Auteur : Christian Trottmann
Graziella FEDERICI VESCOVINI, Nicolas de Cues, Paris, Vrin, « Bibliothèque des Philosophes », 2016, 248 p.
Graziella Federici Vescovini nous offre dans un livre en français la synthèse d’une vie entière de recherches sur Nicolas de Cues. Après une brève introduction qui va à l’essentiel de la biobibliographie et de la Wirkungsgesellschaft, le premier chapitre s’ouvre sur la docte ignorance et les trois infinis. Il situe la position originale du Cusain entre le dogmatisme aristotélicien hérité du XIIe siècle et le scepticisme venant des disciples d’Ockham au XIVe. Pour Nicolas de Cues, Aristote considère la réalité comme l’objet de la connaissance, mais qui n’est jamais possédé, serré toujours de plus près par des conjectures selon une approche ascendante à laquelle il ajoute une connaissance descendante dans la lumière divine de la docte ignorance dont les sources sont Bonaventure et l’école de Padoue selon l’auteur. Elle avance que la théorie de la proportion de Blaise de Parme serait reprise par le Cusain pour la connaissance de l’infini positif et des réalités ordinaires. Elle passe ensuite à l’infini négatif avec l’analyse du premier livre de La docte ignorance. La transcendance absolue du maximum coïncidant à l’infini avec le minimum réduit notre connaissance à n’être plus tant une adéquation à l’être qu’une docte ignorance progressant par conjectures. La deuxième partie de La docte ignorance met en place l’univers comme infini privatif, contracté, se déployant par l’explicatio (tentant de rendre compte d’une création ex nihilo). L’auteur rappelle que l’univers infini du Cusain n’est nullement héliocentrique. Enfin, la troisième partie de La docte ignorance présente le Christ en son humanité comme infini contracté en mode absolu, unique médiateur entre les deux premiers infinis. L’auteur souligne l’importance de cette christologie, trop souvent négligée, pour la compréhension du Cusain.
Le chapitre II, consacré aux sources hermétiques du Cusain rappelle sa grande érudition en la matière, attestée par divers manuscrits annotés de sa main en même temps que son rejet de la dimension magique de cette tradition. La proposition XXIII du Livre des XXIV philosophes pourrait être une source de la docte ignorance, comme la XIV (dans sa version commune) une source du schème essentiel des deux triangles emboîtés des ténèbres et de la lumière en De conjecturis, I, X et plus largement de la coïncidence des opposés. L’auteur entend situer l’intérêt philosophique et religieux du Cusain pour cette tradition dans la lignée chrétienne ouverte par Lactance. La médiation d’Eckhart et de Lulle apporte-t-elle quelque clarté ? C’est en tout cas la conception christologique de la médiation et ses conséquences humanistes pour la mens, à l’image de Dieu qui font l’originalité du Cusain.
Le chapitre III en vient à la théologie, sous les formes très variées qu’elle prend chez le Cusain dont l’auteur commence par rappeler l’opposition dans ses opuscules théologiques à celles qu’elle avait prises dans la scolastique : la question disputée disparaît au profit du dialogue socratique et surtout la contradiction n’est plus limitée par le principe aristotélicien qui la refuse au plan logico-métaphysique, mais résorbée dans l’Un transcendant comme non-autre. Les opuscules théologiques témoignent de ce rapport nouveau à la vérité sur la question de Dieu dépassant les limites aristotéliciennes et transformant les ouvertures proclusiennes. Ainsi par exemple, dans le De filiatione Dei (III, p. 98-99 de la traduction d’Hervé Pasqua) : « Dieu triomphant en soi, n’est ni intelligible, ni communicable, il n’est ni la vérité ni la vie, ni l’être, mais précède tout intelligible en tant que principe absolument un. » Ainsi la théologie va-t-elle se décliner selon nos diverses « considérations » correspondant aux modes cognitifs selon lesquels Dieu se communique à nous : théologie anthropocentrique, ou plutôt christocentrique du Verbe incarné, théologie mystique, horizon de la coïncidence des opposés, dans le De visione Dei en particulier, théologie de la Création originale dans son insistance sur la réceptivité des créatures, en particulier dans Le don du Père des lumières ou La Genèse, entre autres ; théologies dynamique, mathématique, la plus parfaite étant celle de Jean, théologie par énigmes, spéculative et intuitive ou discursive, notamment dans La recherche de Dieu. Cette variété des modes de la théologie n’en grève d’ailleurs nullement l’unité, rapportée à celle du Dieu transcendant, ainsi que nous l’avons vu dans la citation du De filiatione Dei. Le chapitre IV redescend à la philosophie des mathématiques. Disons en bref que les deux niveaux mathématiques rationnel et intellectuel visent une vérité absolue. Rappelant les débats mathématiques précédant le Cusain, l’auteur souligne le tournant opéré dans les dialogues de L’idiot sur la sagesse (1450). L’esprit apparaît comme une force concréée de jugement dont la vitalité mathématique est capable d’opérer la remontée de ces trois niveaux de vérité. Le parcours ainsi conçu dans l’œuvre du Cusain en vient alors naturellement (Ch. V) à l’anthropologie du Jeu de la boule (1463) et rappelle la progression de la conception cusaine de la connaissance en ses différentes étapes à partir de La docte ignorance où la conception de l’homme microcosme trouve son fondement dans les pages éminemment spéculatives consacrées à l’union maximale de la maximalité contractée du Christ dans la Maximalité infinie de Dieu, ainsi que le rappelle fort justement G. Federici Vescovini (p. 138). L’anthropologie humaniste du jeu de la boule est ainsi avant tout christologique selon elle.
