Auteur : Christian Lazzeri

Sandra Leonie FIELD : Potentia. Hobbes and Spinoza on Power and Popular Politics, Oxford, Oxford University Press, 320 p.

Malgré les études déjà nombreuses ces dernières années concernant les rapports entre les théories politiques respectives de Hobbes et de Spinoza, ce livre se propose de revenir sur le sujet à nouveaux frais, en adoptant de nouvelles perspectives de lecture qui prennent appui sur (et parti dans) les débats concernant les rapports entre les deux penseurs majeurs de la philosophie politique moderne. L’ouvrage est servi par une connaissance de première main des deux penseurs, leurs textes sont toujours cités et commentés de manière intéressante et l’auteur ne manque jamais de retracer l’évolution respective des deux pensées lorsque cela est nécessaire. Il est aussi servi par une connaissance exhaustive de toutes les contributions importantes concernant la pensée de Hobbes et de Spinoza dont témoignent d’abondantes notes précises destinées à marquer les points d’accord et de désaccord avec les différents travaux des commentateurs. Il est enfin servi par une exposition claire et systématique des positions interprétatives qu’il défend et des arguments qui les justifient, y compris en abandonnant de temps à autre le terrain de l’histoire de la philosophie pour évaluer les positions hobbesienne et spinoziste à la lumière de travaux contemporains (Schumpeter, Rawls, Walzer, Fishkin…).

L’enjeu essentiel de l’ouvrage réside dans son entreprise d’investigation du concept de « pouvoir populaire » chez les deux auteurs (qui ne se limite pas à sa seule version démocratique…), aussi bien dans son aspect informel d’intervention politique de la « multitude », que dans son aspect formel de peuple institutionnellement organisé. Une telle investigation qui a pour but la reformulation, à partir de Hobbes et Spinoza, d’une conception renouvelée du pouvoir populaire, adopte comme fil conducteur le concept de potentia (puissance) qu’il est devenu courant, au sein des études spinozistes, de distinguer de la potestas (pouvoirs au sens juridico-politique). Une telle distinction, selon l’auteure renvoie à un ensemble de lectures et de débats qui ont animé les commentateurs de ces deux penseurs ou de l’un ou l’autre d’entre eux. Ces lectures et débats se déploient sur plusieurs axes qui ne se superposent pas, mais trouvent néanmoins leur origine dans l’interprétation, chez les commentateurs spinozistes, de l’importance de la multitude et de sa puissance dans la constitution et la transformation des systèmes politiques et dont les principaux représentants, selon l’auteure, sont Antonio Negri (principalement), Warren Montag, Enrique Dussel, ou Filippo del Lucchese (p. 203, 164). Dans cette perspective, ces auteurs attribuent le concept de potentia, puissance productive de l’ordre politique et de ses transformations, à la pensée spinoziste, alors que le concept de potestas, expression du pouvoir juridique du commandement et de l’usage de la coercition, caractérise exclusivement la pensée de Hobbes. Or, est-il avéré que les concepts de potentia et de potestas se distribuent respectivement sur Spinoza et sur Hobbes ? Le concept hobbesien de power ne peut en réalité, selon Sandra Leonie Field, se réduire à la seule potestas car l’anthropologie et la physique hobbesienne subsument le pouvoir causalement déterminé et actuel de produire des effets réels sous le concept de potentia que Hobbes distingue très clairement de son usage scolastique dans ses textes tardifs et qu’il utilise pour penser les relations de pouvoir et de conflit au sein même de la multitude. La potestas du pouvoir souverain peut bien réduire cette inégalité de la potentia de la multitude dans le peuple que sa représentation unifie, mais il ne peut l’abolir et doit nécessairement en user pour gouverner.

À cette première opposition se superpose une seconde, concernant, cette fois, une différence de lecture au sein même des interprètes de Spinoza : certains d’entre eux soutiennent, en effet, que la potentia de la multitude n’existe jamais en et par soi sous une forme pure, libre de toute détermination. Elle se présente toujours de façon déterminée à l’intérieur d’un ensemble d’institutions plus ou moins bien agencées qui l’organisent et auxquelles elle confère leur puissance exister et d’agir. Ainsi, la potentia spinoziste en politique comporterait un double versant et ne pourrait être comprise autrement que dans cette union, ce qui conduit l’auteure à soutenir qu’il existe ainsi, à côté des left Schmittians (p. 258), des « radicaux » (p. 163) ou des « romantiques » (p. 149), un courant « constitutionnaliste » (p. 163, sq., 172, 214 etc. représenté par Matheron, Balibar, Della Rocca, Lazzeri…) qui insiste sur l’inséparabilité du couple multitude/institutions en rendant ces dernières durables à condition qu’elles se révèlent conformes aux exigences éthiques du spinozisme, qui ne sont pas spontanément remplies par la multitude. À cette seconde opposition s’en ajoute une troisième qui, par un effet de symétrie, concerne les interprétations opposées de la pensée politique de Hobbes du point de vue de son option en faveur de tel ou tel régime. Il est en effet couramment admis que Hobbes est un monarchiste convaincu, mais certains interprètes comme Richard Tuck soutiennent la thèse de l’existence d’une souveraineté absolue de type démocratique chez Hobbes. La souveraineté serait ainsi détenue en dernière instance par le peuple comme une sorte de « souveraineté dormante » (sleeping sovereignty), cependant confisquée par le gouvernement car l’exercice du pouvoir dans une assemblée démocratique se révèle toujours instable et dangereuse, mais elle serait sporadiquement exercée par le peuple de façon « plébiscitaire » lorsque nécessaire.

Entre ces différentes lectures, l’auteure opère des choix argumentés sans adopter cependant complètement aucune d’entre elles : contre la lecture des left Schmittians, elle se place du côté des « constitutionnalistes » (terme au demeurant inadéquat car « institutionnalistes » conviendrait mieux) : Spinoza emprunte à Hobbes l’idée que la multitude n’est pas spontanément égalitaire et libératrice, mais conflictuelle et « oligarchique » : seule une organisation institutionnelle efficace peut garantir son égalité civique, tout en découplant – contre les « constitutionnalistes » – la stabilité et la durée des institutions de leur valeur éthique (le régime esclavagiste turc dure autant que celui des Hébreux). La différence majeure entre Hobbes et Spinoza résiderait cependant dans le rejet spinoziste de « l’égalitarisme répressif » de Hobbes (qui n’est pas une démocratie plébiscitaire dormante) au profit d’un agencement démocratique des institutions soumises à des mécanismes de contrôle destinés à éviter aussi bien la critique hobbesienne des dysfonctionnements de la démocratie que le recours à la coercition pour réguler la potentia des individus. Indépendamment du fait que plusieurs aspects de la pensée des deux auteurs sont laissés de côté dans l’étude de leur politique, tels que leur anthropologie respective, le rôle du pacte social, ou celui de la religion, on peut légitimement se demander si cette interprétation est aussi nouvelle qu’elle le prétend.

Christian LAZZERI

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Pour citer cet article : Sandra Leonie FIELD : Potentia. Hobbes and Spinoza on Power and Popular Politics, Oxford, Oxford University Press, 320 p., in Bulletin de bibliographie spinoziste XLIII, Archives de philosophie, tome 84/4, Octobre-Décembre 2021, p. 181-218.

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