Auteur : Christophe Bouton

G. W. F. HEGEL, Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte II. Nachschriften zum Kolleg des Wintersemesters 1824/25 (Gesammelte Werke, Bd. 27,2), éd. Walter Jaeschke et Rebecca Paimann, Hamburg, Meiner, 2019, 319 p. ; Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte III. Nachschriften zum Kolleg des Wintersemesters 1826/27 (Gesammelte Werke, Bd. 27,3), éd. Walter Jaeschke en collaboration avec Christoph Johannes Bauer et Christiane Hackel, Hamburg, Meiner, 2019, 357 p. ; Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte IV. Nachschriften zum Kolleg des Wintersemesters 1830/31 (Gesammelte Werke, Bd. 27,4), éd. Walter Jaeschke en collaboration avec Christoph Johannes Bauer, Hamburg, Meiner, 2020, 421 p.

Après avoir édité les œuvres de la main de Hegel, l’entreprise des Gesammelte Werke se consacre aux Nachschriften. Le tome 27 fournit ainsi plusieurs éditions critiques de Nachschriften sur la philosophie de l’histoire mondiale. Le premier volume 27,1, publié en 2015, était une nouvelle édition des Nachschriften du cours de 1822/23 (Griesheim, Hotho et Kehler), qui avaient déjà fait l’objet d’une édition critique de qualité en 1996 dans la série des Vorlesungen. Ausgewählte Nachschriften und Manuskripten (tome 12) parue aussi chez Meiner. Ces trois volumes (GW 27,2, 3 et 4) publient en revanche des Nachschriften inédits. On ne peut résumer ici tout le contenu, d’une richesse extrême, de ces cours, dont on ne donnera qu’un aperçu en privilégiant la question de la périodisation de l’histoire mondiale. Ces cours ne bouleversent pas ce qu’on sait déjà à ce sujet, mais ils révèlent une hésitation de Hegel concernant la division globale de l’histoire mondiale – trois ou quatre grandes époques ? – et dans le détail, des traitements inégaux de certaines périodes d’une année à l’autre. Le cours de GW 27,2 correspond au semestre d’hiver 1824/25 (Nachschriften Kehler, Dove et Pinder). Il comprend une introduction de 68 pages, et un développement qui obéit au plan suivant sur environ 250 pages : « monde oriental » (Chine, Inde, Perse, Égypte), « Grèce », « monde romain » et « règne germanique ». On notera que le « monde perse » est subdivisé lui-même en trois sous-sections qui étudient les Perses proprement dits, les Babyloniens et les Syriens, et le peuple juif. Le cours n’aborde que très peu la période moderne de la Réforme aux Lumières, expédiée en une dizaine de pages (comme souvent, l’enseignant n’a pas eu le temps d’aller jusqu’au bout de son programme). Hegel conclut par les motifs, entrelacés l’un à l’autre, de la théodicée et de la liberté. La philosophie de l’histoire « doit être une théodicée, elle doit montrer que l’acte de l’histoire mondiale est l’acte de l’esprit consistant à accéder à la conscience, à se produire lui-même et à produire sa liberté » (p. 785). Le cours de GW 27,3, élaboré à partir de trois Nachschriften de 1826/27 (Hube, Walter et Garczyński), réserve une surprise : l’histoire mondiale n’est plus divisée en quatre mais en trois grandes périodes : « le monde oriental » (« un seul est libre »), le « monde grec » (« quelques-uns sont libres ») et le « monde chrétien » (« l’homme est libre en tant qu’homme ») (p. 807). Cette division redevient quadripartite quelques pages plus loin, où Hegel distingue le monde oriental (« l’enfance » de l’esprit), le monde grec (« l’adolescence »), le monde romain (« l’âge adulte ») et l’époque germanique, qualifiée également de « monde chrétien », pour lequel la comparaison avec les âges de la vie – qui serait ici la vieillesse – n’est plus applicable, car « le parcours de l’esprit est différent de celui d’un individu naturel » (p. 818-819). À cette périodisation est superposée une autre division plus générale entre Afrique (I), monde oriental (II) et Europe (III), laquelle englobe les trois dernières époques grecque, romaine et germanique. On trouve dans ce cours de 1826/27 une source de cette thèse importante de Hegel, selon laquelle la philosophie doit se garder de prophétiser sur l’avenir (p. 821). La partie sur le monde germanique suit trois périodes : de la fin de l’Empire romain à Charlemagne, mort en 814, de Charlemagne à 1600, et de 1600 à l’époque de Hegel. Elle est un peu plus développée (61 pages contre 38 pour le cours de 1824/25). On constate qu’en cours, Hegel adopte un ton assez libre, par exemple quand il souligne « la nullité politique » du « caractère allemand » en matière de politique tant intérieure (l’Allemagne « n’est pas parvenue à s’élever à la hauteur d’un État ») qu’extérieure (p. 1 140). Ce jugement est fait par comparaison avec la France, dont la Révolution avait pour « principe » la liberté. Toutefois, Hegel affirme que seule la monarchie constitutionnelle incarne la « liberté rationnelle », et réitère à demi-mot sa condamnation de la Terreur, qui n’est que du « fanatisme » (p. 1 146). Le volume GW 27,4 est précieux car il offre une édition critique du dernier cours de Hegel sur l’histoire mondiale, celui du semestre d’hiver 1830/31. On disposait déjà d’une édition de ce cours (élaborée à partir de la Vorlesungsmitschrift Heimann), due à Klaus Vieweg (voir G. W. F. Hegel, Die Philosophie der Geschichte, München, Fink, 2005). GW 27,4 est basé sur un autre texte, de très bonne qualité, la Nachschrift du fils de Hegel, Karl Hegel, complétée par les Nachschriften de Ackersdijck, Heimann et Wichern. La quadripartition de l’histoire mondiale est articulée à des régimes politiques selon les équivalences suivantes : orient/despotisme (un seul est libre) ; monde grec/démocratie ; monde romain/aristocratie (quelques-uns sont libres) ; monde germanique/monarchie (tous les hommes sont libres) (p. 1 230-1 231). Cette quatrième époque est étudiée nettement plus longuement que dans les cours précédents, soit sur 119 pages. C’est à la fin de ce cours de 1830/31 qu’on trouve l’éloge célèbre de la Révolution française comparée à « un superbe lever de soleil » (p. 1 562).

