Auteur : Charles Ehret
Adriano OLIVA, Penser l’amour avec Thomas d’Aquin. Lecture philosophique, Turnhout-Bari, Brepols – Edizioni di Pagina, « Ad argumenta (Quaestio Special Issues) », 2023, 318 p.
Au terme de sa conclusion générale, Adriano Oliva écrit : « il n’y a pas de problème de l’amour pour Thomas d’Aquin ! » (p. 285). Le « problème de l’amour » avait été jadis formulé par le père Pierre Rousselot en ces termes : « un amour qui ne soit pas égoïste est-il possible ? » et a fait l’objet durant la première moitié du XXe siècle de discussions nourries, dont A. Oliva donne un aperçu dans les premières pages de son introduction. Mais plutôt que de poser ce problème à nouveaux frais, il se laisse guider par une question ouverte – « qu’est-ce que l’amour et quelles sont ses différentes formes ? » (p. 46) – dans la conviction que les faux problèmes de l’histoire de la philosophie se laissent dissoudre par l’attention fidèle au déploiement des textes, à partir des principes qui déterminent leur progression (p. 43). C’est cette conviction qui le conduit à penser l’amour « avec Thomas d’Aquin » (plutôt que chez Thomas d’Aquin), et à proposer une « lecture » (plutôt qu’une reconstruction).
Puisqu’il s’agit de lire plutôt que de reconstruire, l’ouvrage suit le même plan que Thomas lui-même dans ses œuvres de synthèse : Dieu d’abord, les anges ensuite, l’homme enfin. Des considérations détaillées, en introduction, des rapports entre philosophie et théologie permettent à l’auteur de justifier que sa lecture soit philosophique bien qu’elle suive l’ordre du théologien : « l’étude des réalités divines se fait par une même voie : descendante si l’on procède selon la foi ; ascendante d’abord et descendante ensuite si l’on procède selon la raison humaine » (p. 36, je souligne). A. Oliva note à plusieurs reprises (p. 95, p. 113) l’avantage que présente ce plan qui commence par l’amour en Dieu : il permet de saisir d’emblée ce qui est essentiel et primordial à l’amour afin de pouvoir ensuite « étudier avec exactitude [son] application chez l’ange et chez l’homme » (p. 95). En sens contraire, on peut penser que c’est à partir de notre connaissance de l’amour dans la créature que nous appliquons cette notion analogiquement à Dieu. Et, de fait, les analyses les plus détaillées de l’amour se trouvent dans la troisième partie, lorsqu’y est analysé l’amour humain (p. 209-240). Une lecture plus radicalement philosophique aurait donc suivi l’ordre premier de la raison humaine et choisi de gravir la pente des créatures à Dieu. Mais c’eût été reconstruire la pensée d’un Aquinate fictif plutôt que donner à lire celle de Thomas lui-même.
Chaque partie commence par des préliminaires riches et instructifs : sur la bonté divine, sur la nature et la connaissance angéliques, sur les puissances de l’âme humaine et la théorie des passions. Je ne saurais ici restituer tout ce qui, de l’enseignement de Thomas dans l’approche patiente de son objet, est exposé avec érudition et je me bornerai donc à ce qui est développé de l’amour même dans chacune des parties, en insistant sur ce qui me paraît le plus stimulant, c’est-à-dire le plus discutable.
Si l’amour de Dieu ne va pas de soi, c’est que l’amour concerne l’appétit, qui est une puissance passive (p. 98). Dès lors, comment peut-on parler d’amour en Dieu, qui est acte pur ? La réponse de l’ouvrage consiste à montrer que, pour Thomas, l’amour porte sur le bien en général et qu’il est comme tel le premier acte de la volonté et de l’appétit (p. 99). Il doit ainsi être compris comme l’« union originale » au bien qui précède la distinction entre le désir (relatif à un bien absent) et la jouissance (relative à un bien présent). Cela « suffit naturellement à prouver l’existence de l’amour en Dieu » (p. 100) : l’amour n’implique pas un manque mais une union ; or la volonté divine est réellement identique à la bonté divine qui est son objet ; donc Dieu s’aime parfaitement lui-même. L’identité réelle de la volonté divine à son objet implique en outre qu’elle n’est pas réellement mue par celui-ci et qu’il n’y a donc aucune passivité en Dieu (p. 95). Mais alors, est-ce encore de l’amour ? Ne faut-il pas maintenir en Dieu une sorte d’autoaffection, si j’ose ce terme, pour pouvoir affirmer qu’il s’aime ? L’auteur semble le suggérer en conclusion de cette première partie, lorsqu’il examine plusieurs textes de théologie trinitaire. Thomas y mentionne une impressio qui provient de l’aimé en l’amant, impression qui correspond en Dieu à la spiration de l’Esprit Saint. Cela permet à A. Oliva d’écrire dans la conclusion de l’ouvrage qu’« en [Dieu] l’amour apparaît en son état pur ou le plus simple : il comporte une action sur l’aimant de la part de l’aimé, qui imprime quelque chose de lui dans la faculté aimante, par manière de dire » (p. 275). Ainsi, l’épuration de l’amour en Dieu n’élimine pas, tout compte fait, l’essentielle réceptivité de l’aimant par rapport à l’objet aimé, laquelle relève pourtant de notre manière de signifier et ne saurait rigoureusement convenir à Dieu. Cette conclusion s’appuie en outre sur des éléments de théologie trinitaire qui tombent hors des limites que s’est fixées l’ouvrage, lequel entendait « étudier l’amour en Dieu considéré en tant qu’il est accessible à la raison humaine » (p. 46).
Dans l’étude de l’amour angélique, l’auteur insiste sur l’importance de la distinction entre amour naturel et amour élicite, c’est-à-dire librement choisi. Si l’ange a pu choisir de s’aimer pour soi, c’est à partir d’une volonté comme nature (voluntas ut natura) par laquelle il s’est d’abord aimé pour Dieu. A. Oliva montre en effet qu’aimer Dieu plus que soi-même relève de la nature et non de la grâce : dans l’état hypothétique de pure nature, la créature doit aimer Dieu plus que soi-même, puisqu’« il est impossible qu’une inclination naturelle ou un amour naturel soit mal orienté » (p. 146). Ce point acquis, il s’agit de comprendre comment la créature peut aimer naturellement Dieu plus qu’elle-même, étant donné la priorité de l’amour de soi (p. 131). Voilà le « problème de l’amour ». La thèse de Thomas, sur ce point, peut tenir en une phrase : « par son appétit ou amour naturel chaque chose particulière aime son bien propre pour le bien commun de tout l’univers, qui est Dieu » (Somme de théologie, Ia IIae, q. 109, a. 3, co.). L’étude explique cette doctrine en mettant au jour ses fondements aristotéliciens : pour Aristote, le bonheur de chaque citoyen s’identifie au bien de la cité comme à un bien plus grand, raison pour laquelle le bon citoyen risquera sa vie pour le bien commun, à la manière dont le bras se sacrifiera pour protéger le corps d’un coup d’épée. L’auteur écrit ainsi que « l’identité du bien de la communauté et du bien universel avec celui de l’individu est le fondement de l’amour de Dieu plus que de soi-même, tant chez l’ange que chez l’homme » (p. 150). Ici, on pourrait vouloir insister davantage sur les problèmes que présente la thèse de Thomas, et qui tiennent aux différents modes de participation : un organe ne fait pas partie d’un corps (qui est une substance) au même sens qu’un homme fait partie d’une cité (qui est un agrégat), et je ne participe pas au bien commun de la cité (qui est immanent) au même sens que je participe au bien commun de l’univers (Dieu, qui est transcendant). A. Oliva a assurément raison d’écrire que « c’est dans la participation, la similitude et l’assimilation que se joue le rapport partie/tout » (p. 148), mais les liens qu’il établit entre les textes font ressortir l’identité du rapport plutôt que la distinction des modalités selon lesquelles ce rapport se décline selon les différents cas d’application.
La partie sur l’homme, égale en longueur aux deux précédentes, contient les analyses les plus approfondies. L’excursus à propos de la complacentia (p. 194-202) illustre bien la grande sensibilité de ce travail aux différentes nuances de sens que peut avoir un même terme. Dans le passage central du livre, sur « l’union d’amour chez les créatures », il propose une lecture fouillée d’un texte dense : Somme de théologie, Ia IIae, q. 28, a. 1, ad 2. Thomas y explique que l’amour relève d’une triple union : (1) l’union substantielle (de soi à soi) ou de similitude (de soi à un autre) qui est la cause de l’amour ; (2) l’adaptation (coaptatio) de l’appétit (ou affectus) qu’est essentiellement l’amour ; (3) l’union réelle qui est l’effet de l’amour. Par exemple, parce qu’untel a les mêmes habits que moi (union de similitude), j’ai pour lui une certaine inclination (adaptation de l’affectus), de sorte que je m’approche pour le saluer (union réelle). Chacune de ces unions fait l’objet d’un examen précis, qui permet des distinctions fines, parfois à l’intérieur d’un même texte, permettant au lecteur de ne pas être piégé par les glissements occasionnels de l’Aquinate d’une union à l’autre (p. 228). La pointe du propos se situe dans le commentaire de la remarque de Thomas selon laquelle l’union essentielle (l’adaptation de l’affectus) « est assimilée à l’union substantielle », ce qui revient à dire que « la causalité de l’amour de soi joue toujours un rôle dans tout amour » (p. 235). Si j’aime une personne qui a les mêmes habits que moi, c’est fondamentalement parce que je m’aime moi-même ayant de tels habits. De là, A. Oliva s’emploie à montrer que l’amour de soi, qui motive tout amour d’autrui, n’est pas un « repliement sur soi-même » (p. 239). Voilà, à nouveau, le problème de l’amour. L’auteur fait alors appel aux thèses défendues par Louis-Bertrand Geiger dans son ouvrage de 1952, Le Problème de l’amour chez saint Thomas d’Aquin, où celui-ci soutient que l’amour de soi est un amour de bienveillance, c’est-à-dire que « notre amour ici s’adresse à un bien pour lui-même » (Geiger, cité p. 239) : je m’aime avec de tels habits car le fait que je sois ainsi habillé m’apparaît comme un bien en soi. Cette interprétation de l’amour de soi est discutable, notamment parce qu’elle semble lui faire perdre son privilège : si mon bonheur est un bien que je recherche pour lui-même plutôt que pour moi, alors pourquoi chercherais-je mon bonheur avant le bonheur d’autrui ? Et que cette interprétation soit discutable suggère qu’il s’agit bien d’une solution à un problème plutôt que de la dissolution d’un faux problème. Si le problème n’existait peut-être pas pour Thomas, il paraît difficile de dire qu’il n’existe pas pour nous, qui le lisons.
L’approche d’Adriano Oliva a ses vertus : elle laisse parler les textes, dont le sens est nuancé par leur mise en réseau et éclairé par la mise au jour de leur arrière-plan philosophique, notamment de leurs sources aristotéliciennes. Sa lecture est nourrie d’une connaissance intime de la pensée de Thomas, et d’une pleine confiance que les difficultés qu’elle semble soulever se dissiperont si l’on en suit les développements, sans lui imposer des questions qui ne sont pas immédiatement les siennes. Le lecteur moins confiant, plus soupçonneux, sera parfois frustré que tel ou tel problème paraisse recouvert plutôt que résolu par l’esprit de synthèse qui anime ces pages, mais il bénéficiera immanquablement de l’érudition de leur auteur et y trouvera nombre d’éléments précieux pour comprendre la doctrine de l’amour de l’Aquinate.
