Auteur : Brandon C. Look

Paul RATEAU, Leibniz and the Problem of Evil, Oxford, Oxford University Press, 2019, xii-362 p.

Cet ouvrage de Paul Rateau est appelé à servir de référence pour tout chercheur intéressé à la pensée de Gottfried Wilhelm Leibniz. Il dresse un portrait riche et détaillé du développement des réflexions de Leibniz sur la nature du mal et sur sa place dans un monde que l’on présume avoir été créé par un Dieu omniscient, omnipotent et bienveillant. Comme Rateau le montre clairement, les vues de Leibniz en métaphysique, théologie rationnelle, éthique, politique et jurisprudence s’inscrivent dans une conception philosophique cohérente et unifiée du monde, et la cohérence et l’unité de celle-ci s’affichent dans la solution que Leibniz apporte au « problème du mal ». Nonobstant les excellents travaux de Donald Rutherford et de Robert Merrihew Adams, on trouve, dans le monde anglophone, nombre d’interprètes de la pensée de Leibniz dont les vues témoignent de l’empreinte de Bertrand Russell : celui-ci distinguait en Leibniz le métaphysicien procédant avec rigueur, subtilité et logique d’une part, le courtisan pourvoyeur de thèses conformes à l’orthodoxie philosophique d’autre part. Aussi ces interprètes considèrent-ils que les tentatives de Leibniz visant à fournir, notamment dans les Essais de théodicée, une théorie de la justice divine manquent en quelque sorte de sérieux et de profondeur philosophique. Ce livre, espérons-le, mettra un terme à cette vision simpliste de la philosophie leibnizienne.

Leibniz a notoirement traité du problème du mal dans les Essais de théodicée (1710), seul livre de philosophie qu’il ait fait paraître de son vivant. Mais, comme les spécialistes de la pensée leibnizienne le savent, les questions de justice divine et de liberté humaine avaient retenu l’attention du philosophe depuis ses années de jeunesse. Il déclare, dans la préface de la Théodicée, avoir lu le Dialogue sur le libre arbitre de Lorenzo Valla et Du serf arbitre de Martin Luther et en avoir été charmé, alors qu’adolescent, il venait tout juste d’apprendre le latin. L’un des apports les plus utiles du livre de Rateau est l’analyse historiquement minutieuse et philosophiquement instruite des réflexions initiales de Leibniz sur le problème du mal – ce dont traite en gros la première moitié du livre. Leibniz déclare en diverses occasions qu’aux premiers stades de sa réflexion philosophique, il était attiré vers le nécessitarisme de Spinoza. En même temps, il semblait parfois endosser une forme de volontarisme, tel que soutenu par Hobbes et Luther. Selon la première doctrine, Dieu équivaudrait à un pouvoir causal fondamental sans volonté ; selon la seconde, le bien et le juste seraient simplement déterminés par Dieu, en tant que souverain. Alors qu’André Robinet avait affirmé que Leibniz endossait le volontarisme, Rateau soutient que ce n’était pas le cas : Leibniz considérait la loi naturelle comme émanant de Dieu en vertu de sa raison et non de sa volonté : en tant que telle, elle ne serait pas arbitraire, comme le supposaient les volontaristes. Toutefois, dans la mesure où l’on suppose Dieu rationnellement et moralement guidé par la considération du meilleur, il semble qu’une sorte de déterminisme (si ce n’est de nécessitarisme) serait impliquée dans la création du monde et dans le concours qui s’y rapporte. Dans l’essai ancien et inachevé, Sur l’omnipotence et l’omniscience de Dieu et sur la liberté de l’homme (1670-1671), Leibniz s’intéresse aux implications fondamentales du problème du mal et affirme à la fois que Dieu est juste et qu’il est l’auteur du péché. Cette dernière assertion subit une importante révision dans la Profession de foi du philosophe (1672-1673), selon laquelle Dieu serait la raison du péché. Ne peut-on voir là un virage possible vers le nécessitarisme que Leibniz cherchait à éviter ?

