerte, souvent polémique, parfois drôle, que de le résumer à sa conclusion. Indépendamment du degré d’accord que le lecteur sera disposé à manifester envers ses thèses, ses arguments et ses analyses, reste un point essentiel : l’A. met en lumière une « évidence » non-vue, une conviction à ce point partagée qu’elle n’est plus perçue comme conviction, celle selon laquelle D. serait un lecteur, et même un lecteur attentif, de M. L’A. demande de ramener cette évidence à un plus modeste statut d’hypothèse. Son livre, qui se réclame de la philologie, est à cet égard un traité critique (« métacritique » dit l’A.) de la méthode en matière de Quellenforschung (voir notamment les « Critères pour une échelle d’analyse intertextuelle », p. 134-137) ; il insiste sur la faiblesse, voire l’absence fréquente de justification méthodologique dans la pratique de rapprochement de textes montaigno-cartésiens. Que deux textes se ressemblent, même étroitement, est une base insuffisante à elle seule pour poser que l’un a été écrit avec l’autre sous les yeux (ou présent dans sa mémoire vive). L’Annexe VIII (p. 355-356) dresse la liste des 142 termes ou expressions différents utilisés par la critique pour nommer ou caractériser la relation textuelle M.-D. ; cette cornucopia lexicale trahit sans doute quelque incertitude sur le lien réel entre D. le lecteur et M. le lu, ce qui va dans le sens de la thèse de l’A. ; mais on pourrait aussi, en sens contraire, y voir la preuve que les critiques ne surdéterminent pas les rapprochements qu’ils proposent, et n’inscrivent pas nécessairement ces rapprochements dans une histoire prospective ou rétrospective de la pensée. Le livre présente enfin de substantielles analyses sur les notions d’intertextualité (p. 131-139 et 259-267), de précurseur (p. 272-274), de citation (p. 263-264, 302), de récriture (distinguée de la réécriture, p. 97, 249, 307), d’influence (p. 267-272), de lisibilité (p. 303-308). À cet égard le chapitre VI, le plus méthodologique, est sans doute un des plus importants de ce livre. L’A. souligne certains effets pervers de ce qu’il n’hésite pas à appeler « la colonisation cartésienne de l’auteur des Essais » (p. 235) : « Montaigne apparaît ainsi comme un Descartes tantôt en puissance, tantôt avorté » (p. 124). Briser le parallèle, c’est pour l’A. rendre chacun des deux philosophes à sa singularité et à sa force philosophique propre. « Chacun y gagne en envergure historique ce qu’il perd en dialogue direct » (p. 302).

Bernard SÈVE

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Pour citer cet article : Bernard SÈVE, « BAUDRY, Hervé, Le Dos de ses livres. Descartes a-t-il lu Montaigne ? Paris, Honoré Champion, 2015 » in Bulletin cartésien XLVI, Archives de Philosophie, tome 80/1, Janvier-mars 2017, p. 147-224.

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