Auteur : Céline Hervet

 

Charles Ramond, Introduction à Spinoza, Paris, La Découverte, « Repères », 126 p.

Comment expliquer cet attrait persistant de la philosophie de Spinoza qui, loin de se limiter aux cercles savants, touche également une large part du grand public cultivé ? Qu’y a-t-il dans cette philosophie de si singulier ? C’est à ces interrogations que tente de répondre l’ouvrage introductif de Charles Ramond, qui met à profit plusieurs décennies de recherche et d’enseignement pour offrir dans un style vif et précis un état des connaissances actuelles sur Spinoza et le spinozisme. La contrainte imposée par les 126 pages invitant à condenser l’expression pour donner un relief plus acéré aux choix interprétatifs, l’exposé donne ainsi lieu à d’heureuses formules qui viennent dynamiser la compréhension des enjeux de l’œuvre, en particulier dans les titres et sous-titres choisis. Ce décentrement auquel conduit la rédaction d’un ouvrage destiné à des non-spécialistes suscite alors un regard neuf que la concision rend plus aigu encore. Le propos s’articule en cinq parties, épousant partiellement la progression de l’Éthique : il est donc question successivement de Dieu ou de la nature, de l’âme et de la connaissance, du corps et des affects, de la servitude passionnelle et de la libération de l’intellect, la cinquième partie se concentrant sur les traités politiques. L’introduction décrit la singularité de Spinoza et du spinozisme au sein d’un contexte juif, cartésien, tout en montrant les limites d’une lecture purement contextuelle. Si la démarche de l’Éthique rappelle d’autres cheminements et initiations philosophiques, elle relève d’une tout autre position discursive, se situant « après la libération de l’auteur, sans préface et sans histoire, immédiatement et définitivement dans la pleine lumière de la rationalité » (p. 13). Néanmoins, c’est bien la comparaison avec Descartes qui – avec les notions de nombre et de quantité dont l’auteur a montré la fécondité pour la compréhension du spinozisme – sert de fil conducteur au propos du livre, le spinozisme étant décrit à plusieurs reprises comme un cartésianisme conséquent. Chaque partie s’autorise des va-et-vient dans l’œuvre, éclairant l’Éthique par le Traité de la réforme de l’entendement ou les deux traités politiques, mais aussi quelques excursus hors de l’œuvre, comparant sur certains points Spinoza à ses prédécesseurs (les Éléates, Platon) et ses successeurs (Nietzsche, Bergson), avec un sens de la pédagogie et une connaissance sûre de l’histoire de la philosophie qui éclairent considérablement l’idiosyncrasie spinozienne. Les enjeux essentiels des deux premières parties de l’Éthique, réputées les plus difficiles d’accès, sont exposés avec simplicité et rigueur, mais non sans une certaine fraîcheur, l’auteur circulant avec aisance dans le corpus, la littérature secondaire la plus récente, et le canon philosophique. La notion d’immanence est dépliée de façon saisissante, nous précipitant d’emblée dans la portée éthique et politique d’une telle philosophie (« ni dialectique, ni excuses, ni promesses, ni récompenses »). Pour autant, le propos ne cherche jamais à aplanir les difficultés propres au spinozisme, il donne des clés au lecteur novice pour en prendre la mesure : on pense en particulier à l’exposé de la question épineuse des modes infinis immédiats et médiats ou de la conception spinoziste de la vérité, qui ne s’épuise pas dans la théorie de l’adéquation. Les choix de formulation sont toujours explicités et mis en perspective, permettant au lecteur de les reprendre ou non à son compte, en fonction de son niveau de maîtrise des textes, en particulier la reprise du terme « parallélisme » pour décrire ces plans de réalité que sont les attributs. Le propos relève aussi les parts d’ombre de cette pensée qui parvient encore à étonner, dès lors qu’on ne la réifie pas dans une doctrine vouée à une histoire ancienne ou à des récupérations plus idéologiques que politiques (voir à ce titre la conclusion, dessinant le portrait d’un Spinoza « immoral », bien peu amène si l’on adopte un point de vue féministe, ou simplement égalitariste, qui montre comment les deux dimensions conservatrice et révolutionnaire cohabitent dans cette politique « par-delà morale et religion »). Ainsi, loin d’être un simple bréviaire, cette introduction s’affirme comme un tableau vivant et foisonnant du spinozisme aujourd’hui, mettant en évidence les raisons légitimes de la fascination qu’il exerce encore.