Dans ces trois volumes dirigés par Walter Jaeschke, dont la grande compétence en matière d’édition des textes de Hegel n’est plus à démontrer, on retrouve la rigueur des éditions critiques des GW, avec la pagination originale des manuscrits indiquée dans la marge et les variantes signalées en bas de pages (les notes et la présentation éditoriale seront publiées prochainement dans le vol. GW 27,5 qui est encore en cours de préparation). Ces documents constituent un matériau inestimable, de plus de 1 500 pages (en incluant GW 27,1), pour étudier la philosophie de l’histoire de Hegel dans son contenu et son évolution.

Christophe BOUTON (Université Bordeaux Montaigne)

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Pour citer cet article : G. W. F. HEGEL, Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte II. Nachschriften zum Kolleg des Wintersemesters 1824/25 (Gesammelte Werke, Bd. 27,2), éd. Walter Jaeschke et Rebecca Paimann, Hamburg, Meiner, 2019, 319 p. ; Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte III. Nachschriften zum Kolleg des Wintersemesters 1826/27 (Gesammelte Werke, Bd. 27,3), éd. Walter Jaeschke en collaboration avec Christoph Johannes Bauer et Christiane Hackel, Hamburg, Meiner, 2019, 357 p. ; Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte IV. Nachschriften zum Kolleg des Wintersemesters 1830/31 (Gesammelte Werke, Bd. 27,4), éd. Walter Jaeschke en collaboration avec Christoph Johannes Bauer, Hamburg, Meiner, 2020, 421 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXI, Archives de philosophie, tome 84/4, Octobre-Décembre 2021, p. 141-180.

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Tim ROJEK, Hegels Begriff der Weltgeschichte. Eine wissenschaftstheoretische Studie, Berlin-Boston, Walter de Gruyter, 2017, 310 p.

