Auteur : Chiara Magni
Francesca Iannelli & Mariannina Failla (dir.), Philosophy and Madness. From Kant to Hegel and Beyond, Milano, Mimesis International, 2023, 232 p.
Cet ouvrage collectif se propose de réfléchir sur le thème de la folie en étudiant l’influence que le criticisme et l’idéalisme allemand ont exercée sur la pensée philosophique, scientifique et psychanalytique des XIXe et XXe siècles. C’est surtout à propos de Hegel qu’il fait preuve d’originalité, tant par le choix d’approfondir un thème relativement négligé que par son orientation méthodologique. En effet, même si la Hegel-Forschung a connu un véritable tournant anthropologique au cours des trois dernières décennies, nous trouvons dans cette étude une tendance inédite, qui ne se limite nullement à une sélection ni à une exégèse des passages clés du texte hégélien sur la maladie mentale, mais qui restitue sa configuration multiforme, allant de sa fonction dramatique et symbolique au sein de la Phénoménologie de l’esprit à la théorisation d’une véritable psychopathologie dans l’Anthropologie, sans ignorer ses implications juridico-morales dans la philosophie du droit de Hegel : c’est en cela que semble résider la fécondité de la pensée hégélienne de la déraison, dont l’influence est identifiable précisément dans le dévoilement progressif des potentialités insoupçonnées de la folie dans le processus conduisant, sinon à son ennoblissement, du moins à sa légitimation. Sur le plan structurel également, le volume reflète l’ambition de suivre les étapes de la systématisation théorique, de la régulation puis de la déconstruction progressive du thème de la folie tout en mettant en évidence l’intérêt de sa déclinaison littéraire et poétique ainsi que son potentiel libérateur et régénérateur.
Les trois premières études sont consacrées à la reconstitution du débat sur la folie au XIXe siècle, depuis l’émergence de la notion d’« inconscient » dans le débat philosophique français, en passant par la nosologie codifiée par Kant, jusqu’à la théorisation hégélienne de la maladie mentale comme contradiction pathologique. Suivent les contributions de Nicolae Râmbu et Klaus Vieweg : tandis que le premier se concentre sur la dimension tragique de la folie dans la Phénoménologie de l’esprit, le second explore le potentiel éthique du « donquichottisme », où la sagesse prend l’apparence de la folie et où le sérieux est dissimulé dans le rire. L’étude de Francesca Iannelli illustre particulièrement bien le mode de pensée par constellations : elle combine des éléments biographiques et des suggestions théoriques pour reconstruire la rencontre manquée entre Hegel et Kaspar Hauser, en révélant le potentiel dialectique et humain de la Bildung hégélienne. Il en va de même pour la contribution de Giulia Battistoni qui, après une reconstruction systématique des implications morales et juridiques du dérangement mental chez Hegel, réfléchit à la reprise des catégories hégéliennes par des juristes tels qu’Albert Friedrich Berner et Christian Reinhold Köstlin, et donc à la réglementation du déséquilibre mental dans la codification juridique de l’époque. Les trois dernières contributions sont enfin consacrées à la réflexion sur la folie qui marque le passage du XIXe au XXe siècle.
S’il est vrai que l’on peut éprouver un sentiment de désorientation face à un tel éventail de recherches, il reste que le mérite de ce volume est précisément la restitution de la plurivocité des manières de concevoir la folie, issues de traditions et d’époques différentes, qu’une analyse par constellations permet de relier entre elles, suggérant au lecteur des perspectives d’investigation singulières et novatrices. L’entrelacement de l’art, de la philosophie et de la folie offre ainsi une occasion précieuse d’explorer les recoins de la psyché humaine et de faire place aux « lumières » de la déraison, de sorte que même les auteurs des « architectures systématiques les plus solides et les plus transparentes jamais conçues » révèlent leur inclination – souvent insoupçonnée – à ne pas fuir les ombres de la raison.
