Auteur : Camille Chevalier

Johan DAHLBECK : Education and Free Will: Spinoza, Causal Determinism and Moral Formation, New York – London, Routledge, 142 p.

Comment penser un modèle d’éducation morale qui ne soit pas fondé sur le principe métaphysique du libre-arbitre ? C’est ce qui nous est proposé dans cet ouvrage qui confronte les conceptions contemporaines de l’éducation à la philosophie spinoziste et à son déterminisme absolu.

Johan Dahlbeck, professeur associé à l’Université de Malmö en Suède, est spécialiste en éthique et en philosophie de l’éducation. Cette seconde monographie [13] s’inscrit dans la continuité de ses recherches sur la fécondité d’un modèle spinoziste d’éducation (qui vient notamment bouleverser les usages courants des concepts d’autonomie et de libre-arbitre). Si les chercheurs spinozistes se sont déjà penchés sur la question de l’éducation, l’intérêt pour Spinoza en philosophie de l’éducation est relativement récent. L’auteur se démarque par sa volonté de ne pas faire un usage dit « charitable » de l’histoire de la philosophie en mobilisant Spinoza pour asseoir philosophiquement des idées contemporaines : au contraire, il entend remettre en question les préjugés actuels en philosophie de l’éducation par le détour de la philosophie spinoziste sans chercher à en atténuer la portée subversive. Il défend ainsi l’idée que le libre-arbitre peut fonctionner comme une fiction utile (« valuable fiction ») pour l’éducation morale. Pour ce faire, il opère des va-et-vient entre le problème contemporain du libre-arbitre comme fondement de la responsabilité morale et la philosophie déterministe de Spinoza. Comment parvient-il à penser une éducation morale compatible avec le déterminisme sans pour autant renoncer à l’idéal d’autonomie ? Quelques détours par Spinoza fournissent des outils théoriques non négligeables pour penser une entreprise éthique au sein du déterminisme.

À partir d’une cartographie des positions dominant le débat sur le problème philosophique du libre-arbitre, l’auteur expose que la perspective compatibiliste, qui défend une conception du libre-arbitre fondée sur l’adhésion des agents à leurs actes, tend à s’imposer. C’est déjà l’occasion de lui confronter la notion spinoziste de libre nécessité pour relativiser les visions communes de liberté sans contrainte (chap. 1). J. Dahlbeck s’attelle à examiner le lien qui semble indéfectible entre l’éducation et la notion d’autonomie : il s’engage alors vers une révision du concept d’autonomie au cœur de la conception classique de la responsabilité morale. Une nouvelle fois, le détour par la philosophie de Spinoza permet de reconfigurer la notion d’autonomie comme compréhension de soi pour penser une autodétermination sans autocausation (chap. 2). Le troisième chapitre fait un retour vers la théorie éthique de Spinoza et la présente comme une véritable entreprise éducative. L’explication de l’origine de nos fausses croyances – distinctes des fictions utiles, idées confuses mais volontaires – est l’occasion d’éclaircir la prégnance de la psychologie naïve (« folk psychology ») du libre-arbitre. Ici, l’auteur expose déjà le cœur de son argumentation mais il l’explore plus avant dans les chapitres suivants : il nous propose de penser le libre-arbitre comme « métaphysiquement inadéquat » tout en le reconnaissant comme « puissant psychologiquement » et, qui plus est, « pédagogiquement utile » (chap. 3). À travers l’examen des insuffisances et des contradictions internes de la théorie classique de l’éducation, le recours à Spinoza permet de défendre la possibilité d’une éducation morale qui ne repose pas sur le présupposé métaphysique du libre-arbitre (chap. 4). Étant donné la permanence du fait psychologique du libre-arbitre, J. Dahlbeck propose une solution fictionaliste inspirée de La philosophie du « comme si » de Hans Vaihinger (1924) : considérer le libre-arbitre comme une fiction consciente et volontaire permt de défendre la notion d’autonomie tout en palliant notre privation de connaissance, à condition de seconder l’effort de la raison (chap. 5). L’auteur soutient l’usage du libre-arbitre comme fiction en matière d’éducation en distinguant entre fictions utiles, fausses croyances et illusions, usage rationnel des passions et croyances dangereuses. En tant qu’il représente un moindre mal producteur d’effets rationnels, le libre-arbitre comme fiction peut notamment préserver notre sens de la communauté morale tout en favorisant une conception plus réaliste de l’homme, évacuant ainsi l’image de l’homme comme un empire dans un empire (chap. 6).

Pour résoudre le dilemme du double objectif de l’éducation, entre préserver la responsabilité morale (sur la base de la croyance au libre-arbitre) et développer l’autonomie et la compréhension de ce qui nous détermine (sur la base du libre-arbitre comme illusion), l’A. souligne leur interdépendance. Le dilemme renvoie en réalité à deux notions complémentaires d’éducation et la solution fictionnaliste remplit ce double objectif : l’idée de fiction permet de rendre compte de l’expérience phénoménologique du libre-arbitre sans aller jusqu’à affirmer son existence métaphysique (chap. 7). Considérer le libre-arbitre comme une idée fausse mais nécessaire, assumer cette dualité et agir « comme si » nous étions dotés d’un libre-arbitre justifie l’usage d’une conception spinoziste-naturaliste de l’autonomie dans le champ de l’éducation : de la compréhension de la causalité naturelle à celle de la psychologie humaine, nous sommes en mesure de protéger la communauté morale sans sacrifier l’accroissement de notre connaissance de nous-mêmes et du monde. La difficulté majeure est alors de s’assurer que la fiction ne dérive pas vers le statut de simple croyance, à plus forte raison dans le cas du libre-arbitre qui demeure une impression intuitive. Dans quelle mesure le genre humain peut-il se duper lui-même en toute conscience sans tomber dans l’illusion de validité ? J. Dahlbeck nous donne matière à réflexion pour une meilleure compréhension du sens commun qui nourrit la philosophie de l’éducation.

Camille CHEVALIER

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Pour citer cet article : Camille CHEVALIER, « Johan DAHLBECK : Education and Free Will: Spinoza, Causal Determinism and Moral Formation, New York – London, Routledge, 2018 », in Bulletin de bibliographie spinoziste XLI, Archives de Philosophie, tome 82/4, octobre-décembre 2019, p. 853-890.

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