Cet ouvrage, qui suit de peu une autre étude sur le même domaine (Max Winter, Hegels formale Geschichtsphilosophie, 2015, recensé dans le BLH XXVI) atteste le regain d’intérêt de la Hegelforschung allemande pour la philosophie de l’histoire de Hegel, dont on ne peut que se réjouir. Il est la version publiée d’une thèse soutenue en 2015 à Münster sous la direction de Michael Quante, consacrée, pour l’essentiel, à la relation étroite de la philosophie hégélienne de l’histoire à l’historiographie.

La première partie (p. 10-43) est un rappel utile des différentes éditions successives de la philosophie de l’histoire de Berlin : E. Gans (1837), K. Hegel (1840, 1848), G. Lasson (1917-2020), J. Hoffmeister (1955), TWA 12 (1970), GW 18 (1995) et la Nachschrift de 1822-1823 (1996). La seconde partie, qui est le cœur de la thèse (p. 44-220), porte sur les analyses de Hegel consacrées aux différentes manières d’écrire l’histoire (histoire originale, histoire réfléchissante – universelle, spéciale, pragmatique et critique –, histoire philosophique). En se basant sur un examen détaillé du manuscrit original du cours de 1822, repris en 1828 (GW 18, p. 121-137), T. Rojek reconstitue avec finesse les arguments de Hegel, et montre comment, dans cette typologie, ce dernier propose une étude à la fois descriptive et normative de l’historiographie, qui débouche sur une position tout à fait moderne. D’un côté, Hegel affirme, contre le positivisme de son époque représenté par Ranke, la dimension constructiviste de l’histoire, qui suppose un récit, une « fabrication » (Verfertigen), une « élaboration » (Aufarbeitung) du passé, ainsi qu’une idéalisation, une simplification des événements – T. Rojek commente fort bien cette formule frappante : « l’entendement, est l’abréviateur le plus puissant » (der Verstand ist der mächtigste Epitomator) (p. 118 sq.). De l’autre, Hegel soutient que l’histoire est une science, et il prend soin de distinguer le récit des historiens des formes non scientifiques que sont les romans historiques (comme Walter Scott) ou les simples chroniques, qui manquent la « cohésion narrative » (narrative Zusammenhang) de l’histoire (p. 129). On accordera volontiers à T. Rojek que : « Hegel est en cela d’une part réaliste relativement aux objets de l’histoire, d’autre part il prend en compte l’activité de fabrication de l’histoire pour la constitution de ces objets » (p. 214). À la suite d’une typologie convaincante des différents genres de sciences distingués par Hegel, basée sur l’introduction de l’Encyclopédie, T. Rojek soutient que l’histoire appartient à la catégorie des « sciences rationnelles et sensées », qui livrent des matériaux indispensables au développement conceptuel de la philosophie spéculative, de manière analogue au rapport de la physique expérimentale à la philosophie de la nature (p. 211). Rapport asymétrique dans les deux cas (p. 214), car si la philosophie se base sur la science, l’inverse ne vaut pas.

En dépit de ces points positifs, cette deuxième partie laisse parfois un sentiment d’inachevé. Les références aux historiens mentionnés par Hegel sont signalées, mais elles auraient pu être approfondies (par exemple Jean de Müller pour l’histoire pragmatique, Niebuhr pour l’histoire critique, ou Chladenius pour l’histoire philosophique censée présenter « la totalité des points de vue »). L’École de Göttingen de Gatterer et Schlözer, qui revendiquent une histoire « pragmatique » non moralisante, est absente de ce livre. Le rapport du jeune Hegel à Hume historien n’est pas évoqué non plus. T. Rojek aurait pu tirer profit des travaux de spécialistes comme Norbert Waszek (notamment « Histoire pragmatique – histoire culturelle : de l’historiographie de l’Aufklärung à Hegel et son école », 1998), mais la bibliographie à la fin de l’ouvrage est exclusivement allemande et anglaise. Même si Hume, Schlözer et Gatterer ne sont pas explicitement mentionnés dans le cours de 1822-1828, auquel T. Rojek a choisi de limiter l’essentiel de son enquête, ils sont importants pour comprendre comment la philosophie hégélienne de l’histoire s’inscrit dans la tradition de l’histoire culturelle (Kulturgeschichte), soucieuse de ne pas se limiter à l’histoire des grands hommes et des grands événements. Une seconde réserve vient de ce que T. Rojek a choisi de centrer son enquête sur les manuscrits de la main de Hegel (GW 18, 1822-1828, 1830-31). Il s’en justifie dans la première partie, en montrant les limites scientifiques des anciennes éditions de Gans, K. Hegel, Lasson ou Hoffmeister. Mais pourquoi ne pas mobiliser plus le cours de 1822-1823, qui bénéficie d’une excellente édition critique (Felix Meiner, 1996, à laquelle s’ajoute, depuis 2015, GW 27,1) ?