Charles Ehret
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Pour citer cet article : Adriano OLIVA, Penser l’amour avec Thomas d’Aquin. Lecture philosophique, Turnhout-Bari, Brepols – Edizioni di Pagina, « Ad argumenta (Quaestio Special Issues) », 2023, 318 p., in Bulletin de philosophie du Moyen Âge XXV, Archives de philosophie, tome 87/3, Juillet-Septembre 2024, p. 199-202.
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Can Laurens Löwe, Thomas Aquinas on the Metaphysics of the Human Act, Cambridge, Cambridge, University Press, 2021, 225 p.
Pour Thomas d’Aquin, un acte humain implique une série d’actes partiels, c’est-à-dire une activation en séquence des principaux pouvoirs qui s’exercent dans une action volontaire : l’intellect, la volonté et les pouvoirs moteurs du corps. Can Laurens Löwe propose une lecture de cette doctrine dont la nouveauté tient à deux aspects. D’abord, elle s’emploie à systématiser certaines indications de Thomas sur la structure hylémorphique selon laquelle s’articulent les parties constitutives de l’agir humain. Ensuite, l’auteur s’intéresse de près à l’acte extérieur, qui jusque-là avait peu retenu l’attention des commentateurs. La seconde moitié de l’ouvrage entend ainsi montrer que l’acte extérieur est un composé hylémorphique. La première entend faire de même pour le choix.
La partie sur le choix commence par en considérer, au cours des chapitres 2 et 3, sa cause formelle : le jugement électif ou « jugement de choix (judicium electionis) ». Il est analysé comme l’assentiment à une proposition qui porte sur une action à réaliser de préférence à une autre, comme moyen en vue d’une fin (je juge que je dois prendre le train plutôt que marcher pour aller à Rome). De là, il distingue quatre formes de jugement électif, selon deux variables : la nécessité ou non du moyen ; l’ultimité ou non de la fin. L’assentiment est nécessité par le contenu du jugement dans le seul cas d’un moyen nécessaire en vue d’une fin dernière (je dois aimer mon prochain pour être heureux). Autrement, il dépend des raisons pour et contre que mobilise l’intellect en faveur de telle ou telle ligne de conduite. Cela relève de jugements de second ordre, par lesquels l’être humain peut « juger de son jugement (de suo judicio judicare) ». L’auteur reprend et approfondit la lecture d’U. Coope, qui consiste à comprendre ce jugement réflexif, non comme la reconsidération d’un jugement déjà établi, mais comme une partie du processus délibératif qui y mène.
Le choix est informé par le jugement, comme l’expliquent les chapitres 4 et 5. Le jugement spécifie l’acte de la volonté en lui donnant sa forme, son orientation vers un moyen en vue d’une fin. L’ouvrage propose de façon convaincante de penser le jugement comme la cause formelle extrinsèque du choix, c’est-à-dire comme sa cause exemplaire, sur la base d’un texte dans lequel Thomas parle d’une impressio rationis : le jugement s’imprime dans la volonté pour lui donner sa forme propre. Mais cette causalité est équivoque : la forme du jugement ne saurait se retrouver telle quelle dans la volonté, qui n’est rationnelle que par participation, dit Thomas. Comment s’y trouve-t-elle ? C. Löwe tente de préciser : le contenu du jugement est dans la volonté de façon infrapropositionnelle. C’est peu éclairant, et peu convaincant (l’auteur s’appuie sur un seul texte qui semble impliquer le contraire), mais cela illustre le beau risque pris, ici comme ailleurs, d’aller au-delà de l’Aquinate lorsque celui-ci dit peu sur le sujet.
Une fois le choix fait, il faut agir. Le chapitre 6 analyse la série des actes qui procèdent du choix : un acte de la raison, le commandement (j’ordonne à mon bras de se lever) ; un acte de la volonté, l’usage (je veux lever mon bras) ; et un acte des puissances motrices, l’acte commandé ou extérieur (je lève mon bras). René-Antoine Gauthier a parlé à cet endroit de « subtilités vaines », et la littérature a peu ouvert le dossier. C. Löwe remonte à Suárez pour trouver une explication : commandement et usage seraient nécessaires pour combler l’indétermination du choix (je choisis de marcher, mais non de marcher à telle vitesse). Seulement, Suárez lui-même note que le choix peut inclure tous les détails de l’action. L’auteur propose donc une autre explication : commandement et usage serviraient à déterminer comment agir, c’est-à-dire par quels organes et instruments extérieurs agir. Il reconnaît que cela suppose d’exclure du choix les moyens de son exécution, ce qui paraît difficile (choisir de marcher implique de se servir de ses jambes). Mais il renonce à entrer ici dans une discussion détaillée. C’est dommage, car on ne voit pas, de ce fait, en quoi la lecture qu’il propose est meilleure que celle de Suárez.
Dans le commandement, le choix « demeure virtuellement » (manere virtute). L’ouvrage explique comment cette rémanence virtuelle permet au choix de demeurer en vigueur, après avoir eu lieu, durant le déroulement de l’action, aussi longue soit-elle. Comme le dit le texte cité de Thomas : « il n’est pas nécessaire que celui qui entreprend un voyage pour l’amour de Dieu pense à Dieu en acte durant chaque partie du voyage » (p. 144).
Le commandement est la cause formelle extrinsèque de l’usage : la raison ordonne de voyager par bateau donc je veux voyager par bateau. L’usage est la cause formelle intrinsèque, c’est-à-dire la forme même de l’acte extérieur : lorsque je monte à bord, cet acte ne suppose pas un acte de la volonté, c’est un acte de la volonté. Or cet acte de la volonté porte en lui la forme du commandement, où le choix demeure virtuellement, choix qui porte en lui la forme du jugement électif. C’est ainsi toute la série des actes partiels qui vient s’incruster dans l’acte extérieur, par l’acte d’usage de la volonté, qui en est la forme.
L’acte commandé comme composé hylémorphique fait l’objet des chapitres 6 et 7. Ils montrent que les parties formelle (l’acte d’usage de la volonté) et matérielle (l’acte du pouvoir moteur) de celui-ci sont hétérogènes, à deux titres. D’abord, l’acte de la volonté s’accomplit instantanément alors que celui qui est commandé s’accomplit successivement. Ensuite, l’acte de la volonté est un acte immanent, donc inhérent à la volonté, alors que l’acte du pouvoir moteur est transitif, donc inhérent au corps mû (lorsqu’il s’agit d’un acte corporel). Ainsi, l’acte commandé est un composé hylémorphique hors-norme, alors que l’acte formel est absent à la fois du déroulement et du sujet de l’acte dont il est censé être la forme.
Arrivé en bout de chaîne, on voit qu’il n’y a d’union hylémorphique qu’entre les deux dernières parties de l’acte humain, et que celle-ci est si singulière qu’elle ne peut être « hylémorphique » qu’en un sens minimal. Il n’en reste pas moins que le couple forme-matière, par sa souplesse, constitue une grille de lecture éclairante pour penser l’agir humain, que l’auteur explique davantage par des causes formelles extrinsèques et des rémanences virtuelles que par des unions hylémorphiques. Au fond, l’ouvrage réussit précisément parce qu’il accepte la déformation du cadre qu’il propose pour comprendre son objet.
Mais il arrive aussi qu’il déforme son objet, ce qui me semble être le cas pour le choix. D’abord, C. Löwe considère que le choix est nécessité par le jugement électif : la liberté humaine réside entièrement, selon lui, dans la réflexivité de l’intellect à l’égard de ses jugements. Dès lors que le jugement est déterminé, il nécessite la volonté, et si le choix ne suit pas, c’est que le jugement n’était pas déterminé (p. 96). Mais l’on peut penser que, pour Thomas, un jugement n’est jamais parfaitement déterminé et c’est pourquoi il ne saurait nécessiter la volonté : la volonté peut toujours, déterminée par ailleurs, mouvoir l’intellect à reconsidérer son propre jugement. En confinant les jugements de second ordre en amont de la « décision » qui informe la volonté, C. Löwe, d’une certaine manière, prévient cette objection. Mais aucun acte spécifique du côté de l’intellect qui corresponde à une « décision » ne vient clore la délibération. Cette dernière, infinie en puissance, peut toujours se poursuivre. C’est la volonté qui clôt la délibération, comme c’est elle qui l’amorce, de sorte qu’elle peut aussi la relancer. Le problème de fond, ici, est terminologique. L’auteur a choisi, pour parler de l’activité de l’intellect, de retenir la formule de « jugement de choix ». Or, pour Thomas, le jugement de choix revient au libre arbitre et comme tel implique l’intellect et la volonté. Considérée isolément, l’activité de l’intellect est le conseil ou la délibération (consilium). Il me semble qu’en comprenant la délibération comme un jugement électif et en examinant celui-ci indépendamment de la volonté, l’auteur en vient à lui prêter une force décisionnelle qu’il n’a pas, et à rendre son information plus déterminante qu’elle n’est.
Ensuite, l’auteur recourt fréquemment à des éléments de philosophie contemporaine et, si cela peut être utile, cela peut aussi égarer. Lorsqu’il explique que le choix reçoit sa forme de l’intellect, il ne se contente pas de dire que la volonté est orientée par l’intellect, mais qu’elle tient de l’intellect le fait même d’être orientée vers quelque chose. Reprenant une distinction de Searle, il soutient en effet que le jugement a une original intentionality (puisqu’il porte par lui-même sur ceci ou cela) et qu’en informant la volonté celle-ci acquiert une derivative intentionality (elle porte à son tour sur ceci ou cela, p. 103). Mais, au sens de Thomas, c’est la volonté qui, en tant qu’inclinatio, est originellement intentionnelle : c’est elle qui, par elle-même, tend vers quelque chose. Que cette chose soit déterminée par l’intellect n’implique pas que l’intellect lui donne, en l’informant, sa tension ontologiquement constitutive. Peut-être n’y a-t-il ici qu’une équivoque, mais une équivoque qui permet à l’auteur de donner à l’information de la volonté par l’intellect, et à la structure hylémorphique du choix qui en résulte, plus de poids qu’elles n’en ont.
En somme, cette grille de lecture hylémorphiste, parce qu’elle fait ressortir la cause formelle, conduit à un intellectualisme qui me paraît excessif. Reste que l’ouvrage réussit à allier la clarté descriptive à l’audace intellectuelle et à être aussi éclairant, lorsqu’il pose les bases de son propos, que discutable et donc stimulant, lorsqu’il l’approfondit. Il élabore des analyses extrêmement fines, croise les distinctions, combine les indications ponctuelles de Thomas et fait peser des arguments philosophiques, nourris de lectures contemporaines, pour compléter les esquisses de l’Aquinate sur la composition interne de l’acte humain.
Charles Ehret
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Pour citer cet article : Can Laurens Löwe, Thomas Aquinas on the Metaphysics of the Human Act, Cambridge, Cambridge, University Press, 2021, 225 p., in Bulletin de philosophie médiévale XXIV, Archives de philosophie, tome 86/3, Juillet-Septembre 2023, p. 227-256.
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Gloria Frost, Aquinas on Efficient Causation and Causal Powers, Cambridge, Cambridge University Press, 2022, 239 p.