Les trois chapitres suivants déploient une vision relativiste de la dernière philosophie du Cusain : vérité modalisée dans une théorie des signes (VI), tournant du Non-Autre qualifié de linguistique (VII), Paix de la foi et tolérance (VIII). Le contexte historique est à chaque fois rappelé, en particulier celui de la sémantique du Moyen Âge tardif pour le premier chapitre et de la prise de Constantinople pour le troisième. Le dernier chapitre est consacré à la Chasse de la sagesse, qualifiée d’œuvre de vieillesse (1462). Vieillesse non plus du renoncement impuissant, mais de la synthèse récapitulative d’une quête de la sagesse qui n’a pas manqué de vaillance. Ses principaux paradigmes sont parcourus dans les trois régions et selon les dix champs d’une sagesse qui est en même temps louange. La conclusion très brève insiste sur des aspects négatifs et contestables de la pensée du Cusain : transformation de l’Un transcendant en unité mathématique comme raison de proportionnalité ; contraste spécialement présent dans les derniers dialogues du Cusain entre un Dieu tout puissant et la faiblesse de l’homme, certes conçu comme un atome spirituel et immortel. Le lecteur fera la part de ce que ce parcours peut avoir de singulier dans son insistance par exemple sur l’influence de l’école de Padoue, de l’astrologie ou de l’Hermétisme. Il reste le legs de l’une des plus grandes spécialistes de Nicolas de Cues, forte d’une constante fréquentation du Cusain durant une vie longue et très féconde pour l’histoire de la philosophie médiévale.
Christian TROTTMANN (CNRS)
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Pour citer cet article : Christian TROTTMANN, « Graziella FEDERICI VESCOVINI, Nicolas de Cues, Paris, Vrin, « Bibliothèque des Philosophes », 2016 » in Bulletin de Philosophie médiévale XIX, Archives de Philosophie, tome 81/3, Juillet-septembre 2018, p. 641-672.
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Anne-Hélène KLINGER-DOLLÉ, Le De sensu de Charles de Bovelles (1511). Conception philosophique des sens et figuration de la pensée, suivi du texte latin du De sensu traduit et annoté, Genève, Droz, 2016, 881 p.
L’auteur conçoit les études bovilliennes comme « un champ de recherche bien vivant… mais encore en friche ». L’édition de sa thèse monumentale constitue une, sinon la contribution majeure de ces dernières années à l’exploration de la pensée de cet auteur. Satisfaisant à toutes les exigences de l’érudition, cet ouvrage de 880 pages correspond parfaitement aux standards d’une recherche scientifique. Son approche est aussi centrée sur la pédagogie de Bovelles et son recours aux figures. Outre l’édition bilingue très soignée du De Sensu, réalisée sur l’édition de 1509 et indiquant les variantes des éditions ultérieures, l’ouvrage comprend quatre annexes fort utiles : répertoire des dédicataires de Bovelles, table des correspondants de Bovelles, liste de notions, dénombrement des figures, ainsi qu’une bibliographie très à jour de plus de 40 pages de ce bel in-quarto. Après l’introduction qui donne l’état de l’art et l’essentiel de la biographie de Bovelles en centrant sa problématique sur la question de la pédagogie, l’ouvrage très bien écrit, qui se lit de A à Z comme un roman, se divise en quatre parties.
