Auteur : Christophe Grellard
Zénon KALUZA, L’Ontologie de Nicolas d’Autrécourt, présentation et annotation par Dragos Calma, Leiden – Boston, Brill, « History of Metaphysics: Ancient, Medieval, Modern » n° 4, 2023, 324 p.
Zénon Kaluza est décédé le 5 juin 2023, avant la parution du présent volume. Néanmoins, le projet de rassembler ses articles sur Nicolas d’Autrécourt avait été engagé de longue date par Dragos Calma, qui a pu compter sur son soutien et sa collaboration tout au long du travail éditorial. Ce volume reprend donc tous les articles publiés par Zénon Kaluza sur cet auteur (à une exception près), ainsi que trois inédits.
La première partie du volume, intitulée « Une métaphysique libre », et qui propose deux textes inédits (« Nicolas d’Autrécourt critique d’Aristote », p. 32-51 ; et « Nicolas d’Autrécourt interprète du réalisme de Platon », p. 52-61), replace le philosophe dans son contexte en examinant les filiations doctrinales que l’on peut identifier. Elle insiste en particulier sur l’importance souterraine d’Averroès, et identifie à travers Bacon ou Olivi la tradition de critique du milieu universitaire dans laquelle s’inscrit Autrécourt. La deuxième partie, intitulée « Penser le monde des atomes », rassemble six articles qui examinent des points de doctrine, principalement en lien avec l’atomisme développé par le maître lorrain. Enfin, la dernière partie, « Édition des Prologues de l’Exigit ordo » offre une nouvelle édition critique des deux prologues de son principal traité philosophique.
Pendant une trentaine d’années, comme le montrent ces différents articles, Zénon Kaluza s’est livré à un salutaire travail de dissolution de mythes historiographiques, et par là, a profondément modifié les conditions de possibilité de l’étude de ces deux objets.
Qualifié de « Hume médiéval », Nicolas d’Autrécourt a longtemps été considéré comme un représentant extrême de l’ockhamisme à Paris, un nominaliste radical. Dès les premières études qu’il a consacrées à ce dernier, Z. Kaluza a fait justice de cette idée en montrant la dimension profondément platonicienne de son ontologie dans les deux articles « Voir : la clarté de la connaissance chez Nicolas d’Autrécourt » (p. 109-123) et « Les catégories dans l’Exigit ordo. Études de l’ontologie formelle de Nicolas d’Autrécourt » (p. 75-108). Parallèlement, dans la toute première de ces études, qui n’a pas été reprise dans ce volume, « Serbi un sasso il nome. Une inscription de San Gimignano et la rencontre entre Bernard d’Arezzo et Nicolas d’Autrécourt » – l’article a été publié dans Historia philosophiae medii aevii. Studien zur Geschichte der Philosophie des Mittelalters. Festschrift für Kurt Flasch zu seinem 60 Geburtstag, éd. B. Mojisch et O. Pluta, t. 1, Amsterdam-Philadelphia, 1991, p. 437-466 –, il en avait restitué les positions épistémologiques précisément dans le cadre des débats de l’école scotiste. Cette étude annonçait par bien des aspects le grand livre Nicolas d’Autrécourt. Ami de la vérité, qui a profondément renouvelé l’approche de ce philosophe, et dont il faut souhaiter qu’un éditeur osera, un jour, le rééditer dans un format largement accessible. Les autres articles, publiés une dizaine d’années plus tard, contribuent également à rectifier le portrait philosophique du maître lorrain en examinant plus précisément sa conception physico-théologique du monde, et en montrant, notamment, comment en reprenant implicitement des sources averroïstes, il parvient à allier, de façon assez curieuse, un atomisme mécaniste à une vision finaliste du monde. On s’aperçoit ainsi qu’un grand philosophe est rarement réductible à quelques étiquettes, certes aisément maniables mais trop souvent trompeuses.
À ce titre, le travail de Zénon Kaluza est d’abord une invitation à se méfier des étiquettes historiographiques qui, à force de sédimentation, créent chez l’historien de mauvaises habitudes et une forme de paresse intellectuelle. Ainsi, comme on l’a rappelé, Nicolas d’Autrécourt a été qualifié de « Hume médiéval ». Dès lors, il a été ipso facto considéré comme sceptique, sans que l’on se soit vraiment demandé ce que cela signifiait au Moyen Âge, et s’il était sceptique, forcément, il devait être nominaliste puisque l’historiographie néothomiste d’un Konstanty Michalski ou d’un Étienne Gilson avait imposé ce lien indissoluble entre deux étiquettes floues qui permettaient aisément de dénoncer une supposée décadence du Moyen Âge tardif. À partir de là, un certain nombre d’études sur Autrécourt (celles de Leonard A. Kennedy, de Blake D. Dutton ou de Günther Mensching notamment) se sont efforcées de faire entrer cette philosophie dans une telle boîte soigneusement étiquetée, en la comprimant et la déformant pour les besoins de la cause. L’apport de Zénon Kaluza, par cette étude, soigneusement contextuelle, sans présupposés, de la philosophie autrécurienne a d’abord été de nous débarrasser de ces étiquettes en montrant qu’Autrécourt n’était ni nominaliste ni sceptique. Il a ainsi ouvert le champ à une lecture renouvelée de cette œuvre.