Comment le feu chauffe-t-il l’eau ? Le but du livre de Gloria Frost, Aquinas on Efficient Causation and Causal Powers, est de reconstruire la réponse de Thomas d’Aquin à cette question, qu’il n’a jamais traitée, au long, pour elle-même. En effet, la causalité efficiente qui figure dans le titre est prise en un sens restreint, puisque l’ouvrage se concentre exclusivement sur la causalité efficiente des agents naturels. Et par-là, il faut entendre la causalité dont résulte un changement matériel. Il n’est donc pas question de l’intellection ou de la perception (qui ne sont pas des changements matériels), ni de la création ou de la sanctification (qui ne sont pas les effets d’un agent naturel). L’auteur écarte ainsi, par le choix de son objet, les difficultés qui s’accumulent aux étages supérieurs de l’ontologie thomasienne, afin d’offrir une vue dégagée sur la causalité efficiente telle qu’elle s’exerce au niveau le plus fondamental, celui des éléments. En effet, comme G. Frost y insiste, tout changement matériel, selon Thomas, est causé par les qualités élémentaires. Dans la courte seconde partie de l’ouvrage, intitulée « Complications », une interprétation sobre de la causalité instrumentale n’attribue aux pouvoirs naturels supérieurs qu’une fonction régulatrice : ils rendent compte d’un effet total composé de changements qui sont tous causés par les éléments. C’est cette causalité élémentaire qui occupe la première partie, c’est-à-dire les quatre cinquièmes du livre. Je me concentrerai donc là-dessus.
Les chapitres 1 et 2 portent sur la causalité efficiente en général. Elle est définie, non par le mouvement qu’elle cause (car Dieu est une cause efficiente dont l’effet n’est pas un mouvement), mais par la manière dont elle le produit, c’est-à-dire par l’exercice d’un pouvoir causal. D’où le titre de l’ouvrage, qui indique qu’il faut comprendre la causalité efficiente à partir des puissances en jeu, du côté de l’agent et du patient.
Du côté de l’agent, qui fait l’objet des chapitres 3 et 4, on a une forme, un pouvoir et une inclination (dans le feu : la forme de la chaleur, le pouvoir de chauffer et une inclination à chauffer). Selon G. Frost, il y a ici deux principes distincts. Elle identifie forme et pouvoir, puisque Thomas parle de la forme même à la fois comme d’un acte premier qui actualise la matière et comme d’une puissance seconde qui s’actualise par une opération. Mais elle distingue l’inclination, parce que celle-ci a une vertu explicative propre : l’inclination explique que l’agent agit, alors que le pouvoir explique seulement qu’il peut agir.
Du côté du patient, on trouve la puissance passive. Son principe, c’est la matière, mais le chapitre 5 montre que c’est, plus précisément, la matière disposée d’une certaine manière, de sorte que c’est en fait la forme qui rend le sujet capable de pâtir. Dès lors, la question se pose de savoir s’il y a des formes actives et d’autres passives. L’auteur répond que les mêmes formes sont à la fois actives et passives sous des rapports distincts : la chaleur est active en ce qu’elle permet à l’eau de cuire les pâtes, passive en ce qu’elle dispose l’eau à être transformée en vapeur. Et tout comme la puissance active est identique à l’acte premier qu’est la forme, la puissance passive est identique à l’être en puissance qu’est la matière disposée.
L’ouvrage analyse le mouvement, au chapitre 6, comme une seule et même actualité pour deux puissances (la puissance active et la puissance passive), mais qui se dédouble en deux accidents (l’action et la passion) pour deux sujets (l’agent et le patient). Pour expliquer que le mouvement, dans le mû, soit l’actualité extrinsèque de la puissance motrice, il rappelle qu’une puissance opérative n’est pas une puissance à l’égard de l’être, et n’est donc pas actualisée par une forme qui lui serait inhérente, mais par un acte qui en procède. Tandis que pour expliquer que l’action, qui désigne le mouvement dans sa dépendance au moteur, soit un accident extrinsèque à l’agent, il recourt au cas de l’habit : selon Thomas, un habit est un accident parce qu’il actualise la puissance de son sujet d’être habillé, mais n’est évidemment pas une forme inhérente à son sujet.
En somme, G. Frost propose le trajet explicatif suivant : l’eau est chaude en puissance, ce qui veut dire qu’elle a une puissance passive d’être réchauffée ; cette puissance passive est définie par son actualité : la passion ; la passion est identique au mouvement, qui est en même temps une action, c’est-à-dire l’actualité du pouvoir de l’agent ; ce pouvoir est à son tour identique à la forme de l’agent, dans lequel on trouve en outre une inclination naturelle, qui rend compte de la préexistence de l’effet dans la cause.
Le lecteur appréciera la limpidité avec laquelle sont exposés successivement les différents éléments impliqués dans l’efficience. J’ai dû laisser de côté de nombreux développements, souvent utiles, par exemple sur la causalité équivoque ou encore sur la causalité diffusive du bien. La clarté de l’exposé, tant dans son détail que dans son organisation, permet d’accéder avec une parfaite aisance, sur chaque point abordé, aux positions de l’auteur. Cette clarté, toutefois, tient aussi à un usage assez libre des textes et à l’absence de détours avec laquelle celle-ci établit ses positions comme identiques à celles de l’Aquinate, alors qu’elles sont, bien naturellement, discutables. Je voudrais à ce titre revenir sur deux points : la structure de l’agent et le rapport du mouvement au patient.
Du côté de l’agent, G. Frost identifie forme et pouvoir. Mais s’il arrive à Thomas de parler de la forme substantielle comme d’un pouvoir, il les distingue ailleurs nettement. L’auteur pourrait répondre que, s’agissant des formes accidentelles (comme la chaleur du feu), il n’y aurait qu’une distinction conceptuelle. Mais elle pose ensuite l’inclination naturelle comme un principe distinct. Or les passages et les exemples sur lesquels elle s’appuie concernent principalement les puissances rationnelles, qui sont des puissances des contraires et doivent donc être déterminées par un principe distinct. Si Thomas pose certes une inclination analogue chez les êtres irrationnels, il n’est pas évident que celle-ci (dans le cas du feu) soit autre chose que le pouvoir naturel lui-même, dès lors qu’il n’est déterminé qu’à un seul effet (chauffer). Devinant la perplexité de son lecteur, G. Frost souligne que l’inclination naturelle explique davantage que le pouvoir : elle explique que le feu chauffe alors que le pouvoir explique seulement qu’il puisse chauffer. Mais si l’on distingue autant d’éléments qu’il y a de principes explicatifs, alors il faut aussi distinguer, me semble-t-il, le pouvoir de la forme, parce que le pouvoir explique que le feu puisse chauffer, alors que la forme explique seulement qu’il soit chaud.
S’agissant du mouvement, Frost a tendance à le réduire à l’accomplissement conjoint des puissances actives et passives, comme si, pour le mû, il était essentiellement une passion. Ainsi, on lit : « le “mouvement” signifie l’actualité même qui est causée et reçue […] [et] les termes accidentels “action” et “passion” signifient chacun le mouvement avec un rapport différent à une substance différente » (p. 177). Cela ne me paraît pas tout à fait juste. L’action et la passion signifient toutes deux le mouvement comme rapport entre le moteur et le mû : la passion envisage ce rapport depuis le mobile, l’action depuis le moteur. S’il en est ainsi, alors la passion ne nomme pas proprement le mouvement dans son rapport au mobile : en tant qu’il est inhérent au mobile, le mouvement relève de la catégorie de son terme plutôt que de celle de la passion. C’est un détail, mais qui révèle la tendance de Frost à rabattre le mouvement même comme relation interne au mû à la relation externe entre le mû et le moteur.
En somme, on peut résister à l’identification de la forme au pouvoir du côté de l’agent, comme on peut résister à l’identification du mouvement à la passion du côté du patient. Cette double identification se laisse comprendre par le point de vue de l’auteur : parce que l’objet qu’elle vise est la relation entre agent et patient, il n’est pas surprenant que les relations internes à chacun apparaissent quelque peu écrasées, puisqu’elles sont orthogonales à celle qu’elle place au centre de son étude. Il s’agit donc avant tout d’un effet de perspective, qui ne compromet en rien la réussite de l’ouvrage. Celui-ci atteint son objectif, qui est d’extraire les éléments constitutifs de la causalité efficiente chez Thomas pour en donner une vue d’ensemble claire, distincte, et qui fera comme telle référence pour les travaux à venir sur la question.
Charles Ehret
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Pour citer cet article : Gloria Frost, Aquinas on Efficient Causation and Causal Powers, Cambridge, Cambridge University Press, 2022, 239 p., in Bulletin de philosophie médiévale XXIV, Archives de philosophie, tome 86/3, Juillet-Septembre 2023, p. 227-256.
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Auteur : Charles Ehret
Can Laurens Löwe, Thomas Aquinas on the Metaphysics of the Human Act, Cambridge, Cambridge, University Press, 2021, 225 p.
Pour Thomas d’Aquin, un acte humain implique une série d’actes partiels, c’est-à-dire une activation en séquence des principaux pouvoirs qui s’exercent dans une action volontaire : l’intellect, la volonté et les pouvoirs moteurs du corps. Can Laurens Löwe propose une lecture de cette doctrine dont la nouveauté tient à deux aspects. D’abord, elle s’emploie à systématiser certaines indications de Thomas sur la structure hylémorphique selon laquelle s’articulent les parties constitutives de l’agir humain. Ensuite, l’auteur s’intéresse de près à l’acte extérieur, qui jusque-là avait peu retenu l’attention des commentateurs. La seconde moitié de l’ouvrage entend ainsi montrer que l’acte extérieur est un composé hylémorphique. La première entend faire de même pour le choix.
La partie sur le choix commence par en considérer, au cours des chapitres 2 et 3, sa cause formelle : le jugement électif ou « jugement de choix (judicium electionis) ». Il est analysé comme l’assentiment à une proposition qui porte sur une action à réaliser de préférence à une autre, comme moyen en vue d’une fin (je juge que je dois prendre le train plutôt que marcher pour aller à Rome). De là, il distingue quatre formes de jugement électif, selon deux variables : la nécessité ou non du moyen ; l’ultimité ou non de la fin. L’assentiment est nécessité par le contenu du jugement dans le seul cas d’un moyen nécessaire en vue d’une fin dernière (je dois aimer mon prochain pour être heureux). Autrement, il dépend des raisons pour et contre que mobilise l’intellect en faveur de telle ou telle ligne de conduite. Cela relève de jugements de second ordre, par lesquels l’être humain peut « juger de son jugement (de suo judicio judicare) ». L’auteur reprend et approfondit la lecture d’U. Coope, qui consiste à comprendre ce jugement réflexif, non comme la reconsidération d’un jugement déjà établi, mais comme une partie du processus délibératif qui y mène.
Le choix est informé par le jugement, comme l’expliquent les chapitres 4 et 5. Le jugement spécifie l’acte de la volonté en lui donnant sa forme, son orientation vers un moyen en vue d’une fin. L’ouvrage propose de façon convaincante de penser le jugement comme la cause formelle extrinsèque du choix, c’est-à-dire comme sa cause exemplaire, sur la base d’un texte dans lequel Thomas parle d’une impressio rationis : le jugement s’imprime dans la volonté pour lui donner sa forme propre. Mais cette causalité est équivoque : la forme du jugement ne saurait se retrouver telle quelle dans la volonté, qui n’est rationnelle que par participation, dit Thomas. Comment s’y trouve-t-elle ? C. Löwe tente de préciser : le contenu du jugement est dans la volonté de façon infrapropositionnelle. C’est peu éclairant, et peu convaincant (l’auteur s’appuie sur un seul texte qui semble impliquer le contraire), mais cela illustre le beau risque pris, ici comme ailleurs, d’aller au-delà de l’Aquinate lorsque celui-ci dit peu sur le sujet.
