Auteur : Charles Girard
Roger BACON, Des signes, avant-propos, introduction, traduction et commentaire par I. Rosier-Catach, L. Cesalli, F. Goubier et A. de Libera, Paris, Vrin, « Sic et non », 2022, 499 p.
Le volume construit autour de la traduction française du De signis de Roger Bacon, auquel ont contribué Irène Rosier-Catach, Laurent Cesalli, Frédéric Goubier et Alain de Libera, est le point d’achèvement de plus de quarante années de travaux ayant impliqué un grand nombre de chercheurs européens. Il est avant tout extrêmement utile : il présente la traduction française de ce texte important de Roger Bacon, accompagné du texte latin (dans son édition de 1978 par Karin M. Fredborg, Lauge Nielsen et Jan Pinborg, légèrement revue par endroits, en prenant en compte, lorsqu’elles s’y prêtaient, les corrections proposées par Thomas S. Maloney en 2013 à l’occasion de sa traduction anglaise du traité), mais aussi d’un avant-propos, d’une introduction, d’une notice, d’un commentaire paragraphe par paragraphe et d’annexes. Le tout forme un objet – les auteurs le reconnaissent – complexe, mais cette complexité est au service de l’analyse du texte et du bon inventaire de la littérature s’y étant consacrée.
L’avant-propos, signé par Alain de Libera, revient sur la genèse du projet depuis les années 1980 (et avant) et ses aléas, mais surtout envisage le De signis comme un élément, parmi d’autres, permettant d’appuyer, en particulier auprès des non-spécialistes (c’est aussi l’intérêt d’une traduction), la réintégration du Moyen Âge en histoire de la philosophie. Le texte est présenté comme constituant un contre-exemple au récit précédemment dominant selon lequel cette période ne serait qu’une continuation stérile de l’Antiquité, pour le dire trop brièvement.
L’introduction présente notamment le statut ontologique du traité : conservé dans un unique manuscrit, Oxford, Bodleian Library, Digby, 55, le texte fut retrouvé par J. Pinborg et identifié comme une partie manquante (III, 3, 1) de l’Opus maius de Bacon (traité composé à partir de 1260, s’inscrivant dans la deuxième vague de traités baconiens), sur la base des descriptions fournies par Bacon lui-même ailleurs, notamment dans l’Opus tertium. Mais cette partie retrouvée est elle-même incomplète, à deux titres : d’une part, parce que le texte s’interrompt en plein milieu d’un exposé (celui sur la répétition inutile, nugatio), d’autre part, parce que certains des résumés indiquent qu’une autre section devait suivre. Le volume pèse prudemment les différentes hypothèses existantes quant à la nature de l’un et l’autre manques (surtout du premier, pour lequel aucun indice clair ne subsiste). Cela dit, il est rappelé à diverses occasions au lecteur que, même incomplet, le De signis se suffit à lui-même. On peut difficilement ne pas partager cette impression du fait que la construction de l’ensemble apparaît cohérente : les distinctions initiales mises en place par le traité ont déjà trouvé leur utilité dans la résolution d’un certain nombre de questions philosophiques avant l’interruption.
Le volume met d’ailleurs particulièrement bien en valeur la richesse philosophique du texte : double relation de signification du signe, l’une à l’interprète, l’autre au signifié ; priorité de la relation du signe à l’interprète ; réimposition quotidienne (et souvent insoupçonnée) des signes institués volontairement ; les mots imposés pour signifier les choses en dehors de l’âme les signifient directement elles-mêmes ; un mot peut donc perdre son signifié ; impossibilité pour un même signe de signifier une chose existante et une autre non existante sans réimposition. Le commentaire propose une interprétation originale du fameux passage baconien dit du cercle de vin, signe institué volontairement pour signifier le vin disponible dans la taverne, d’après Bacon. Dans ce passage, Bacon affirme que, s’il n’y a plus de vin dans la taverne, le cercle posté à l’extérieur de la taverne perd sa signification, et si un promeneur, par habitude sans doute, continue de le prendre comme signe, il doit être réimposé pour signifier du vin imaginaire. Le problème central vient ici du fait que le promeneur ignorant la pénurie est poussé à réimposer le signe du fait de cette pénurie, ce qui semble contraire avec l’idée que le cercle de vin est un signe institué ad placitum, selon le bon plaisir de l’impositeur. Le commentaire propose l’idée que la liberté est maintenue, dans la mesure où le promeneur est toujours libre de valider ou non la perte du signifié. Sur l’interprétation, d’ailleurs toujours discutable, de ce difficile passage, le lecteur pourra aussi consulter, par contraste, les autres études récentes touchant à ce sujet publiées par Irène Rosier-Catach (« Multa vocabula ceciderunt ab usu. Les mots, le cercle de vin, et le beneplacitum du locuteur », dans P. Borsa et al. (dir.), Per Enrico Fenzi. Saggi di allievi e amici per i suoi ottant’anni, Florence, La Lettere, 2020, p. 25-41) et Frédéric Goubier (« Ad illud cui significat. Le locuteur-roi et courroie », in L. Cesalli et al. (dir.), Ad placitum. Pour Irène Rosier-Catach, t. II, Canterano, Aracne, « Flumen sapientiae », 2021, p. 355-364).
En dehors de l’impression d’exhaustivité qui se dégage du volume, deux points méritent tout particulièrement d’être relevés. D’une part, le fait que la traduction privilégie la clarté. En témoigne, par exemple, l’utilisation de « représentation mentale » pour rendre species au sens non porphyrien du terme. D’autre part, le parti pris fructueux d’insister fréquemment sur la présence souterraine d’Augustin (palpable déjà dans le lexique, signum étant préféré au boécien nota).
Le volume constitue une introduction hors pair au texte baconien, et suscitera, sans nul doute, de nouvelles études sur Bacon et ses contemporains.
Charles Girard
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Pour citer cet article : ROGER BACON, Des signes, avant-propos, introduction, traduction et commentaire par I. Rosier-Catach, L. Cesalli, F. Goubier et A. de Libera, Paris, Vrin, « Sic et non », 2022, 499 p., in Bulletin de philosophie du Moyen Âge XXV, Archives de philosophie, tome 87/3, Juillet-Septembre 2024, p. 199-202.