Le deuxième apport, qui constitue un cas d’école méthodologique, a été de montrer comment on peut lire une œuvre largement tronquée par les vicissitudes de l’histoire, en l’occurrence la condamnation et la damnatio memoriae qui s’est ensuivie. Pour cela, il est nécessaire d’en restituer le contexte de production, c’est-à-dire d’identifier les lieux de formation de leur auteur, les lectures qu’il a faites, pour en retrouver la trace ténue dans l’œuvre conservée. Ceux qui ont vu l’exemplaire de l’Exigit ordo de Zénon Kaluza savent qu’il traquait ces citations implicites ou explicites, en particulier celles d’Averroès, pour comprendre comment elles avaient contribué à façonner la pensée du Lorrain.
De fait, il nous invite à être attentif aux filiations conceptuelles et aux médiations qui les rendent possibles. Il faut, en quelque sorte, mettre au jour la boîte à outils conceptuelle dont fait usage chaque philosophe, par-delà ses déclarations explicites. Ainsi, en dépit des critiques d’Aristote et d’Averroès par Nicolas d’Autrécourt, Z. Kaluza montre bien que ce philosophe fait un large usage, de façon plus ou moins dissimulée, des cadres conceptuels hérités du Commentateur. L’histoire doctrinale est donc celle de l’usage des concepts en vue de répondre à des questions historiquement déterminées. Néanmoins, il ne faut pas perdre de vue que ceux-ci, pour l’historien de la philosophie, s’incarnent dans des textes dont il faut faire l’histoire intellectuelle autant que matérielle, et les rapporter à leur contexte institutionnel. De fait, comme le rappelle l’auteur, l’historien de la philosophie ne peut pas se dispenser de faire, aussi, de l’histoire institutionnelle. C’est cette dernière qui, par la reconstitution des circonstances juridiques, politiques, etc. des controverses philosophiques, permet d’en comprendre les conditions de possibilités, les limites, et la signification exacte. Elle joue, en quelque sorte, le rôle de prolégomènes à la recherche doctrinale, de sorte que l’historien de la philosophie ne doit pas hésiter à s’adonner, à un moment ou un autre de son activité, à la recherche « purement historique ». En effet, loin de plaider pour la séparation des tâches, la démarche même ici mise en œuvre plaide pour une alliance des deux types d’approche.
Loin de clore le champ des études consacrées à Autrécourt, le présent volume devrait lui donner une impulsion nouvelle. De fait, la difficulté qui surgit quand on s’intéresse à sa pensée, c’est le faible nombre d’écrits disponibles. Le seul moyen de contourner cette difficulté, c’est de replacer les thèses autrécuriennes dans leur contexte de production. Il faut entendre celui-ci en deux sens : d’une part le contexte de production immédiat, les facultés des arts et de théologie parisiennes, ainsi que le collège de Sorbonne, autour de 1330. Cette décennie reste singulièrement mal connue (en dehors de Jean Buridan et de Thomas de Strasbourg) et beaucoup reste à faire, mais il est certain que les thèses d’Autrécourt peuvent être retrouvées dans les opinions critiquées par ses collègues philosophes et théologiens. D’autre part, il faut prendre l’idée de contexte en un sens plus large, incluant le contexte de formation, ce qui suppose de clarifier l’état de la faculté des arts en 1310-1320, en particulier du point de vue de l’atomisme, mais aussi de la théorie de la connaissance. À ce titre, la question de l’averroïsme est fondamentale comme Zénon Kaluza n’a eu de cesse de le rappeler (voir encore p. 61 du présent volume). De fait, l’un des acquis de ses travaux, c’est bien que Nicolas pense sans cesse avec et contre Averroès (et ses sectateurs latins).
La réunion d’articles dispersés dans des revues savantes et des ouvrages collectifs parfois difficilement accessibles permettra de donner une vue d’ensemble d’une partie des travaux de l’auteur (en espérant que soient prochainement réunis, dans un autre volume, ses travaux sur la théologie anglaise des années 1330). Le lecteur y verra à l’œuvre un savant rigoureux, passionnant et passionné, qui invite à être pleinement historien de la philosophie.
Christophe Grellard
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Pour citer cet article : Zénon KALUZA, L’Ontologie de Nicolas d’Autrécourt, présentation et annotation par Dragos Calma, Leiden – Boston, Brill, « History of Metaphysics: Ancient, Medieval, Modern » n° 4, 2023, 324 p., in Bulletin de philosophie du Moyen Âge XXV, Archives de philosophie, tome 87/3, Juillet-Septembre 2024, p. 199-202.