Une fois le choix fait, il faut agir. Le chapitre 6 analyse la série des actes qui procèdent du choix : un acte de la raison, le commandement (j’ordonne à mon bras de se lever) ; un acte de la volonté, l’usage (je veux lever mon bras) ; et un acte des puissances motrices, l’acte commandé ou extérieur (je lève mon bras). René-Antoine Gauthier a parlé à cet endroit de « subtilités vaines », et la littérature a peu ouvert le dossier. C. Löwe remonte à Suárez pour trouver une explication : commandement et usage seraient nécessaires pour combler l’indétermination du choix (je choisis de marcher, mais non de marcher à telle vitesse). Seulement, Suárez lui-même note que le choix peut inclure tous les détails de l’action. L’auteur propose donc une autre explication : commandement et usage serviraient à déterminer comment agir, c’est-à-dire par quels organes et instruments extérieurs agir. Il reconnaît que cela suppose d’exclure du choix les moyens de son exécution, ce qui paraît difficile (choisir de marcher implique de se servir de ses jambes). Mais il renonce à entrer ici dans une discussion détaillée. C’est dommage, car on ne voit pas, de ce fait, en quoi la lecture qu’il propose est meilleure que celle de Suárez.
Dans le commandement, le choix « demeure virtuellement » (manere virtute). L’ouvrage explique comment cette rémanence virtuelle permet au choix de demeurer en vigueur, après avoir eu lieu, durant le déroulement de l’action, aussi longue soit-elle. Comme le dit le texte cité de Thomas : « il n’est pas nécessaire que celui qui entreprend un voyage pour l’amour de Dieu pense à Dieu en acte durant chaque partie du voyage » (p. 144).
Le commandement est la cause formelle extrinsèque de l’usage : la raison ordonne de voyager par bateau donc je veux voyager par bateau. L’usage est la cause formelle intrinsèque, c’est-à-dire la forme même de l’acte extérieur : lorsque je monte à bord, cet acte ne suppose pas un acte de la volonté, c’est un acte de la volonté. Or cet acte de la volonté porte en lui la forme du commandement, où le choix demeure virtuellement, choix qui porte en lui la forme du jugement électif. C’est ainsi toute la série des actes partiels qui vient s’incruster dans l’acte extérieur, par l’acte d’usage de la volonté, qui en est la forme.
L’acte commandé comme composé hylémorphique fait l’objet des chapitres 6 et 7. Ils montrent que les parties formelle (l’acte d’usage de la volonté) et matérielle (l’acte du pouvoir moteur) de celui-ci sont hétérogènes, à deux titres. D’abord, l’acte de la volonté s’accomplit instantanément alors que celui qui est commandé s’accomplit successivement. Ensuite, l’acte de la volonté est un acte immanent, donc inhérent à la volonté, alors que l’acte du pouvoir moteur est transitif, donc inhérent au corps mû (lorsqu’il s’agit d’un acte corporel). Ainsi, l’acte commandé est un composé hylémorphique hors-norme, alors que l’acte formel est absent à la fois du déroulement et du sujet de l’acte dont il est censé être la forme.
Arrivé en bout de chaîne, on voit qu’il n’y a d’union hylémorphique qu’entre les deux dernières parties de l’acte humain, et que celle-ci est si singulière qu’elle ne peut être « hylémorphique » qu’en un sens minimal. Il n’en reste pas moins que le couple forme-matière, par sa souplesse, constitue une grille de lecture éclairante pour penser l’agir humain, que l’auteur explique davantage par des causes formelles extrinsèques et des rémanences virtuelles que par des unions hylémorphiques. Au fond, l’ouvrage réussit précisément parce qu’il accepte la déformation du cadre qu’il propose pour comprendre son objet.
Mais il arrive aussi qu’il déforme son objet, ce qui me semble être le cas pour le choix. D’abord, C. Löwe considère que le choix est nécessité par le jugement électif : la liberté humaine réside entièrement, selon lui, dans la réflexivité de l’intellect à l’égard de ses jugements. Dès lors que le jugement est déterminé, il nécessite la volonté, et si le choix ne suit pas, c’est que le jugement n’était pas déterminé (p. 96). Mais l’on peut penser que, pour Thomas, un jugement n’est jamais parfaitement déterminé et c’est pourquoi il ne saurait nécessiter la volonté : la volonté peut toujours, déterminée par ailleurs, mouvoir l’intellect à reconsidérer son propre jugement. En confinant les jugements de second ordre en amont de la « décision » qui informe la volonté, C. Löwe, d’une certaine manière, prévient cette objection. Mais aucun acte spécifique du côté de l’intellect qui corresponde à une « décision » ne vient clore la délibération. Cette dernière, infinie en puissance, peut toujours se poursuivre. C’est la volonté qui clôt la délibération, comme c’est elle qui l’amorce, de sorte qu’elle peut aussi la relancer. Le problème de fond, ici, est terminologique. L’auteur a choisi, pour parler de l’activité de l’intellect, de retenir la formule de « jugement de choix ». Or, pour Thomas, le jugement de choix revient au libre arbitre et comme tel implique l’intellect et la volonté. Considérée isolément, l’activité de l’intellect est le conseil ou la délibération (consilium). Il me semble qu’en comprenant la délibération comme un jugement électif et en examinant celui-ci indépendamment de la volonté, l’auteur en vient à lui prêter une force décisionnelle qu’il n’a pas, et à rendre son information plus déterminante qu’elle n’est.
Ensuite, l’auteur recourt fréquemment à des éléments de philosophie contemporaine et, si cela peut être utile, cela peut aussi égarer. Lorsqu’il explique que le choix reçoit sa forme de l’intellect, il ne se contente pas de dire que la volonté est orientée par l’intellect, mais qu’elle tient de l’intellect le fait même d’être orientée vers quelque chose. Reprenant une distinction de Searle, il soutient en effet que le jugement a une original intentionality (puisqu’il porte par lui-même sur ceci ou cela) et qu’en informant la volonté celle-ci acquiert une derivative intentionality (elle porte à son tour sur ceci ou cela, p. 103). Mais, au sens de Thomas, c’est la volonté qui, en tant qu’inclinatio, est originellement intentionnelle : c’est elle qui, par elle-même, tend vers quelque chose. Que cette chose soit déterminée par l’intellect n’implique pas que l’intellect lui donne, en l’informant, sa tension ontologiquement constitutive. Peut-être n’y a-t-il ici qu’une équivoque, mais une équivoque qui permet à l’auteur de donner à l’information de la volonté par l’intellect, et à la structure hylémorphique du choix qui en résulte, plus de poids qu’elles n’en ont.
En somme, cette grille de lecture hylémorphiste, parce qu’elle fait ressortir la cause formelle, conduit à un intellectualisme qui me paraît excessif. Reste que l’ouvrage réussit à allier la clarté descriptive à l’audace intellectuelle et à être aussi éclairant, lorsqu’il pose les bases de son propos, que discutable et donc stimulant, lorsqu’il l’approfondit. Il élabore des analyses extrêmement fines, croise les distinctions, combine les indications ponctuelles de Thomas et fait peser des arguments philosophiques, nourris de lectures contemporaines, pour compléter les esquisses de l’Aquinate sur la composition interne de l’acte humain.
Charles Ehret
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Pour citer cet article : Can Laurens Löwe, Thomas Aquinas on the Metaphysics of the Human Act, Cambridge, Cambridge, University Press, 2021, 225 p., in Bulletin de philosophie médiévale XXIV, Archives de philosophie, tome 86/3, Juillet-Septembre 2023, p. 227-256.
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Gloria Frost, Aquinas on Efficient Causation and Causal Powers, Cambridge, Cambridge University Press, 2022, 239 p.
Comment le feu chauffe-t-il l’eau ? Le but du livre de Gloria Frost, Aquinas on Efficient Causation and Causal Powers, est de reconstruire la réponse de Thomas d’Aquin à cette question, qu’il n’a jamais traitée, au long, pour elle-même. En effet, la causalité efficiente qui figure dans le titre est prise en un sens restreint, puisque l’ouvrage se concentre exclusivement sur la causalité efficiente des agents naturels. Et par-là, il faut entendre la causalité dont résulte un changement matériel. Il n’est donc pas question de l’intellection ou de la perception (qui ne sont pas des changements matériels), ni de la création ou de la sanctification (qui ne sont pas les effets d’un agent naturel). L’auteur écarte ainsi, par le choix de son objet, les difficultés qui s’accumulent aux étages supérieurs de l’ontologie thomasienne, afin d’offrir une vue dégagée sur la causalité efficiente telle qu’elle s’exerce au niveau le plus fondamental, celui des éléments. En effet, comme G. Frost y insiste, tout changement matériel, selon Thomas, est causé par les qualités élémentaires. Dans la courte seconde partie de l’ouvrage, intitulée « Complications », une interprétation sobre de la causalité instrumentale n’attribue aux pouvoirs naturels supérieurs qu’une fonction régulatrice : ils rendent compte d’un effet total composé de changements qui sont tous causés par les éléments. C’est cette causalité élémentaire qui occupe la première partie, c’est-à-dire les quatre cinquièmes du livre. Je me concentrerai donc là-dessus.
Les chapitres 1 et 2 portent sur la causalité efficiente en général. Elle est définie, non par le mouvement qu’elle cause (car Dieu est une cause efficiente dont l’effet n’est pas un mouvement), mais par la manière dont elle le produit, c’est-à-dire par l’exercice d’un pouvoir causal. D’où le titre de l’ouvrage, qui indique qu’il faut comprendre la causalité efficiente à partir des puissances en jeu, du côté de l’agent et du patient.
Du côté de l’agent, qui fait l’objet des chapitres 3 et 4, on a une forme, un pouvoir et une inclination (dans le feu : la forme de la chaleur, le pouvoir de chauffer et une inclination à chauffer). Selon G. Frost, il y a ici deux principes distincts. Elle identifie forme et pouvoir, puisque Thomas parle de la forme même à la fois comme d’un acte premier qui actualise la matière et comme d’une puissance seconde qui s’actualise par une opération. Mais elle distingue l’inclination, parce que celle-ci a une vertu explicative propre : l’inclination explique que l’agent agit, alors que le pouvoir explique seulement qu’il peut agir.
Du côté du patient, on trouve la puissance passive. Son principe, c’est la matière, mais le chapitre 5 montre que c’est, plus précisément, la matière disposée d’une certaine manière, de sorte que c’est en fait la forme qui rend le sujet capable de pâtir. Dès lors, la question se pose de savoir s’il y a des formes actives et d’autres passives. L’auteur répond que les mêmes formes sont à la fois actives et passives sous des rapports distincts : la chaleur est active en ce qu’elle permet à l’eau de cuire les pâtes, passive en ce qu’elle dispose l’eau à être transformée en vapeur. Et tout comme la puissance active est identique à l’acte premier qu’est la forme, la puissance passive est identique à l’être en puissance qu’est la matière disposée.
