Richard ARTHUR, Leibniz on Time, Space and Relativity, Oxford, Oxford University Press, 2021, 404 p.
Cet ouvrage est la plus récente monographie publiée par Richard Arthur sur la philosophie de Leibniz. Il vient étendre la liste considérable de contributions de cet auteur connu pour sa profondeur et son approche polémique. En continuité avec les sujets que Richard Arthur a abordés dans ses travaux précédents, le livre représente, dans une grande mesure, un renouvellement d’études sur des théories de Leibniz où convergent métaphysique, philosophie et histoire des sciences, portant sur ses conceptions de l’espace et du temps, auxquelles l’auteur joint un examen de la théorie leibnizienne de la relativité du mouvement. Plus précisément, l’ouvrage fait partie, comme indiqué dans la préface, d’une trilogie encore inachevée, dont la première pièce correspond à Monads, Composition, and Force (2018) et qui sera complétée par une étude sur l’infini chez Leibniz. Dans ce contexte, il reste à préciser que l’originalité de Leibniz on Time, Space and Relativity consiste en ce qu’y est fournie une analyse de ces trois grands axes thématiques qui, bien que largement étudiés, notamment les deux premiers depuis quelques décennies, n’avaient pas été jusque-là l’objet d’un exposé d’ensemble.
Le livre est divisé en trois chapitres dont chacun concerne un des sujets auxquels le titre fait référence. De façon schématique, chaque chapitre se compose de six sections dont la dernière correspond à la conclusion, et est précédé d’une introduction séparée. Si tous les chapitres reprennent au moins partiellement des travaux déjà publiés par Richard Arthur, il ne s’agit pas pour autant d’un recueil d’articles : dans un effort de cohésion et de systématisation, l’auteur dispose les éléments de son étude selon une optique différente, où des sources, ainsi que des remarques et des arguments complémentaires sont évoqués dans le but de renforcer ou de corriger des positions qu’il a autrefois soutenues, voire d’ouvrir de nouvelles perspectives théoriques. En résulte un texte qui jouit à la fois d’un arrière-fond unificateur et de stratégies argumentatives nouvelles et spécifiques. À ces éléments qui font la structure de l’étude, s’ajoutent quatre brefs appendices : i) un exposé formel de la théorie leibnizienne du temps ; ii) un examen du traitement des relations fait par Leibniz ; iii) une traduction des extraits concernant l’analysis situs, et ce qui est sans doute le point le plus original : iv) une transcription de notes faites par Leibniz sur la relativité du mouvement, le copernicianisme et la censure. Ces appendices servent de dispositifs théoriques complémentaires aux élaborations argumentatives réussies par l’auteur dans le corpus du livre. Afin de simplifier l’exposé de ce compte rendu, je ferai néanmoins abstraction des rapports particuliers entre les développements argumentatifs qui relèvent des chapitres et les appendices qui leur correspondent. Enfin, en plus d’un index nominum et d’un index rerum, le texte contient un glossaire de termes techniques qui constituent le lexique élémentaire de cette recherche. La bibliographie est dans l’ensemble bien faite et inclut les références canoniques pour le traitement des problèmes concernés, même si on peut noter occasion-nellement l’absence de certaines études qui auraient pu enrichir la discussion.
Le but principal de l’étude, comme l’auteur l’indique, consiste à fournir une justification de la thèse selon laquelle « l’espace et le temps ne sont pas de pures constructions de l’esprit (mental constructions), mais ont un fondement (basis) dans la réalité » (« préface », p. viii). Dans cette perspective générale, cette monographie revêt une valeur polémique en ce qu’elle tient à s’opposer, principalement, aux interprétations dites idéalistes de la métaphysique de Leibniz, soutenues par Robert Adams, Donald Rutherford et Daniel Garber, entre autres. Structuré en fonction de ce but, le développement théorique du livre suit un exposé dans lequel, en plus d’introduire dans tous les chapitres l’état de l’art en abrégé, de manière claire et précise, l’auteur mobilise des analyses conceptuelles et des arguments conformes, lorsqu’il est pertinent et nécessaire, à la méthode génétique. Le caractère technique des sujets examinés suppose et justifie le recours aux outils formels qui éclaircissent le traitement des difficultés. D’autre part, la démarcation thématique des trois chapitres permet aisément d’isoler l’examen des problèmes, de sorte que le lecteur peut les aborder sans tenir nécessairement compte de l’ensemble.
Après avoir décrit les aspects formels et théoriques généraux de la monographie, il convient maintenant de mettre en relief quelques traits relatifs au plan argumentatif qui le méritent, en soulignant les thèses les plus importantes et/ou controversées.