La première situe Bovelles par rapport au cercle fabriste en insistant sur la vocation pédagogique des humanistes parisiens. Le premier chapitre dresse le portrait de ses principaux personnages : Lefèvre d’Étaples, Clichtove et surtout Bovelles : non seulement mathématicien, mais contemplatif excellant dans la créativité spéculative et ascète socratique en proie à des extases. Cette supériorité métaphysique aurait engendré des jalousies et pourrait constituer la raison principale de la rupture avec les fabristes et du silence des années 1516-1520, selon l’auteur qui propose d’y rapporter la lettre incendiaire du 4 février 1528 (p. 39). Le second chapitre revient sur les affinités intellectuelles entre Lefèvre d’Étaples et Bovelles : enthousiasme pour un projet pédagogique commun et recours à l’analogie, en particulier celle des deux grands luminaires avec les intellects angélique et humain, révélée à Bovelles lors d’une promenade nocturne. Le troisième chapitre, toujours en recourant essentiellement à la correspondance, expression de l’amitié, élargit le regard sur l’ensemble des condisciples du collège du cardinal Lemoine, leur idéal contemplatif et les convergences entre Bovelles et Clichtove en particulier. Le chapitre suivant élargit encore l’intérêt pour Bovelles épistolier en montrant sa réputation auprès des humanistes parisiens et européens. Avec le cardinal Cisneros auprès de qui il fut reçu, espérant peut-être un poste d’enseignement, il partage prophétisme et désir de réforme dans un contexte lulliste. Avec les frères Gannay et Guillaume Budé il s’entretient de la symbolique des nombres et de l’analogie. Le dernier chapitre de cette première partie tente d’expliquer la marginalisation de Bovelles et sa rupture avec les fabristes. Son génie spéculatif risquant de faire de l’ombre à Lefèvre d’Étaples, il aurait été calomnié et marginalisé par les autres membres du clan, préférant se retirer à Noyon plutôt que de donner prise à leurs crocs. Mais peut-on écarter les divergences religieuses ? L’auteur souligne la critique bovillienne d’une exégèse fabriste superficielle et inféconde, incapable d’extraire la substantifique moelle des œuvres scripturaires ou théologiques. Qui plus est le chanoine n’est pas tenté par l’expérience pastorale de Meaux. Surtout, il reste fidèle à ce qu’il a retiré de l’enseignement de son maître ès arts lorsque, passé lui aussi à des écrits plus explicitement théologiques, il les alimente d’inventions et d’analogies spéculatives plus nourrissantes pour le lecteur que la plate exégèse de l’éditeur de Denys dans la traduction de Traversari. En radicalisant un peu la thèse prudente de Madame Klinger-Dollé, on pourrait dire que le Socrate du XVIe siècle ne renie pas son maître en philosophie mais regrette plutôt qu’il se soit renié lui-même pour devenir un théologien parmi d’autres.
La deuxième partie au titre interrogatif : « Une œuvre pédagogique ? », repart (chap. 1) du Libellus de constitutione et utilitate artium humanarum pour dégager le projet à la fois pédagogique et philosophique qui anime toute l’œuvre de Bovelles. Tout d’abord, l’antériorité du quadrivium sur le trivium, option fabriste s’il en est (dont il faudrait remarquer l’opposition à celle de saint Augustin dans le De ordine qui subordonne la genèse des arts à celle du langage donnant la primeur au trivium). La comparaison avec l’Introductio de artium et scientiarum de Clichtove s’impose plus que celle avec le Didascalicon, mais elle laisse ressortir le fait que l’intérêt de Bovelles pour la mise en ordre des arts qu’il qualifie d’humains, ne s’arrête pas au projet pédagogique. Elle est animée par une réflexion philosophique sur l’homme et sa connaissance, faisant une place de choix aux sens. Le chapitre suivant (VII) passe en revue les œuvres philosophiques majeures de Bovelles à la lumière de la pédagogie fabriste : rôle des figures, de l’analogie, limitation des autorités, projet humaniste de promouvoir l’activité intellectuelle de l’homme, fleuron de la Création. Après le libellus sur les arts libéraux, c’est le dialogue sur l’immortalité de l’âme qui sert de base au chapitre suivant (VIII). Il est rapproché d’autres dialogues, pédagogiques de Lefèvre, philosophiques du Cusain, mais présente la spécificité d’exalter la Prisca Theologia des Gaulois en la personne du Druide, tout en étant influencé par les débats italiens sur l’entéléchie. Il allie l’enthymème, la figure, voire le poème pour argumenter en faveur de l’immortalité de l’âme qui ne saurait pour Bovelles relever de la seule foi chrétienne, mais relève bien de la raison naturelle.