L’ouvrage analyse le mouvement, au chapitre 6, comme une seule et même actualité pour deux puissances (la puissance active et la puissance passive), mais qui se dédouble en deux accidents (l’action et la passion) pour deux sujets (l’agent et le patient). Pour expliquer que le mouvement, dans le mû, soit l’actualité extrinsèque de la puissance motrice, il rappelle qu’une puissance opérative n’est pas une puissance à l’égard de l’être, et n’est donc pas actualisée par une forme qui lui serait inhérente, mais par un acte qui en procède. Tandis que pour expliquer que l’action, qui désigne le mouvement dans sa dépendance au moteur, soit un accident extrinsèque à l’agent, il recourt au cas de l’habit : selon Thomas, un habit est un accident parce qu’il actualise la puissance de son sujet d’être habillé, mais n’est évidemment pas une forme inhérente à son sujet.
En somme, G. Frost propose le trajet explicatif suivant : l’eau est chaude en puissance, ce qui veut dire qu’elle a une puissance passive d’être réchauffée ; cette puissance passive est définie par son actualité : la passion ; la passion est identique au mouvement, qui est en même temps une action, c’est-à-dire l’actualité du pouvoir de l’agent ; ce pouvoir est à son tour identique à la forme de l’agent, dans lequel on trouve en outre une inclination naturelle, qui rend compte de la préexistence de l’effet dans la cause.
Le lecteur appréciera la limpidité avec laquelle sont exposés successivement les différents éléments impliqués dans l’efficience. J’ai dû laisser de côté de nombreux développements, souvent utiles, par exemple sur la causalité équivoque ou encore sur la causalité diffusive du bien. La clarté de l’exposé, tant dans son détail que dans son organisation, permet d’accéder avec une parfaite aisance, sur chaque point abordé, aux positions de l’auteur. Cette clarté, toutefois, tient aussi à un usage assez libre des textes et à l’absence de détours avec laquelle celle-ci établit ses positions comme identiques à celles de l’Aquinate, alors qu’elles sont, bien naturellement, discutables. Je voudrais à ce titre revenir sur deux points : la structure de l’agent et le rapport du mouvement au patient.
Du côté de l’agent, G. Frost identifie forme et pouvoir. Mais s’il arrive à Thomas de parler de la forme substantielle comme d’un pouvoir, il les distingue ailleurs nettement. L’auteur pourrait répondre que, s’agissant des formes accidentelles (comme la chaleur du feu), il n’y aurait qu’une distinction conceptuelle. Mais elle pose ensuite l’inclination naturelle comme un principe distinct. Or les passages et les exemples sur lesquels elle s’appuie concernent principalement les puissances rationnelles, qui sont des puissances des contraires et doivent donc être déterminées par un principe distinct. Si Thomas pose certes une inclination analogue chez les êtres irrationnels, il n’est pas évident que celle-ci (dans le cas du feu) soit autre chose que le pouvoir naturel lui-même, dès lors qu’il n’est déterminé qu’à un seul effet (chauffer). Devinant la perplexité de son lecteur, G. Frost souligne que l’inclination naturelle explique davantage que le pouvoir : elle explique que le feu chauffe alors que le pouvoir explique seulement qu’il puisse chauffer. Mais si l’on distingue autant d’éléments qu’il y a de principes explicatifs, alors il faut aussi distinguer, me semble-t-il, le pouvoir de la forme, parce que le pouvoir explique que le feu puisse chauffer, alors que la forme explique seulement qu’il soit chaud.
S’agissant du mouvement, Frost a tendance à le réduire à l’accomplissement conjoint des puissances actives et passives, comme si, pour le mû, il était essentiellement une passion. Ainsi, on lit : « le “mouvement” signifie l’actualité même qui est causée et reçue […] [et] les termes accidentels “action” et “passion” signifient chacun le mouvement avec un rapport différent à une substance différente » (p. 177). Cela ne me paraît pas tout à fait juste. L’action et la passion signifient toutes deux le mouvement comme rapport entre le moteur et le mû : la passion envisage ce rapport depuis le mobile, l’action depuis le moteur. S’il en est ainsi, alors la passion ne nomme pas proprement le mouvement dans son rapport au mobile : en tant qu’il est inhérent au mobile, le mouvement relève de la catégorie de son terme plutôt que de celle de la passion. C’est un détail, mais qui révèle la tendance de Frost à rabattre le mouvement même comme relation interne au mû à la relation externe entre le mû et le moteur.
En somme, on peut résister à l’identification de la forme au pouvoir du côté de l’agent, comme on peut résister à l’identification du mouvement à la passion du côté du patient. Cette double identification se laisse comprendre par le point de vue de l’auteur : parce que l’objet qu’elle vise est la relation entre agent et patient, il n’est pas surprenant que les relations internes à chacun apparaissent quelque peu écrasées, puisqu’elles sont orthogonales à celle qu’elle place au centre de son étude. Il s’agit donc avant tout d’un effet de perspective, qui ne compromet en rien la réussite de l’ouvrage. Celui-ci atteint son objectif, qui est d’extraire les éléments constitutifs de la causalité efficiente chez Thomas pour en donner une vue d’ensemble claire, distincte, et qui fera comme telle référence pour les travaux à venir sur la question.
Charles Ehret
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Pour citer cet article : Gloria Frost, Aquinas on Efficient Causation and Causal Powers, Cambridge, Cambridge University Press, 2022, 239 p., in Bulletin de philosophie médiévale XXIV, Archives de philosophie, tome 86/3, Juillet-Septembre 2023, p. 227-256.
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David BENNETT et Juhana TOIVANEN (dir.), Philosophical Problems in Sense Perception: Testing the Limits of Aristotelianism, Cham, Springer, « Studies in the History of Philosophy of Mind », 2020, 258 p.
Le champ des études sur les théories médiévales de la perception est en effervescence. S’il paraît naturel, dans un tel contexte, de resserrer l’angle historique (ainsi E. Băltuță (dir.), Medieval Perceptual Puzzles: Theories of Sense Perception in the 13th and 14th Centuries, Leiden-Boston, Brill, 2019) ou thématique (ainsi S. Mousavian et J. Fink (dir.), The Internal Senses in the Aristotelian Tradition, Springer, Cham, 2020), le présent volume adopte un plan large, couvrant, sans précision d’objet, l’aristotélisme tout entier, tel qu’il se déploie d’Aristote lui-même, à travers ses commentateurs grecs et ses lecteurs arabes, jusqu’au Moyen Âge latin. L’ouvrage se démarque cependant par sa progression dialogique : parmi les treize articles qui composent le volume, dix sont organisés en paires formées d’une étude suivie d’une réponse qui la discute ou la complète. Ainsi le lecteur a le sentiment d’être accompagné dans sa lecture par le livre même, qui lui ouvre un espace de discussion plutôt qu’il ne le confronte à une série d’exposés.
Les quatre premiers articles concernent Aristote. Victor Caston livre en ouverture une analyse approfondie de l’intentionnalité de la perception chez Aristote, qu’il interprète comme une « transduction » : l’organe ne reçoit pas la qualité sensible mais reçoit, selon une autre modalité, la proportion constitutive de cette qualité. C’est pourquoi, tout comme l’empreinte du sceau donne autorité au cachet de cire, la sensation fait autorité : elle est la marque, par sa proportion précise, d’une certaine réalité sensible, avec laquelle la perception entretient une relation intentionnelle. – Reste à savoir si ce qui est ainsi reçu est une part de la chose même ou seulement une représentation. Todd Ganson défend la seconde option : puisque l’abeille est, selon Aristote, dépourvue d’imagination, si elle va vers la fleur lorsqu’elle en sent l’odeur, c’est que l’odeur fonctionne comme la représentation d’une fleur absente. Mark Eli Kalderon répond que la fleur est perceptuellement présente par son odeur même, bien qu’elle soit spatialement à une distance que, précisément, la perception requiert. – Filip Radovic clôt la section sur Aristote par une lecture réductrice de l’exemple, à portée seulement didactique, des miroirs embués de rouge par le sang menstruel des femmes qui les regarde.
Les cinq articles suivants couvrent la période grecque et arabe. Attila Hangai étudie la façon dont Alexandre d’Aphrodise développe l’analogie d’Aristote entre le sens commun et le point géométrique : comme le centre d’un cercle, il réunit les sensations multiples voire contraires en une seule perception qui prend la forme d’un jugement. – Élisa Coda montre que Thémistius reprend d’Alexandre le problème de la perception simultanée de qualités contraires, mais en y répondant par une thèse qu’il lit chez Plotin, selon laquelle le sens commun relève d’un pneuma incorporel. Coda retrouve cette solution chez divers commentateurs de l’antiquité tardive et chez Avicenne. Jari Kaukua nuance toutefois ce dernier point. D’abord, le pneuma d’Avicenne est plus proche de celui de Galien que de celui de Thémistius, car il n’est pas incorporel : c’est un corps subtil. Ensuite, chez Avicenne, ce n’est pas le sens commun mais l’âme même qui, en tant que substance incorporelle, est le sujet de la perception. – Laura Hassan s’intéresse à la réception de la doctrine avicennienne de la vision dans la théologie ash’arite, en particulier dans l’œuvre de Sayf al-Dīn al-Āmidī (m. 631/1233). Au début de sa carrière, celui-ci défend contre al-Rāzī (m. 606/1210) la thèse d’Avicenne que la vision est une impression de formes représentatives. À la fin, il s’y oppose lorsqu’il doit établir, en théologien, que Dieu peut être vu et qu’il voit, ce qui implique que la vision soit indépendante d’une impression corporelle. Jon McGinnis suggère que la fluctuation de la position d’al-Āmidī n’est pas la marque d’une indécision, mais relève d’un certain relativisme théorique devenu courant dans la tradition islamique postclassique : des traités relevant de genres distincts, philosophique ou théologique, peuvent adopter des thèses incompatibles en vue d’une description efficace de leurs objets respectifs.
Les quatre derniers articles s’intéressent à deux auteurs latins : Jean de Jandun et Nicole Oresme. Aurélien Robert examine la manière dont Jean de Jandun reprend d’Alexandre d’Aphrodise l’idée que la vision est une relation analogue à « être à droite de ». Mais Jean distingue la réception d’une forme sensible et l’acte perceptif qui s’ensuit. Dès lors, la vision comme relation ne se réduit pas à une détermination extrinsèque (un cambridge change) puisqu’elle se conclut par une « altération perfective » du sujet qui devient réellement percevant. Sten Ebbesen remarque que Jean de Jandun, s’agissant de la diffusion instantanée des couleurs, suit une question du commentaire au De sensu de Raoul le Breton, question dont il livre en fin d’article une édition critique. – Christophe Grellard propose une lecture constructiviste de la théorie de la perception de Nicole Oresme. Pour Oresme, la connaissance perceptive revient aux sens internes : elle implique une opération discursive (discursus) qui sollicite un pouvoir de discernement (virtus distinctiva). Si Oresme reprend en cela les théories perspectivistes, C. Grellard montre qu’il les enrichit toutefois par une réflexion sur le rôle de l’attention et de l’habitude dans la formation de nos jugements perceptifs. José Filipe Silva va dans le même sens et insiste : chez Oresme, l’âme ne se contente pas de produire un jugement à propos d’un objet sensible qui lui serait donné, elle constitue ses objets. Non seulement les sensibles communs, comme le mouvement, sont construits par les sens internes, mais en outre l’attention est nécessaire à la perception des sensibles propres, car c’est seulement si nous sommes attentifs à ce qui frappe nos sens que la faculté sensitive « produit la sensation (agit sensationem) ».