Céline HERVET

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Pour citer cet article : Charles Ramond, Introduction à Spinoza, Paris, La Découverte, « Repères », 126 p., in Bulletin de bibliographie spinoziste XLVI, Archives de philosophie, tome 87/4, Octobre-Décembre 2024, p. 193-218.

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Pascal SEVERAC : Qu’y a-t-il de matérialiste chez Spinoza ?, Paris, Éditions HDiffusion, 66 p.

Dans cet opuscule issu d’une conférence destinée au grand public, Pascal Séverac parvient à la fois à introduire de façon claire et vivante à la philosophie de Spinoza et à statuer sur une question qui taraude le commentaire spinoziste depuis sa renaissance dans les années soixante-dix et en particulier depuis ce que l’on a appelé le « retour à Spinoza » : Spinoza est-il matérialiste, si oui, en quel sens ? La priorité accordée au corps dans l’explication des phénomènes mentaux, l’identification de l’étendue comme attribut divin qui conduit à la célèbre accusation d’athéisme placent-elles définitivement Spinoza dans ce camp, comme les filiations revendiquées par Marx et ceux qui se réclament de son héritage semblent y inviter, ou comme certains spiritualistes tel Félix Ravaisson l’ont établi ? L’ouvrage n’entend pas clore le débat ni discuter directement par exemple les positions d’André Tosel dont l’étude « Du matérialisme, de Spinoza » entreprenait dès 1986 de décrire le « matérialisme intelligent » de Spinoza, ou celles d’Antonio Damasio pour qui Spinoza réduit bel et bien l’esprit et la pensée à l’activité cérébrale. C’est en examinant successivement trois sens de l’adjectif « matérialiste » (sens empirique, ontologique et méthodologique) et en les confrontant à quelques textes phares du corpus spinozien que l’auteur pose tout d’abord le problème, ce qui lui permet ensuite de mettre au jour quelques-unes des lignes de forces de l’ontologie, de l’éthique et de la politique spinozistes. À la faveur d’une relecture du prologue du Traité de la réforme de l’entendement et sous l’égide du concept d’union que l’auteur avait, dans un précédent ouvrage (Spinoza. Union et désunion, Vrin, 2011) identifié comme l’une des clés du système, la première partie montre comment la jouissance d’un confort matériel n’est pas étrangère à Spinoza, la recherche de l’utile, dès lors qu’elle est bien comprise, vient en effet « réenchanter le matérialisme ordinaire » en subordonnant les biens matériels à un bien durable et partageable par tous. La seconde partie aborde le rapport de Spinoza avec le matérialisme ontologique. Là encore le propos est nuancé puisque, si la matière est un attribut de la substance divine, il n’est pas le seul. Néanmoins le statut conféré à l’esprit, idée du corps et n’ayant des idées, adéquates ou inadéquates, qu’en tant qu’il est l’idée du corps, sans indiquer vers un réductionnisme, donne consistance à un matérialisme qui ne peut concevoir aucune activité mentale sans la rapporter à la puissance du corps. C’est de cette égale dignité de la matière et de l’esprit que découle le troisième et dernier aspect du matérialisme de Spinoza, un matérialisme méthodologique, fondé sur le postulat d’une intelligibilité intégrale des phénomènes psychiques, sans recours à un quelconque libre arbitre, qui s’accompagne d’un accroissement de puissance qui, elle-même, se double d’une jouissance. Or une telle jouissance pour soi n’est possible in fine que si cette puissance se déploie au sein d’une démocratie réelle, où sont réunies les conditions matérielles d’une émancipation indissolublement individuelle et collective.

Céline HERVET

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Pour citer cet article : Pascal SEVERAC : Qu’y a-t-il de matérialiste chez Spinoza ?, Paris, Éditions HDiffusion, 66 p., in Bulletin de bibliographie spinoziste XLIII, Archives de philosophie, tome 84/4, Octobre-Décembre 2021, p. 181-218.</p

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