La troisième partie, intitulée « Une philosophie des médiations sensibles », est centrée sur le De sensu. Nous trouvons là le cœur de la thèse de l’auteur. Attentif aux médiations sensibles : nature, mais aussi parole, écriture, voire Incarnation du Verbe, Bovelles ne se contente pas de réhabiliter les sens, mais développe un humanisme où le De sensu fait le lien entre un De intellectu très néoplatonicien et le De sapiente exaltant l’homme trois fois homme. Le chapitre IX, en comparant le De sensu avec divers écrits encyclopédiques de son temps ou encore avec Lulle ou Clichtove, montre que ce traité ne s’en tient pas à une description de la connaissance sensible. Le chapitre suivant, poursuivant l’analyse de ce texte, montre qu’au-delà d’une réhabilitation des sens il vise à établir leur rôle dans la connaissance et surtout pour son acquisition d’où l’éloge de la pédagogie qui en résulte. Les sens qui sont au bas de la hiérarchie des puissances cognitives, sont l’intermédiaire entre macro et microcosme. Ils sont d’ailleurs savamment hiérarchisés entre eux, du toucher à l’audition et au sens interne imaginatif. Mais, remarque l’auteur de la thèse, l’analyse des sens laisse progressivement la place aux médiations sensibles et à leur rôle dans la pédagogie. Certes l’enseignement de l’homme par Dieu à travers sa Création et l’Écriture précède celui de l’homme par l’homme, mais c’est ce dernier qui est au cœur du traité, en particulier avec l’analyse du rôle de la parole et de l’audition, de l’écriture et de la vision pour une relecture intelligente et réflexive des notes de cours. L’homme aurait plus à apprendre de l’homme que de la nature ou de Dieu, socratisme de Bovelles qui tenant compte de l’Incarnation n’en serait pas moins chrétien pour autant. Le chapitre XI voit un prolongement du De sensu dans le mythe de l’inspiration développé par le philosophe poète dans sa correspondance, et qu’il oppose à la stérilité des théologiens de métier.
La dernière partie est consacrée aux figures qui émaillent les traités de Bovelles, à leur rôle pédagogique mais aussi à leur intégration dans la démarche même de la pensée. Coïncidence entre figures de style et images, spécialement présentes dans les grands traités du recueil de 1511, mais aussi tout au long de l’œuvre de Bovelles et jusque dans sa correspondance. Figures moins présentes dans les œuvres des années 1520-1530, mais dont le sens est explicité dans les frontispices et les images conclusives des dialogues de 1551-1552 : joie pour le sens et aide pédagogique à l’intelligence de ce qui est caché. Le chapitre XIV revient sur les rôles pédagogiques des figures, moyen (medium) sensible complémentaire de l’écriture et facilitant la mémorisation, voire une certaine jubilation dans l’analogie. C’est ainsi que le chapitre XV peut commencer à conclure sur le bonheur littéraire et la force spéculative d’une pensée figurée, à partir d’une analyse détaillée des figures du De sapiente où sagesses philosophique et biblique convergent avec les grâces humanistes. Il laisse à la conclusion plus brève et moins philosophique le soin d’une récapitulation finale insistant sur la nécessité de réévaluer la place de Bovelles non seulement dans l’histoire des idées, mais dans la littérature de la Renaissance en lui restituant son rôle de pédagogue et d’écrivain source probable des connaissances scientifiques et philosophiques des poètes de ce temps.
L’érudition et l’acribie déjà relevées tout au long de ce livre admirable, sont évidemment plus présentes encore dans les notes et la traduction du De sensu. Devant poser sa plume l’auteur de ces lignes manifestement conquis outrepassera encore ses prérogatives en se demandant si cet ouvrage modèle qui fera date, tant pour le renouvellement du regard philosophique sur la pensée de Bovelles que pour la réflexion littéraire et historique sur la figuration de la pensée, ne mériterait pas d’être couronné par l’une ou l’autre académie.
Christian TROTTMANN (CNRS)
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Pour citer cet article : Christian TROTTMANN, « Anne-Hélène KLINGER-DOLLÉ, Le De sensu de Charles de Bovelles (1511). Conception philosophique des sens et figuration de la pensée, suivi du texte latin du De sensu traduit et annoté, Genève, Droz, 2016 » in Bulletin de Philosophie médiévale XIX, Archives de Philosophie, tome 81/3, Juillet-septembre 2018, p. 641-672.
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Nicolas de CUES, L’icône ou la vision de Dieu, traduction, introduction et notes par Hervé Pasqua, Paris, PUF, Épiméthée, 2016, 194 p.