L’unité du parcours est assurée par des questions récurrentes, comme celle de la matérialité de la sensation, de la perception comme jugement ou encore de la possibilité de l’erreur perceptive. Parce que souvent les paires d’articles qui se succèdent abordent des groupes d’auteurs qui se recouvrent partiellement, l’ensemble met fort bien en lumière les reprises et les transformations de problèmes identiques partagés par une même tradition. Enfin, par sa forme dialoguée, le recueil permet de prendre la mesure de la diversité des lectures dont cette tradition peut faire l’objet, et offre un beau modèle de ce que peut être un ouvrage collectif.
Charles EHRET
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Pour citer cet article : David BENNETT et Juhana TOIVANEN (dir.), Philosophical Problems in Sense Perception: Testing the Limits of Aristotelianism, Cham, Springer, « Studies in the History of Philosophy of Mind », 2020, 258 p., in Bulletin de philosophie médiévale XXIII, Archives de philosophie, tome 85/3, Juillet-Septembre 2022, p. 221-240.</p
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Véronique DECAIX et Ana María MORA-MARQUEZ (dir.), Active Cognition. Challenges to an Aristotelian Tradition, Cham, Springer, « Studies in the History of Philosophy of Mind », 2020, 196 p.
Connaître, c’est être informé. Telle est, du moins, la thèse aristotélicienne dominante : la connaissance est passive. L’ouvrage dirigé et introduit (chap. 1) par Véronique Decaix et Ana María Mora-Márquez s’intéresse, dans une première partie (chap. 2-6), aux inflexions subies par cette thèse dès les premiers lecteurs d’Aristote, puis aux résistances qu’elle rencontre au cours du Moyen Âge, à l’issue duquel la passivité de la connaissance est par endroits parfaitement effacée. Mais le problème demeure, comme en témoignent les discussions modernes et contemporaines sur l’activité du sujet connaissant, dont la seconde partie du recueil (chap. 7-9) donne des exemples.
Aristote lui-même considérait-il la connaissance comme purement passive ? C’est ce que soutient, audacieusement, Frans A. J. de Haas. Lorsque le Stagirite évoque un intellect productif en De anima III 5, il ne viserait rien de plus qu’une médiété acquise par l’intellect à la suite de la réception, par induction, des premiers intelligibles. Ensuite, la forme serait passivement déterminée en tant qu’intelligible par rapport à cette médiété, l’intellection étant sur ce point parfaitement analogue à la sensation. La connaissance active ainsi éliminée chez Aristote, de Haas en repère l’émergence, sous diverses modalités, dans le De intellectu d’Alexandre d’Aphrodise.
Introduite comme un détournement de la doctrine originelle d’Aristote, la connaissance active apparaît ensuite comme une des lignes de force qui organisent les théories médiévales. Parmi les quatre articles consacrés au Moyen Âge, ordonnés selon l’ordre chronologique de leur auteur cible, deux traitent de la perception, deux de l’intellection.
La perception comme activité est fondée sur le principe, tiré d’Augustin, qu’il n’y a pas de causalité ascendante, qui irait du moins noble (le corps perçu) au plus noble (l’âme qui perçoit). Les deux articles de José Filipe Silva et Elena Băltuță examinent la prégnance et les limites de cette thèse augustinienne. Selon Silva, elle absorbe la thèse averroïste d’un « sens agent », qui désigne alors le rôle actif qui revient à chaque sens (Jean de Jandun) ou, le plus souvent, à l’âme sensitive tout entière. Silva fait ainsi l’hypothèse heuristique d’un « augustinisme-averroïsant » dont relèverait, à divers titres, Jean Buridan, Ps. Blaise de Parme ou les Coïmbriens. – Băltuță s’intéresse à Robert Kilwardby et à son explication de l’attention sélective, explication qui semble aisée dans une théorie où la perception est une activité. Mais, chez Kilwardby, le choix par l’âme d’un objet de son attention s’explique surtout par une pondération passive des percepts selon les plaisirs et les peines auxquels ils ont été associés au cours de l’expérience.
L’intellection comme activité est contraire au principe aristotélicien qu’intelligere est quoddam pati. Ainsi, lorsque Dietrich de Frieberg confère à l’intellect le rôle de constituer l’intelligible, il paraît s’opposer frontalement à l’aristotélisme orthodoxe de Thomas d’Aquin. L’article de Véronique Decaix s’emploie à nuancer cette opposition, pour plusieurs raisons. Retenons-en deux. D’abord, la passion de l’intellect est pensée par Thomas en un sens minimal, comme une simple réception qui donne aussitôt lieu à une opération. Ensuite, pour Thomas, l’intellect de l’homme est en partie un intellect agent qui abstrait les formes intelligibles des données sensibles. Decaix montre ainsi que Dietrich ne rompt pas radicalement avec l’Aquinate car, si pour le premier l’intellect constitue l’intelligible plutôt qu’il ne l’abstrait, pour aucun des deux l’intellection n’est purement passive. – À la fin de l’époque médiévale, l’activité intellectuelle en vient à être formulée sans nuance. C’est ce qui ressort de l’étude d’Anna Tropia sur l’enseignement dispensé au sein des collèges jésuites parisiens à la fin du XVIe siècle. Là, l’espèce intelligible censément reçue par l’intellect matériel est tout bonnement éliminée. Il ne reste plus que l’acte d’un intellect qui s’active lui-même. La dépendance à l’égard du sensible ne tient alors qu’à la « coordination des facultés », d’après laquelle l’intellect calque sa connaissance sur la connaissance sensible, sans interaction.
Les trois derniers articles concernent les périodes moderne et contemporaine. Stephan Schmid propose une lecture fouillée de l’occasionnalisme de Malebranche à la lumière du principe de responsabilité épistémique que défend l’auteur de La recherche de la vérité. Si Dieu est la seule cause, en quoi suis-je responsable de mes erreurs ? S. Schmid montre que Malebranche répond au problème par une théorie non causale de la volonté : mon adhésion à ce qui apparaît consiste seulement à céder à la force du phénomène. La volonté libre de l’homme décide sans rien produire, ce qui permet à Malebranche de nous rendre responsable de nos erreurs bien que tout soit causé par Dieu. – Suit une note de Hamid Taieb sur Carl Stumpf, dont la thèse sur la connaissance comme activité est plus proche de la doctrine du verbe mental, qui vient d’Augustin et qu’on retrouve chez Thomas d’Aquin, que des doctrines de Scot et de Suarez où Stumpf croit pouvoir la lire. – Enfin, Vincent Grondin interroge le rôle constitutif de la perception dans le cas des objets historiques. Lorsque je vois une ruine, est-ce que je vois un objet dont je déduis qu’il est historique ou est-ce que, comme le pense Husserl, je vois un objet historique ? Explicitement, Wittgenstein préfère la première option, car il est possible qu’il n’y ait aucune différence visible entre une véritable ruine et un décor. Seulement, Wittgenstein considère l’indiscernabilité possible entre une perception et une hallucination comme insuffisante à les identifier. Grondin en conclut que les réticences de Wittgenstein à admettre la perception d’un objet historique sont, d’après Wittgenstein lui-même, infondées.
Le volume, par son volet moderne, témoigne d’une belle liberté éditoriale, ne craignant pas de risquer son unité pour offrir au lecteur un ensemble de pistes autrement plus suggestives que si le recueil s’était limité au Moyen Âge. L’ensemble convainc, non que la connaissance active soit un défi lancé de l’extérieur à une tradition aristotélicienne programmée pour y résister, mais plutôt qu’elle est un défi interne à l’aristotélisme qui détermine son développement. En ce sens, le recueil réussit, en traçant les différentes lignes de partage entre connaissance passive et connaissance active, à proposer une grille de lecture qui fait ressortir les innovations successives par lesquelles l’aristotélisme reste vivant, jusque dans la pensée moderne et contemporaine où l’on peut voir les questions qui l’animent ponctuellement ressurgir.
Charles EHRET
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Pour citer cet article : Véronique DECAIX et Ana María MORA-MARQUEZ (dir.), Active Cognition. Challenges to an Aristotelian Tradition, Cham, Springer, « Studies in the History of Philosophy of Mind », 2020, 196 p., in Bulletin de philosophie médiévale XXIII, Archives de philosophie, tome 85/3, Juillet-Septembre 2022, p. 221-240.</p
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Cristina CERAMI, Génération et substance. Aristote et Averroès entre physique et métaphysique, Berlin-Boston, De Gruyter, « Scientia Graeco-Arabica », 2015, 734 p.
L’ouvrage porte sur la doctrine de la génération substantielle, telle qu’elle est développée par Aristote puis réélaborée par Averroès dans la phase de maturité de son œuvre, celle des Commentaires Moyens et des Grands Commentaires. Son objectif est d’établir que la génération substantielle est, dans les deux systèmes, le point de rencontre où physique et métaphysique répondent ensemble à la question de savoir « ce qu’est la substance », pour affirmer que c’est, en un certain sens, la forme. Il s’agit donc d’une étude vaste, puisqu’elle porte sur l’intégralité de la philosophie naturelle d’Aristote et d’Averroès, et sans précédent, puisque l’unique monographie consacrée jusqu’à présent à la physique du Cordouan (Ruth GLASNER, Averroes’ Physics, Oxford, 2009) porte uniquement sur les commentaires à la Physique. Par ses traductions, l’ouvrage donne accès à un grand nombre de textes peu connus d’Averroès, et l’angle historique et thématique est suffisamment ouvert pour que chacun puisse se déployer librement, sans la pression directe d’une hypothèse qu’une étude plus brève devrait immédiatement vérifier. S’il est vrai que l’époque est aux études courtes et ciblées qui cartographient les positions pour les comparer, les évaluer et, en dernière instance, les départager, alors Génération et substance est, dans son effort de synthèse, d’un anachronisme rafraîchissant.
Le volume contient deux parties : la première, de moitié plus courte (p. 23-233), porte sur Aristote, la seconde (p. 237-671) sur Averroès. Assurément, chacune pourrait constituer un livre à part entière. Pour autant, l’unité de l’ouvrage n’est nullement compromise. Certes, les innovations d’Averroès sont dans bien des cas dictées par sa situation historique propre, et notamment par le besoin de déconstruire le platonisme d’Avicenne et, au-delà, la théologie du kalām, en particulier la théologie ašʿarite, cible privilégiée d’Averroès selon C. Cerami (p. 532, 569). Cet aspect fait l’objet de développements nourris et on ne saurait en exagérer l’importance pour la compréhension de la philosophie naturelle du Cordouan. Toutefois, le « néo-aristotélisme » qu’Averroès développe remonte, comme y insiste C. Cerami, à Alexandre d’Aphrodise, dont la pensée est bien évidemment étrangère à de telles confrontations. Il est ainsi clair que la reconstruction d’Averroès n’est pas seulement appelée, indépendamment de son inspiration aristotélicienne, par le contexte polémique dans lequel il est engagé, mais aussi par les esquisses que contient en elle-même, et inévitablement, la théorie inaugurale d’Aristote. Son analyse détaillée, en première partie, permet à la seconde de montrer précisément qu’Averroès, d’abord et avant tout, est un aristotélicien.