Chiara Magni (Università degli Studi Roma Tre/Université Paris-I Panthéon-Sorbonne)
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Pour citer cet article : Francesca Iannelli & Mariannina Failla (dir.), Philosophy and Madness. From Kant to Hegel and Beyond, Milano, Mimesis International, 2023, 232 p., in Bulletin hégélien XXXIV, Archives de philosophie, tome 87/4, Octobre-Décembre 2024, p. 155-192.
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Giulia BATTISTONI, Azione e imputazione in G.W.F. Hegel alla luce dell’interpretazione di K.L. Michelet, Napoli, Instituto Italiano per gli Studi Filosofici Press, 2020, 240 p.
L’ouvrage de Giulia Battistoni entend contribuer à la définition de la théorie hégélienne de l’action et de l’imputation à travers l’analyse de la section « Moralité » des Principes de la philosophie du droit, dans la conviction que c’est précisément dans cette section, souvent sous-estimée par rapport au droit abstrait et à l’éthicité, que réside la fondation d’une telle théorie. Cette contribution s’enrichit d’une deuxième analyse, centrée sur la pensée et l’œuvre de l’élève de Hegel, Karl Ludwig Michelet, grâce à laquelle les aspects principaux de la théorie hégélienne de l’action gagnent, outre leur signification morale, une importance particulière pour le droit.
Le volume est articulé en trois parties :
I. Dans la première partie, G. Battistoni thématise l’unité du savoir et de la volonté qui imprègne toute la philosophie pratique de Hegel et émerge notamment dans l’explication des « moments » et des « formes » du concept de volonté libre. Une telle prémisse est essentielle pour parcourir l’analyse des catégories fondamentales qui concourent à définir l’action humaine, ainsi que son imputabilité : Schuld (faute/responsabilité) et Zurechnung (imputation), et les couples conceptuels de fait et d’action (Tat/Handlung) ainsi que de propos et d’intention (Vorsatz/Absicht).
II. Dans la deuxième partie, l’autrice se propose de montrer comment Michelet, dès sa dissertation doctorale de 1824, lie ces concepts hégéliens avec des catégories aristotéliciennes. Giulia Battistoni, en effet, met en évidence la manière dont Michelet récupère les notions de volontaire et d’involontaire thématisées par Aristote pour les adapter à la conceptualité allemande du droit et fonder une théorie de l’imputation qui tienne compte non seulement de ce que le sujet reconnaît comme son action, mais tout aussi bien de ce qu’il aurait pu et dû prévoir. À cet égard, l’étude de Giulia Battistoni constitue également un travail historico-critique important pour définir le débat juridique dans la première partie du XIXe siècle au sujet de l’imputation et des concepts de dolus et culpa, ainsi que de leurs déterminations spécifiques (dolus, dolus indirectus, culpa dolo determinata, négligence, hasard).
III. Dans la troisième et dernière partie du volume, l’autrice revient à Hegel et à la section « Moralité », pour montrer comment les instruments philosophiques et juridiques développés par Michelet peuvent éclairer le texte hégélien soit en un sens herméneutique, par rapport à des passages difficiles à comprendre, soit en tant que dispositifs théoriques aptes à expliciter les implications juridiques de la théorie hégélienne de l’action. À chaque niveau de l’action (propos, intention, intellection du Bien), correspondent, selon Giulia Battistoni, trois types d’imputabilité, qui se définissent par une dialectique – différente à chaque degré – entre droit du sujet et droit de l’objectivité.
Les analyses menées dans cette étude sont caractérisées par des références précises à la littérature scientifique actuelle et trouvent une exposition synthétique et fructueuse au sein d’un volume qui se propose, de façon originale, de relire et réinterpréter la philosophie pratique hégélienne, en la situant dans les débats juridiques du XIXe siècle.
Chiara MAGNI (Università degli Studi Roma Tre) [trad. J.-M. Buée]
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Pour citer cet article : Giulia BATTISTONI, Azione e imputazione in G.W.F. Hegel alla luce dell’interpretazione di K.L. Michelet, Napoli, Instituto Italiano per gli Studi Filosofici Press, 2020, 240 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXI, Archives de philosophie, tome 84/4, Octobre-Décembre 2021, p. 141-180.