Hervé Pasqua qui a traduit une grande partie de l’œuvre du Cusain propose ici une nouvelle traduction d’une œuvre qu’il considère comme la plus belle du Cusain, jusqu’ici disponible dans la traduction d’Agnès Minazzoli qui remonte à 1986 et n’offre pas le latin en regard. L’introduction rappelle le contexte immédiat de la controverse déclenchée par Vincent d’Aggsbach, partisan d’une conception affective de l’union mystique dans laquelle l’intellect ne prend aucune part. Il aurait été utile de mentionner l’origine de cette mystique affective dans les commentaires de Thomas Gallus sur Denys et sur le Cantique et surtout dans la Théologie mystique d’Hugues de Balma. L’auteur revient sur un contexte plus large : la prétention des Bégards à une béatitude naturelle pour toute créature intellectuelle et la définition de la vision béatifique après la mort par Benoît XII dans la constitution Benedictus Deus du 29 janvier 1336. À l’interrogation des moines de Tegernsee sur la controverse de la théologie mystique le Cusain avait répondu dans une lettre du 22 septembre 1452 qu’on ne peut aimer que ce que l’on connaît. Son traité adressé l’année suivante aux moines de l’abbaye bénédictine précise comment, dans la nuée de l’union mystique une vision intellectuelle est bien atteinte. Elle reste toutefois en deçà de la vision béatifique face à face qui suppose, rappelle Hervé Pasqua, une mise à niveau de l’intellect créé par le lumen gloriae. Il se demande toutefois si le traité du Cusain concerne la vision de Dieu imparfaite en ce monde ou celle des bienheureux dans l’au-delà. La vision de Dieu est prise au double sens d’un génitif objectif et subjectif et c’est l’ambiguïté même du texte affrontée dans un premier temps à partir de l’expérience proposée aux moines de déambuler devant le tableau de l’omnivoyant. Notre regard sur Dieu présuppose le sien sur nous et sur lui-même. Hervé Pasqua situe le Cusain dans la lignée d’Eckhart pour qui « l’œil de Dieu et l’œil de l’homme sont un seul œil ». En fait c’est dans une coïncidence des opposés que convergent en Dieu voir et être vu, voir et parler, créer et être créé. L’icône conduit ainsi au silence comme le fait remarquer Bernard McGinn cité dans cette introduction, elle invite à contempler la face de toutes les faces. Ici encore, en rapprochant ce thème du De aequalitate, le traducteur tire Nicolas de Cues vers Eckhart en évoquant sa thématique de la naissance de Dieu. Mais il rappelle aussi que cette égalité de l’unité concerne la génération éternelle du Verbe dans son rapport à la Création. Il conviendrait ici de mentionner une autre filiation du Cusain à l’égard de l’École de Chartres où il a pu trouver ce thème. La vision de la face de toutes les faces et de tout visage reste toutefois en deçà des puissances et du pouvoir humain pour le Cusain comme pour Levinas, ainsi que le suggère un rapprochement intéressant (p. 23-24) avec un passage de Totalité et infini. La vision faciale suppose un au-delà du concept en une remontée vers l’Un divin, déjà pour les viatores ajouterions-nous et pour les comprehensores a fortiori. Hervé Pasqua montre bien que le Cusain, en disciple de Denys, entend ici rendre compte de l’entrée dans les ténèbres de Moïse, au-delà de la raison et de l’intellect et il recourt à la filiation divine évoquée dans les chapitres XIX-XXV du traité du Cusain pour en poser la dimension chrétienne. Au fond c’est dans la filiation divine que s’opère tant le reditus de cette remontée que déjà l’exitus de la Création, pourrions-nous dire pour tenter de résumer la contemplation du Cusain dans le De Icona. Hervé Pasqua reconnaît encore une filiation eckhartienne dans la conception cusaine de la résorption de l’altérité dans l’infini de l’Un. Mais l’apparition du visage des visages en tous les visages ne laisse-t-elle pas transparaître un humanisme qui fait basculer le Cusain vers une modernité dont Hervé Pasqua rappelle qu’elle culmine dans un fin silence au-delà du concept ? La traduction est à la fois rigoureuse et fine, évitant tout jargon et toute facilité. Les notes, outre les références à l’Écriture et à la tradition philosophique et théologique, renvoient aux passages convergents des autres œuvres du Cusain grâce à la connaissance très précise d’Hervé Pasqua qui les a traduites pour la plupart. Cette édition bilingue de grande qualité devrait désormais faire référence dans le monde francophone.
Christian TROTTMANN (CNRS)
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Pour citer cet article : Christian TROTTMANN, « Nicolas de CUES, L’icône ou la vision de Dieu, traduction, introduction et notes par Hervé Pasqua, Paris, PUF, Épiméthée, 2016 » in Bulletin de Philosophie médiévale XIX, Archives de Philosophie, tome 81/3, Juillet-septembre 2018, p. 641-672.