La troisième partie (p. 221-293) étudie le concept de liberté considéré comme « concept fondamental » de la philosophie hégélienne de l’histoire mondiale. Ce point n’est pas nouveau en lui-même (cf. Hüffer, 2002), mais l’apport de cette partie réside dans l’idée que la philosophie de l’histoire de Hegel serait une « histoire conceptuelle » (Begriffsgeschichte) de la liberté, au sens de Koselleck, avec cette différence qu’elle contient une téléologie que ce dernier aurait refusé, comme le signale T. Rojek à bon escient (p. 245). L’autre thèse intéressante de cette partie est que la philosophie de l’histoire n’a pas seulement une fonction théorique articulée aux travaux des historiens, elle a avant tout une visée « pratique », qui est de proposer une justification philosophique et non religieuse au présent, en montrant que l’éthicité est le résultat d’un processus historique rationnel développé sur le long terme – de « réconcilier » l’individu moderne avec l’État de son époque (p. 266 sq.). Cette fonction pratique tournée vers le présent et son passé se laisse-t-elle modifier en une fonction critique du présent tournée vers le futur ? C’est la question pertinente sur laquelle se termine ce livre qui, malgré les limites mentionnées ci-dessus, offre une contribution précieuse à la question de l’histoire chez Hegel.

Christophe BOUTON (Université Bordeaux Montaigne)

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Pour citer cet article : Christophe BOUTON, « Tim ROJEK, Hegels Begriff der Weltgeschichte. Eine wissenschaftstheoretische Studie, Berlin-Boston, Walter de Gruyter, 2017 », in Bulletin de littérature hégélienne XXVIII, Archives de Philosophie, tome 81/4, Octobre-décembre 2018, p. 821-856.

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Robert LEGROS, Hegel. La vie de l’esprit, Paris, Hermann, 2016, 152 p.