Au début du premier chapitre, apparaît une reconstruction formelle de la théorie du temps de Leibniz, selon l’échantillon qu’il en donne dans Initia rerum (GM VII, 18). L’occasion est ainsi donnée de répondre à certaines critiques soulevées par quelques commentateurs depuis Bertrand Russell, comme James McGuire, Nicholas Rescher et Jan Cover (section 1). Les concepts d’espace et de temps y sont définis respectivement selon les relations de simultanéité et non-simultanéité qui sont, à leur tour, définies selon des relations de compatibilité et d’incompatibilité d’états substantiels. L’intérêt de cette reconstruction est de montrer que le concept de temps, défini par une relation de non-simultanéité-incompatibilité, est caractérisé par une relation asymétrique, transitive et connexe (axiomes), à savoir, la relation d’« envelopper la raison de » entre deux états. Le temps est dès lors défini comme une classe d’états incompatibles, dont chacun, soit contient la raison d’un autre état (antériorité), soit est contenu dans la raison d’un autre état (postériorité). Cette reconstruction permet ensuite à l’auteur de justifier la vraisemblance de l’attribution d’une théorie causale du temps à Leibniz (section 2). Il s’agit d’une thèse reprise partiellement, et suivant un point de vue critique, de Michael Futch (2008). En dépit du caractère controversé de cette attribution, plus élégante et mieux documentée que celles, déjà anciennes, de Hans Reichenbach et Bas Van Fraassen, où, pour ne retenir qu’un seul point, la question de l’équipollence entre la cause et l’effet n’était pas traitée, l’intérêt et la valeur de cette lecture sont indéniables. Celle-ci dépend d’un minutieux examen fondé sur la théorie des réquisits, que Leibniz aurait repris de Hobbes, pour expliquer le concept de raison suffisante sur la base de celui de priorité de nature (prius natura). La partie la plus novatrice de ce chapitre est celle qui concerne la question de la portée modale de la théorie leibnizienne du temps (section 3). Richard Arthur aborde ce problème à partir de trois thèmes : contingence, compossibles et « contreparties ». L’analyse qu’il développe à ce sujet est approfondie, claire et subtile. Si l’on peut regretter l’absence de certaines études de référence, par exemple, celle de Robert Adams (1994), ce manque n’a toutefois rien de rédhibitoire, compte tenu de la nature de la recherche de l’auteur, consacrée davantage à l’examen de la conception leibnizienne du temps. Le chapitre se termine par deux sections qui font référence à des problèmes plus ponctuels liés à cette conception : la première, très classique, consiste dans l’analyse de la réduction, l’idéalité et l’homogénéité du temps (section 4) ; la dernière, étroitement connectée à la physique mathématique, est consacrée aux questions du changement, des états vagues et de la continuité (section 5). Quant à la question des conséquences de la thèse de l’idéalité du temps chez Leibniz, Richard Arthur adopte, à mon avis de façon très juste, une position critique envers les interprétations éliminativistes s’appuyant sur un nominalisme outré, auxquelles des auteurs comme Benson Mates, Jan Cover et John O’Leary-Hawthorne ont souscrit. C’est pourquoi il s’emploie à esquisser, suivant une étude comparative, les points de divergence et de convergence entre les conceptions nominalistes d’Ockham et de Leibniz. L’analyse se déploie notamment autour des conditions qui définissent les abstraits et les concrets en vue de distinguer les concepts de temps et de durée. Cette étude comparative ouvre la discussion sur la nature homogène du temps chez Leibniz dans le contexte de la correspondance avec Clarke, et inclut aussi des analyses de quelques manuscrits de Newton. L’examen de la théorie leibnizienne du temps face au « newtonianisme » est juste, mais on note, derechef, l’absence de certaines études remarquables qui ont été produites à ce sujet, comme celle de Martin Lin (2016) et la monographie d’Ezio Vailati (1997), ainsi que celle d’Edward Khamara (2007) qui ne figurent pas même dans la bibliographie. Enfin, en partant du Pacidius Philalethi de 1676, Richard Arthur mène une soigneuse reconstruction génétique de la théorie leibnizienne du changement en lien avec le problème du mouvement. À ce sujet, il se penche sur l’examen de certaines difficultés qui surgissent du traitement leibnizien du changement et du mouvement. Il essaie d’y répondre en s’appuyant sur l’hypothèse d’une compatibilité entre deux modèles : i) la division actuelle du continuum en des parties contiguës et ii) la considération des points dans le continuum comme des points physiques.