À l’évidence, la hantise du spinozisme forme ici une constante. Au chapitre 3, Rateau analyse les changements qui surviennent dans le système philosophique de Leibniz, de la décennie 1670 à la décennie 1690. Trois importants développements sont soulignés. En premier lieu, Leibniz se prononce avec plus d’insistance sur la personnalité de Dieu, en tant qu’être doué d’entendement et de volonté. Deuxièmement, Leibniz propose une nouvelle façon de comprendre la nature du possible, selon laquelle les possibles tendent à l’existence, à proportion de leurs degrés de perfection. Enfin, Leibniz en arrive à concevoir le concours physique et moral de Dieu au mal en situant le mal comme partie intégrante du meilleur des mondes possibles : si tel est bien le cas, il n’y aurait aucune raison de mettre en cause l’omnipotence, la bienveillance et la justice divine.

Du chapitre 4 au chapitre 7 inclus, Rateau se penche plus directement sur le projet de « théodicée » de la maturité. Comme il l’établit, c’est dans les années 1695-1697 que Leibniz envisage un travail plus unifié, consacré au problème du mal. Dans l’esprit de Leibniz, cette entreprise ne peut réussir qu’en y intégrant des questions de théologie révélée, en établissant la conformité entre foi et raison et en s’acquittant du fardeau de la preuve, comme défenseur de l’omnipotence et de la bienveillance de Dieu devant l’évidence du mal dans le monde. Suivant ce dernier point, Rateau retrace les diverses stratégies d’argumentation qui s’épanouiront dans la Théodicée. Il y a d’une part la stratégie de la réfutation, qui elle-même comprend un volet négatif : l’attaque de l’hypothèse suivant laquelle Dieu aurait pu effectivement créer un monde sans mal ; et un volet positif : l’affirmation de l’harmonie et de l’ordre du monde, ainsi que de la relation du bien au mal dans ce monde. Il existe d’autre part une stratégie doctrinale qui s’intéresse aux actions de Dieu et des créatures rationnelles finies.

L’analyse de cette stratégie doctrinale que fait Rateau dans les trois derniers chapitres se révèle particulièrement fine et nous ne saurions la reproduire ici. Comme tout étudiant de philosophie l’aura appris, Dieu a choisi de créer le meilleur des mondes possibles. Mais il est de fait impossible de démontrer que Dieu a choisi le meilleur monde et que le monde présent est le meilleur de maints mondes possibles. En fin de compte, on ne peut parvenir à la thèse optimiste que par des considérations de nécessité morale – à savoir que Dieu, de par sa nature, doit choisir le meilleur. Or cela signifie à son tour que le mal peut être permis. Même si Dieu permet le mal, le fait est néanmoins que l’origine du mal réside dans l’imperfection des créatures en leur finitude. De plus, dans le cas des créatures finies rationnelles, le mal vient aussi comme conséquence de leur liberté. Corollaire de ce point : ces êtres libres peuvent à juste titre être punis pour leurs actions, bien qu’il s’agisse de citoyens du meilleur des mondes possibles, réalisé par Dieu.

Voilà pour la recension du livre. Je réitère ici mon jugement que le vrai mérite de cet ouvrage réside dans un très haut degré de profondeur, de finesse et de rigueur. Le lecteur qui s’y est plongé en vient à comprendre non seulement la complexité et la cohérence de la perspective leibnizienne en philosophie, mais la conviction profonde de son importance selon Leibniz. Si l’on s’inspire à nouveau de Russell, il peut être tentant non seulement de louer Leibniz, le métaphysicien-logicien, mais aussi de se laisser séduire par son ingéniosité philosophique. Ainsi un lecteur russellien cynique de la Théodicée pourrait-il conclure : Clever, but so what ? (« ingénieuse, et alors ? »). À la suite de Rateau, je suis tenté de répondre : « si vous ne comprenez pas la Théodicée, vous ne sauriez comprendre Leibniz ». Car la solution au problème du mal et l’explication de l’omnipotence, de la bienveillance et de la justice de Dieu selon la Théodicée visent des finalités cruciales à l’égard du monde : mettre un terme aux divisions confessionnelles et promouvoir la vraie foi, celle qui mène non seulement à aimer Dieu, mais aussi à s’engager à comprendre le monde et à l’améliorer.

Brandon C. LOOK (Traduction de l’anglais par François Duchesneau)

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Pour citer cet article : Brandon C. LOOK, « Paul RATEAU, Leibniz and the Problem of Evil, Oxford, Oxford University Press, 2019 », in Bulletin leibnizien VI, Archives de Philosophie, tome 83/3, juillet-septembre 2020, p. 125-174.

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