Cet ouvrage comporte deux aspects complémentaires. D’une part, il offre une présentation claire et précise de la genèse de la pensée politique de Hegel, des écrits de jeunesse (Tübingen, Berne, Francfort et Iéna) aux Principes de la philosophie du droit, avec un intérêt particulier pour la Phénoménologie de l’esprit. D’autre part, il développe une thèse forte selon laquelle la philosophie politique de Hegel « reste irréductiblement écartelée entre une vision rationaliste, qui sous-tend une critique explicite de l’organicisme romantique, et une forme d’organicisme ou de vitalisme, qui anime une critique des Lumières » (p. 9). Pour instruire le premier volet de cette thèse, R. Legros retrace le parcours de Hegel qui, après avoir pris comme modèle la cité grecque pensée comme une totalité organique, une œuvre d’art où les parties sont inséparables du tout, prend ses distances avec celle-ci, dans la philosophie de l’esprit de 1805-1806 (p. 44), pour la raison que la cité antique ignore le principe moderne de la subjectivité, apparu dans le christianisme et développé avec la Réforme puis la Révolution française. Mais cette critique de l’organicisme antique, qui ne laisse pas de place à la liberté individuelle, va de pair avec une critique des Lumières, qui alimente le second volet de la thèse. Dans leur combat contre la foi et la religion, les Lumières n’offrent qu’un « monde désenchanté », vidé de toute « transcendance » (p. 92, 95), un « monde de l’utile » partagé entre le matérialisme et le déisme, que Hegel renvoie dos à dos dans la Phénoménologie de l’esprit comme deux métaphysiques opposées mais tout aussi plates et abstraites. C’est l’une des grandes qualités de cet ouvrage d’analyser en détail la critique hégélienne des Lumières, dont la liberté radicale conduit à la furie de la destruction (la Terreur) (p. 93). R. Legros montre de façon convaincante comment la critique des Lumières comme monde désenchanté s’articule avec la critique de Schelling dans la préface de la Phénoménologie de l’esprit, Schelling qui aurait tenté de dépasser ce désenchantement du monde par une intuition immédiate de l’absolu. À ce propos, l’explication de l’image des « déchets de vendanges » (Trebern) est lumineuse (p. 95-98). Pour mieux identifier la position de Hegel vis-à-vis des Lumières, on aurait aimé toutefois que ce concept de « Lumières » soit explicité plus avant : qui sont les philosophes visés par Hegel ? Diderot (et son Neveu de Rameau), Voltaire (et son déisme), Rousseau (et sa théorie du « contrat social »), etc. En ce qui concerne le thème de l’aveuglement des Lumières (« Les Lumières, dit Hegel, sont aussi peu éclairées sur elles-mêmes », p. 84), ou celui, étudié plus loin dans l’ouvrage, de l’égalité entre les cultures et les traditions (p. 120), une référence à Herder aurait été utile. Même s’il ne le cite que très peu, Hegel s’en est sans doute inspiré, surtout dans les écrits de jeunesse, puisque dans les textes de la période de Berlin, il accorde un primat à la civilisation européenne moderne sur les civilisations antiques grecques et romaines, comme le rappelle R. Legros dans l’avant-dernier chapitre X sur « Hegel et l’Europe ». Cette hiérarchie, qui est contraire à l’esprit de Herder et à sa critique des Lumières, est fondée pour Hegel sur la thèse que le monde européen moderne promeut l’idée, d’origine chrétienne selon lui, d’une égalité de tous les hommes : non pas « quelques hommes sont libres » (comme dans les mondes grec et romain), mais « tous les hommes sont libres ». De ce point de vue, la Révolution française signifie aussi une réconciliation avec le monde, l’incarnation politique concrète du principe d’égalité entre les hommes (comme citoyens). R. Legros soulève lui-même la question : « Ne peut-on pas déceler au cœur même des Lumières la voie d’une authentique émancipation, ou d’une contestation de leurs propres illusions ? » (p. 146). Si Hegel est assurément très critique à l’égard des Lumières et de la Révolution française dans la Phénoménologie de l’esprit, il est plus nuancé dans le cours sur La philosophie de l’histoire de 1831, où il explique que la Révolution française, qui a reçu son impulsion de la philosophie (des Lumières), fut un « magnifique lever de soleil » (trad. Le Livre de Poche, p. 561). En ce sens, les Lumières peuvent être considérées in fine comme une étape dans « le progrès dans la conscience de la liberté ». Pour illustrer la persistance chez le Hegel de la maturité d’un modèle organiciste et vitaliste de l’État, R. Legros cite des passages de l’histoire de la philosophie où Hegel fait l’éloge de Platon et d’Aristote (chap. IX, « Hegel et les Grecs », p. 111-115). Ces passages sont significatifs, mais ils peuvent être contrebalancés par d’autres textes bien connus où Hegel explique que Platon et Aristote ignoraient que l’homme est libre en tant qu’homme, ou par cette déclaration bien connue provenant des Principes de la philosophie du droit (§ 209) : « L’homme vaut parce qu’il est homme, non parce qu’il est juif, catholique, protestant, allemand, italien, etc. » (trad. PUF, J.-F Kervégan p. 375). La pensée de Hegel semble ici aux antipodes de celle d’un Joseph de Maistre qui affirmait : « j’ai vu, dans ma vie, des Français, des Italiens, des Russes, etc. (…) mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie » (cité p. 100). Ainsi, la thèse de R. Legros d’un Hegel écartelé entre une vision rationaliste et une vision romantique (organiciste) de la politique est pertinente pour de nombreux textes, mais on peut se demander si ce n’est pas finalement la vision rationaliste qui l’emporte dans les Principes de la philosophie du droit et dans la philosophie de l’histoire qui, au sein du système hégélien, en est le prolongement direct.

Christophe BOUTON (Université Bordeaux III Montaigne)

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Pour citer cet article : Christophe BOUTON, « Robert LEGROS, Hegel. La vie de l’esprit, Paris, Hermann, 2016 » in Bulletin de littérature hégélienne XXVII, Archives de Philosophie, tome 80/4, Octobre-décembre 2017, p. 773-802.

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