Les deux parties de l’ouvrage suivent le même plan. Elles commencent par l’exposition des principes épistémologiques qui permettent l’organisation et l’unification du corpus physique. Suit l’étude ordonnée des lieux – au sein dudit corpus – qui traitent de la génération, soit une lecture, dans l’ordre, de Physique I (théorie générale), du traité De la génération et la corruption (théorie des éléments), de la Génération des animaux (biologie) – et de leurs commentaires dans la partie sur Averroès. Enfin, C. Cerami examine Métaphysique Z 7-9 et son commentaire rushdien, afin de montrer le sens de l’insertion, au cœur de la métaphysique aristotélicienne, de la doctrine physique de la génération substantielle. Ce plan pourrait donner l’impression que l’enjeu de l’ouvrage est essentiellement épistémologique : unifier un corpus physique en un système que l’on parcourt ensuite, pour en livrer les résultats au métaphysicien et ainsi « souder la science du devenir à la science de l’être » (p. 534). Les opérations décisives seraient la première (l’unification de la philosophie naturelle) et la dernière (la soudure à la philosophie première). Et, en effet, les premiers chapitres de chaque partie, dans l’effort de systématisation qu’ils déploient, peuvent donner l’impression que la réussite de cette opération est cruciale et décide de la suite. Mais cette impression est sans doute trompeuse. D’abord, ces systématisations sont évidemment fragiles, comme en témoignent les deux schémas qui les résument et où apparaît, pour chacun, une anomalie révélatrice de la difficulté de faire correspondre exactement un corpus à la science qui s’y déploie. Ensuite, si une science particulière, pour être comprise, suppose acquis les résultats de la science plus générale qu’elle mettra en application, cette application, on va le voir, déforme le cadre de départ au point de le rendre méconnaissable et de faire apparaître qu’il est en vérité fort peu contraignant. Ainsi, « le schéma que Physique I nous fournit est, pour ainsi dire, une coquille vide » (p. 55) ; plus précisément, « le modèle des deux contraires est un modèle en soi vide, qui doit être interprété à la lumière de la structure réelle de l’univers (p. 113) ».
L’essentiel n’est donc ni le contexte polémique, ni l’architecture scientifique dans laquelle s’inscrit la doctrine de la génération substantielle, mais la « génération substantielle » elle-même, dans la nécessité interne que cette formule et ce qu’elle désigne renferment. Pour qu’il y ait « génération substantielle », il faut, d’une part, que le processus génératif n’ait aucun substrat en acte (sans quoi il s’agirait d’un changement accidentel), d’autre part, qu’il ne soit pas le fait d’agents surnaturels (sans quoi il ne s’agirait plus d’un changement). En ce sens, « le grand enjeu de la lecture qu’Averroès propose de la génération substantielle » est « d’échapper aux Charybde et Scylla de l’hylémorphisme : la réification de la matière, d’un côté ; le fait d’attribuer à l’intelligible une fonction véritablement agente, de l’autre côté » (p. 444).
La manœuvre par laquelle Aristote et Averroès parviennent à éviter ces deux écueils, et que l’ouvrage ressaisit dans les chapitres centraux de chacune de ses parties, est complexe. Elle consiste, en bref, à dématérialiser le substrat dont l’existence est démontrée en Physique I. Le fil rouge de l’ouvrage est là : dans la série des étapes par lesquelles la « matière » se mue en une partie de la forme, de sorte que la génération substantielle se révèle un processus entièrement formel, bien que naturel. C. Cerami montre, en ce sens, que la forme substantielle, telle que la génération la donne à penser, est moins la forme d’une matière que ce qu’Alexandre d’Aphrodise nomme une « forme de formes » (n. 194 p. 355). Ainsi, le « néo-aristotélisme » dans lequel C. Cerami inscrit Averroès est, pour reprendre le mot de M. Rashed à l’endroit d’Alexandre, un « essentialisme », c’est-à-dire un « formalisme », voire un « ultraformalisme » (p. 163) où la composition entre forme et matière s’efface au profit d’une composition entre formes de niveaux distincts. Reprenons les différentes étapes de cette transformation, qui commence dans l’œuvre même d’Aristote.
Les premières étapes peuvent être ressaisies brièvement. D’abord, lorsqu’Aristote élabore sa théorie générale du devenir, la « matière » nomme une fonction : « Il ne faut pas admettre l’existence d’une matière première commune à tout étant engendré, mais une fonction “substratique” partagée par tout ce qui demeure dans les diverses générations » (p. 69). Ensuite, dans le cas de la génération des éléments, cette fonction est remplie par une qualité : la qualité qui demeure dans la transformation élémentaire sert de substrat (p. 114, où C. Cerami suit R. Brague). Enfin, dans le cas de la génération directe d’un élément à partir d’un autre avec lequel il ne partage aucune qualité, cette fonction est remplie par une qualité qui advient au cours même de la génération. Ce dernier cas semble extrême et l’on pourrait, semble-t-il, aisément y échapper. Mais C. Cerami, non seulement ferme toute issue, et maintient qu’Aristote admet la transformation du feu en eau (n. 72 p. 122), mais fait de ce cas extrême un cas révélateur, à la lumière duquel le processus génératif apparaît pour ce qu’il est : un processus au cours duquel advient son propre substrat. « La génération absolue n’est donc pas un simple processus de remplacement de deux contraires, mais la constitution d’un nouveau ὅλον » (p. 122).
À ce point, il semble clair que la « puissance qualitative » (p. 125), dans la mesure où elle assume le rôle de substrat, ne saurait être un simple accident. Ce doit être, remarque C. Cerami, une « “propriété” d’un type particulier » (p. 116) qui, chez Aristote toutefois, n’a pas de nom. C. Cerami propose de l’identifier aux « accidents par soi » des Analytiques Postérieurs I 4, auxquels elle identifie également ce qu’Averroès appelle les « accidents propres », c’est-à-dire les « concomitants ou les accidents essentiels du sujet, qui déterminent les étapes qualitatives de la génération substantielle » (p. 399). Cela même est une réélaboration, par Averroès, de la thèse d’Alexandre selon laquelle la chaleur du feu appartient à des « qualités d’un type particulier, différentes des qualités accidentelles en raison de leur proximité avec la substance » (p. 398).
Tel est le vrai héros, conceptuel, de l’ouvrage, qu’Aristote devine, qu’Alexandre repère, et qu’Averroès débusque : cet accident qui n’en est pas un, parce qu’il est nécessairement uni à la substance, dont il est un conséquent essentiel. En effet, c’est par son truchement que la forme advient en une matière qualitative déjà sienne, et c’est lui qui, ainsi, « fixe l’épicentre de la génération substantielle » (p. 525). Pour prendre un exemple trivial : lorsque le feu brûle le bois jusqu’à ce qu’il s’enflamme, le substrat de la génération du feu est le bois chaud, où le chaud doit être pensé, dès l’entame du processus, comme la qualité substantielle du feu, et non comme un simple accident du bois. Ainsi la fonction de substrat est-elle remplie sans que celui-ci n’échappe à la forme, donc sans que rien ne compromette l’unité, c’est-à-dire la substantialité du tout engendré. C. Cerami montre comment l’avènement de qualité substantielle est précisément conceptualisé par Averroès : c’est une « altération substantielle », au terme de laquelle se produit instantanément la génération proprement dite, c’est-à-dire la venue de la forme. La génération substantielle est ainsi un « mouvement composé » d’une altération substantielle et d’un « changement par accident », l’avènement de la forme (p. 395 sq.).
L’étude de la génération animale permet d’abord de montrer que l’analyse de la génération élémentaire peut être maintenue dans le cas des corps complexes. C. Cerami montre en effet que la matière propre de l’être engendré est le sang menstruel, mais seulement dans la mesure où il reçoit la chaleur vitale de la semence, qui a le statut d’une qualité. La chaleur vitale est ainsi une qualité progressivement acquise au cours du processus génératif, et dont l’intensification s’achèvera par l’apparition de l’âme (p. 526). Ici encore, le substrat de la génération n’est pas une matière indifférente, mais une matière propre, que la forme même, pour ainsi dire, se donne. L’étude de la génération animale permet ensuite d’approfondir le statut de la qualité substantielle. Aristote avait déjà suggéré que la chaleur vitale est un instrument de l’âme (p. 133). Averroès suit cette suggestion, en la détaillant considérablement. Selon lui, « la semence est l’outil de la vertu formative par sa partie aérienne » (texte cité p. 505), la virtus formativa n’étant autre que l’âme même du géniteur en puissance ou, mieux, en tant que puissance, où « puissance » désigne un principe de mouvement, ce qu’est justement l’âme (p. 515). La forme substantielle est donc déjà à l’œuvre dans cette qualité – la chaleur vitale – par laquelle elle dispose la matière à la recevoir.
Le principe de synonymie défendu en Métaphysique Z 7-9 permet d’achever la démonstration. Le sens de ce passage inséré a posteriori est en effet, selon Averroès, d’établir la validité universelle du principe de synonymie : c’est un homme qui engendre un homme. Ce principe indique la présence nécessaire d’une forme identique, donc elle-même incorporée, à l’origine de tout processus génératif. Ainsi, « la forme préexiste toujours, en tant qu’elle est forme de ou dans la cause efficiente ou bien forme d’une partie qui précède le produit engendré » (p. 572). En définitive, tel est le résultat que le physicien livre au métaphysicien et dont celui-ci doit tenir compte, s’il veut rejeter l’hypothèse platonicienne des formes séparées, et montrer que la forme, qui est substance, est ce qui, au niveau du sensible, se perpétue soi-même dans la génération.
À l’issue de ce parcours, le plus spectaculaire est le renversement auquel il procède. Alors que la théorie générale du devenir pose une matière substrat qui demeure identique dans le passage de la privation à la forme, la génération substantielle demande in fine de penser une qualité-substrat qui advient progressivement, sous l’influence d’une forme qui, elle, n’est pas engendrée au cours du processus, mais qui est toujours là. Assister à ce renversement constitue certainement un des principaux intérêts philosophiques de l’ouvrage, qui offre ainsi une clé de lecture indispensable à la compréhension du développement au long cours de l’aristotélisme.
Charles EHRET (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
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Pour citer cet article : Charles EHRET, « CERAMI, Cristina, Génération et substance. Aristote et Averroès entre physique et métaphysique, Berlin-Boston, De Gruyter, « Scientia Graeco-Arabica », 2015 » in Bulletin de Philosophie médiévale XIX, Archives de Philosophie, tome 81/3, Juillet-septembre 2018, p. 641-672.
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Thomas D’AQUIN, L’âme et le corps. Somme de théologie, Première partie, questions 75 et 76, traduction Jean-Baptiste Brenet, Introduction Bernardo C. Bazán, Paris, Vrin, « Sic et non », 2016, 230 p.
Le présent livre propose de lire séparément les questions 75 et 76 de la prima pars de la Somme de théologie de Thomas d’Aquin. Les deux questions sont présentées en latin, traduites par J.-B. Brenet et introduites par une importante étude de B. C. Bazán (p. 7-113).