Le deuxième chapitre offre aussi des exégèses à la fois traditionnelles et novatrices, et il est marqué, tout comme le précédent, par des analyses génétiques concernant, cette fois-ci, l’origine historique de l’élaboration leibnizienne de la théorie de l’espace, ainsi que par des remarques qui lient cette théorie aux développements scientifiques contemporains. De la sorte, ce chapitre commence par un examen général de la théorie leibnizienne de l’espace, où l’influence de Huygens, d’une part, et la confrontation avec Newton, d’une autre, occupent une place centrale dans l’exposé (section 1). Après cela, Richard Arthur reconstruit la théorie leibnizienne de l’espace à partir d’un examen génétique, qui prend comme point de départ la correspondance avec Thomasius et continue avec les écrits qui composent le De summa rerum (section 2). Il faut admettre que cette reconstruction de la théorie leibnizienne de l’espace est, à bien des égards, précieuse, notamment parce qu’elle manquait, au moins en partie, dans le commentaire de langue anglaise. Richard Arthur en vient ensuite à l’examen de l’un des concepts centraux de cette théorie, à savoir, l’analysis situs (section 3), au sujet de laquelle les premières tentatives de systématisation générale renvoient aux travaux pionniers de Vincenzo de Risi (2007). Mais, si Richard Arthur s’accorde mutatis mutandis avec Vincenzo de Risi sur les fondements de l’analysis situs, il s’en sépare lorsqu’il est question de tirer les conséquences métaphysiques de cette théorie mathématique. C’est la tâche que l’auteur se propose dans la section suivante, où le développement théorique se poursuit par une critique de l’interprétation phénoméniste de Vincenzo de Risi (section 4). Le chapitre finit avec un examen de la question de la « tripartition » catégorielle dont le concept leibnizien d’espace, suivant certains commentateurs, est susceptible : réel, phénoménal et abstrait (section 5). La question est difficile parce qu’elle suppose une réponse à deux problèmes différents : i) le rôle des corps dans la détermination de l’espace et ii) l’unité ou la pluralité d’espaces, ce qui est un problème plus vaste, et qui s’est ouvert à partir de la discussion engagée jadis par Yvon Belaval et Nicholas Rescher. Après avoir discuté de plusieurs interprétations possibles, dont celles de Glenn Hartz, Jan Cover, Nicholas Rescher, Vincenzo de Risi, Valérie Debuiche et David Rabouin, Richard Arthur conclut que l’espace est, selon ce point de vue, une structure mathématique abstraite, c’est-à-dire « un ordre de situations possibles » (p. 212).
Le troisième et dernier chapitre est consacré à la théorie leibnizienne de la relativité du mouvement. Il commence par une caractérisation générale du problème de la détermination de la cause (réelle) du mouvement pour expliquer le changement de situation (section 1). La section suivante constitue sans doute la partie la plus originale de la monographie : il s’agit de l’un des aspects les moins connus de l’histoire du leibnizianisme, à savoir le rapport de Leibniz à Copernic (section 2). Cette section est ainsi consacrée à la façon dont Leibniz aurait repris certaines thèses scientifiques et méthodologiques de Copernic. Pour ce faire, Richard Arthur examine et traduit dans l’un des appendices les fragments concernant la lecture par Leibniz de la conception scientifique de Copernic, notamment à la lumière de l’instrumentalisme et, plus particulièrement, de la question de l’équipollence des hypothèses. La conjonction thématique de ces deux premières sections – relativité du mouvement et équipollence des hypothèses – permet ensuite d’ouvrir la discussion autour du problème de la force (réelle) et, plus largement, de celui de la métaphysique du mouvement (section 3). La discussion se poursuit avec le problème plus particulier du mouvement rotationnel (section 4), puis avec celui du mouvement dans le cadre de la théorie leibnizienne de l’espace-temps (section 5).
Je voudrais conclure par quelques remarques d’appréciation globale au sujet de ce livre. De façon générale, le lecteur a l’impression, au fil des pages, de suivre un chemin tracé au milieu d’une esquisse architecturale très équilibrée, où l’économie et la clarté du texte facilitent le traitement de problèmes difficiles, avec profondeur et à l’aide d’une technique d’analyse pertinente. D’autre part, si les contenus du livre font de celui-ci un ouvrage singulier, en ce que l’on y retrouve l’examen non seulement de sujets classiques, mais aussi d’aspects nouveaux de la réflexion de Leibniz, on ne peut que regretter que l’auteur ait négligé certaines difficultés tout à fait fondamentales et actuelles. Ainsi en est-il de la question du rapport de priorité entre mondes possibles et espace-temps, au sujet de laquelle s’affrontent les interprétations cosmologiques (James Messina et Donald Rutherford (2009) et Jean-Pascal Anfray (2016)) et métaphysique (Paul Rateau (2015)). Enfin, s’il y a des sections du livre dans lesquelles on peut constater l’absence de références à certaines études qui auraient pu cependant l’enrichir, cela ne remet pas en cause sa valeur. Car il constitue une contribution décisive aux études leibniziennes contemporaines, qui mérite, à tous égards, de retenir l’attention des commentateurs, tant il souligne la richesse de la pensée de Leibniz, au confluent des mathématiques, de la physique et de la métaphysique.
Camilo SILVA
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Pour citer cet article : Richard ARTHUR, Leibniz on Time, Space and Relativity, Oxford, Oxford University Press, 2021, 404 p., in Bulletin leibnizien VIII, Archives de philosophie, tome 85/3, Juillet-Septembre 2022, p. 167-220.