D’autres traductions de ce passage existaient déjà, et une autre est parue depuis (cf. Somme théologique. L’âme humaine. Ia, Questions 75-83, trad. J. Wébert, Paris-Tournai-Rome, Cerf, 1928 ; trad. A.-M. Roguet, Paris, Cerf, 1984, p. 649-724. ; trad. F.-X. Putallaz, Cerf, Paris, 2018). Aucune, toutefois, ne colle au texte autant que la traduction de J.-B. Brenet, qui ne craint pas de parler, par exemple, d’« espèces (species) », d’« intelliger (intelligere) » ou de « fantasmes (phantasma) », là où d’autres parlent de « formes », d’« acte d’intellection » ou d’« images ». Au vu de l’extrême technicité du propos – tout particulièrement lorsque Thomas discute la noétique d’Averroès, dont Brenet est spécialiste – il est précieux de disposer d’un texte français qui laisse aussi nettement paraître l’original, et qui sait éviter les pièges de transposition (un seul exemple : lorsque Thomas dit que l’espèce intelligible « habet duplex subiectum », toutes les traductions précédentes faisaient l’économie de la notion, pourtant cruciale, de sujet). L’apparat est réduit à l’essentiel et se contente d’indiquer les sources, avec de rares et brefs commentaires. On regrette seulement l’absence d’une note du traducteur, aussi courte fût-elle, qui nous aurait indiqué, notamment, l’édition suivie, même si l’on se doute que c’est la Léonine.
Les q. 75-76 appartiennent à la section (q. 75-102) consacrée à l’homme, et plus précisément à la première partie (q. 75-89) qui traite « de la nature de l’homme (de natura ipsius hominis) », dont elles forment la première sous-partie. Dans le prologue consacré à l’ensemble de la section, qui en donne le plan et dont les éditeurs tirent leurs titres, Thomas annonce la sous-partie formée par les q. 75-76 en expliquant qu’elle portera « sur l’essence de l’âme (ad essentiam animae) ». Puis il présente chaque question : la q. 75 traitera « de l’âme prise en elle-même (de ipsa anima secundum se) ; la q. 76 « de l’union de l’âme au corps (de unione eius ad corpus) ».
À la lumière de ce plan, la présentation donnée ici peut surprendre. En effet, la q. 75 est intitulée : « De l’homme, qui est composé d’une substance spirituelle et d’une substance corporelle ». Or ce titre ne correspond pas à la question 75, mais à la section qui porte sur l’homme (q. 75-102). De plus, parmi les quelques variantes qu’offrent les différents manuscrits, qui ne sont pas indiquées ici, il y en a une qui concerne la formule malencontreusement retenue pour servir de titre à la q. 75. En effet, dans « de homine, qui ex spirituali et corporali substantia componitur », on peut lire natura à la place de substantia. Adopter cette lecture aurait permis d’éliminer de la formule le dualisme substantiel qu’elle suggère et d’atténuer « la difficulté qu’on a d’y trouver un sens définitif, unique et indiscutable », soulignée par Bazan au début de son introduction (p. 13). Surtout, intituler la question 75 « De l’âme prise en elle-même » plutôt que « De l’homme, qui est composé d’une substance spirituelle et d’une substance corporelle », aurait peut-être évité le curieux titre L’âme et le corps, et invité à intituler l’ensemble des deux questions conformément aux indications de Thomas : « L’essence de l’âme ». – Toutefois, ces quelques approximations, minimes, offusquent moins le sens des q. 75-76 qu’elles ne révèlent l’ambition du livre. En effet, garder la substantia de la formule et s’en servir pour intituler la question 75, cela autorise un titre d’ensemble, L’âme et le corps, qui permet de suggérer dès la couverture que l’on veut ici affronter une difficulté, une difficulté qui tient précisément à un reste non digéré de dualisme dans la doctrine de Thomas.
L’introduction de B. C. Bazán a pour fonction d’isoler et d’expurger cette difficulté. Après avoir rappelé le contexte historique et littéraire dont relève la Somme (p. 9-12), le savant argentin décrit et justifie sa méthode (p. 12-19). Il s’agit d’extraire une doctrine philosophique du propos théologique de l’Aquinate et de donner ainsi l’« esquisse d’une anthropologie philosophique selon Thomas d’Aquin ». Le projet est de faire pour l’anthropologie ce que John F. Wippel a fait pour la métaphysique (The Metaphysical Thought of Thomas Aquinas. From Finite Being to Uncreated Being, Washington, The Catholic University of America Press, 2000) : reconstruire la doctrine de l’Aquinate selon les principes de la science philosophique, qui part des créatures, les étudie pour ce qu’elles sont et selon la lumière naturelle. Puisque ces principes scientifiques sont énoncés par Thomas, leur application peut se réclamer de lui, même si Thomas lui-même ne les a jamais appliqués, tout occupé qu’il était à sa tâche de théologien. Mais ne s’agit-il pas là d’une abstraction historique ? Le contenu philosophique de l’œuvre thomasienne ne constitue-t-il pas, comme l’a défendu Gilson, une « philosophie chrétienne », nourrie par la théologie, et qui ne saurait subsister sans elle ? La réponse de Bazán est à la fois habile et audacieuse : il assume pleinement qu’il s’agit d’une abstraction, mais précise, en recourant à la doctrine de Thomas, que « l’abstraction de choses qui sont unies dans la réalité est possible, et ne conduit pas à l’erreur, si l’intelligibilité de la chose abstraite ne dépend pas de l’autre à laquelle elle est unie » (p. 15). Remarquons que cette réponse n’est que partielle : si théoriquement la philosophie, parce qu’elle a des principes propres, peut être exfiltrée du cadre théologique, où elle n’agit que comme servante, de façon à obtenir une doctrine intelligible, au sens où elle est à la fois cohérente et complète, il n’est pas garanti pour autant que la doctrine obtenue soit historiquement intelligible. En ce sens, le plus intéressant, dans la réponse de Bazán, nous semble être sa part tacite : l’intelligibilité visée n’est pas historique mais strictement philosophique. Il ne s’agit pas de décrire l’anthropologie de Thomas d’Aquin, mais de construire une anthropologie selon Thomas d’Aquin. La méthode adoptée, en assumant pleinement de tirer du système théologique de Thomas un contenu philosophique qui n’y existe pas à l’état séparé, permet de l’actualiser. Ce n’est pas son moindre mérite.
Sa méthode défendue, Bazán s’emploie à déterminer « la place de l’être humain dans l’univers » (p. 19-64). Pour cela, il part de la substance, puis en examine les différentes compositions : de matière et de forme, de puissance et d’acte, enfin d’être et d’essence. Il aboutit à la personne humaine, c’est-à-dire à la substance individuelle (hypostase) de nature rationnelle, qu’il pointe comme sujet de l’être, du devenir et de l’agir. On tient là, dans ces quelques pages, un condensé d’ontologie thomiste qui réussit à être en même temps d’une extrême densité et d’une extrême clarté. Le propos est constamment démonstratif, ne semble faire l’économie d’aucune subtilité doctrinale, et il est généreusement annoté, de sorte que chaque étape de la progression résonne, en bas de page, à travers l’œuvre entière de Thomas, jusqu’à ses sources.
La suite consiste à appliquer les acquis de cette synthèse à la psychologie de Thomas, et d’abord aux q. 75-76. Principalement, il s’agit de montrer que l’âme est la forme substantielle du composé, donc qu’elle est une partie de la substance : elle n’est ni le sujet de l’être, ni le sujet d’aucune opération. Cette doctrine s’affermit et se précise, montre Bazán, lorsque Thomas argumente contre Averroès au moyen de la formule « cet homme-ci pense (hic homo intelligit) » (p. 86), dont l’évidente vérité signifie que même l’opération de penser a comme sujet l’homme tout entier, et pas seulement l’âme. Toutefois, Thomas soutient, en q. 75, a. 2, que l’âme humaine est subsistante (sujet de l’être) parce qu’elle est le sujet d’une opération incorporelle, la pensée. Il y a ici un problème de cohérence, insoluble selon Bazán : « la tension entre la métaphysique de Thomas (qui attribue l’être et l’agir à la substance première) et cette affirmation de sa théorie de la connaissance (qui attribue une opération à une partie de la substance) s’approche trop d’une contradiction ouverte » (p. 95). Des deux membres de cette contradiction, c’est le fondement du second qu’il faudrait rejeter, c’est-à-dire la thèse selon laquelle la pensée s’accomplit « sine communicatione corporis » (p. 97). L’opération intellective a en effet un rapport essentiel à l’imagination, conformément à la thèse aristotélicienne que « jamais l’âme ne pense sans images » (De l’âme III, 7, 431a 14-18, cité p. 98). Chez Thomas, ce rapport est triple : « l’intellect n’opère pas sans images, […] il est en puissance à l’égard d’intelligibles selon qu’ils sont dans les images, et […] il comprend les espèces intelligibles dans les images » (p. 103-104). Après avoir précisé ces trois thèses, Bazán conclut : « l’intelliger n’est pas une opération que l’intellect réalise “per se” », donc « l’âme n’est pas subsistante, mais forme substantielle dépendant du corps pour être et pour agir » (p. 108).
Cette conclusion pourrait être discutée. Dire que l’intellection suppose des images, ce n’est pas dire qu’elles « font partie de l’intellection elle-même » (p. 99) ; dire que l’intellect pâtit de l’intelligible dans l’image comme le mobile pâtit du moteur, cela ne suppose rien de plus entre eux qu’un simple contact ; enfin, dire que l’intelligible est compris dans l’image signifie qu’elle vérifie la pensée, non qu’elle la constitue. Bazán, visiblement conscient des éventuelles réticences que pourrait lui opposer son lecteur, ajoute, rapidement, un dernier argument : « les formes substantielles ne sont pas connues, selon Thomas », de sorte que « la saisie de l’essence est une illusion. Nous ne connaissons et distinguons les choses, poursuit-il, que par les accidents […]. Or, les accidents sont connus par les sens. C’est donc par des puissances corporelles que nous connaissons la réalité » (p. 108). Cet argument est décisif, car c’est seulement si nous connaissons les essences au moyen des images (et pas seulement à partir des images, au contact des images et en vue des images) que la pensée impliquera le sensible, donc le corps, dans son opération. Mais cet argument, rapide, est aussi « paradoxal » (ibid.) ; en effet, « la notion d’essence devient peu significative si les formes substantielles sont ignotae » (p. 109). C’est à ce point que l’interprétation de Bazán entre en tension avec son objet, en une tension qui, à son tour peut-être, « s’approche trop d’une contradiction ouverte ». Qui voudrait discuter la lecture stimulante du chercheur argentin devrait certainement la prendre par ce bout.
Au terme de l’introduction, la thèse de la subsistance naturelle de l’âme humaine défendue dans la q. 75 se révèle parasitaire. Vieux reste d’un dualisme dont on trouve encore des traces chez le jeune Thomas (p. 13), chez le Thomas de la maturité, elle doit être identifiée à un corps théologique étranger qu’il faut éliminer de son anthropologie philosophique. Cette élimination revient à faire payer à Thomas le prix de son opposition à Averroès, car on ne peut pas, semble-t-il, dire hic homo intelligit et soutenir en même temps que la pensée est une opération que l’âme accomplit par soi. L’âme et le corps montre ainsi que, dans cette expérience de pensée qu’est la « philosophie de Thomas d’Aquin », tout compte fait, il n’y a pas « l’âme et le corps », mais seulement l’homme.
Charles EHRET (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
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Pour citer cet article : Charles EHRET, « Thomas D’AQUIN, L’âme et le corps. Somme de théologie, Première partie, questions 75 et 76, traduction Jean-Baptiste Brenet, Introduction Bernardo C. Bazán, Paris, Vrin, « Sic et non », 2016 » in Bulletin de Philosophie médiévale XIX, Archives de Philosophie, tome 81/3, Juillet-septembre 2018, p. 641-672.