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Olivier BOULNOIS et Isabelle MOULIN (éds), Le Beau et la Beauté au Moyen Âge, Paris, Vrin, 2018, 354 p.
Ce volume, qui rassemble les actes d’un colloque qui s’est tenu à Paris en 2011, entend interroger, à travers les questionnements sur la beauté, la possibilité d’appliquer le concept d’esthétique au Moyen Âge. En fait, la contribution d’Olivier Boulnois placée en ouverture et la conclusion d’Isabelle Moulin indiquent clairement que la thèse du livre est qu’il n’y a pas d’esthétique médiévale, au sens que l’on donne usuellement à ce terme depuis Baumgarten comme perception sensible de la beauté, accompagnée de plaisir. En filigrane, implicitement ou explicitement, le volume est aussi une discussion des thèses d’Umberto Eco, et une réflexion sur la possibilité de dégager un discours plus ou moins unifié sur les arts et leurs effets cognitifs et affectifs au Moyen Âge.
Dans cette perspective sont rassemblées treize contributions (outre l’introduction signée par les co-éditeurs, la conclusion d’Isabelle Moulin et la contribution d’Olivier Boulnois que l’on a déjà signalées). Anca Vasiliu présente la théorie du Beau que l’on peut lire dans le Phèdre, et son interprétation par Plotin ; Kristina Mitalaïté aborde la question du beau chez Théodulfe d’Orléans et Raban Maur ; Dominique Poirel, chez Hugues de Saint-Victor ; Laure Solignac, chez Bonaventure et Henryk Anzulewicz chez Albert le Grand. Quant à Olivier-Thomas Venard, il discute la lecture de Thomas d’Aquin par Umberto Eco. Deux contributions, celles de Philippe Sers et de Grégoire Aslanoff, apportent le point de vue byzantin sur la question. À côté de ces études à visée plutôt théorique, les autres contributions apportent un point de vue que l’on pourrait qualifier de pratique, en considérant des exemples concrets de l’art médiéval : les vitraux de Chartres chez Félicité Schuler-Lagier, le chant grégorien chez François Cassingena-Trévedy, et l’architecture gothique (une place de choix étant réservé à Saint-Denis, et au projet théorique de Suger) dans les contributions d’Andreas Speer, Florian Meunier et Dominique Alibert.
L’ensemble des contributions, d’un grand intérêt, confirment la thèse générale. Les théories du beau au Moyen Âge sont des théories du beau intelligible, divin, qui n’exclut pas une réflexion sur l’émotion sensible, sur le jugement de goût, mais sans faire une théorie de la perception d’œuvres qui sont renvoyées du côté des arts mécaniques. Dès lors, il y a une assez large déconnexion entre la théorie du beau qui ressortit à la théologie, et la pratique artistique qui, tout en étant dans une large mesure finalisée par la liturgie, et inscrite théoriquement dans un processus de réminiscence, ne dépend pas, en général, d’un cadre théorique précis. Comme le fait remarquer Florian Meunier (p. 211), les commanditaires laissaient une grande liberté aux artisans, de sorte que les uns et les autres ne projetaient sans doute pas les mêmes attentes et les mêmes fins dans une œuvre d’art (cette disjonction est d’ailleurs bien montrée par Andreas Speer). Or, si la documentation permet en partie de reconstruire le point de vue des commanditaires, c’est moins le cas pour les artisans. Pour toutes ces raisons, il est sans doute difficile de produire une théorie générale de l’art au Moyen Âge. En fait, comme le dit à très juste titre Andreas Speer (p. 226), « il est évident que les hommes jugent différemment les faits selon leur époque. Mais, pour les comprendre, il faut saisir leur propre mode de compréhension. Et cela vaut également pour la question esthétique ». De fait, on peut se demande si le débat n’est pas d’emblée biaisé quand on part de la définition de l’esthétique donnée par Baumgarten. Comme l’avait rappelé Paul Vignaux à propos du nominalisme, deux approches sont possibles, l’une a priori, qui détermine ce que signifie pour nous tel ou tel concept ou mouvement (nominalisme, scepticisme, esthétique, etc.), et qui permet de rechercher au Moyen Âge si quelque chose d’équivalent a existé ; l’autre, a posteriori, qui part de ce que les médiévaux entendaient par tel ou tel concept (nominales, academicus, poetria, etc.) pour reconstruire, à partir de leur pratique, une théorie générale. Les deux méthodes ont leur intérêt et se complètent. Néanmoins, le volume montre bien les limites d’une approche a priori de l’esthétique médiévale. Il reste donc à identifier ce que les médiévaux ont produit comme jugement sur des œuvres relevant de l’ars, et quels critères d’évaluation ils ont utilisé. Il n’est pas certain qu’une théorie unifiée en ressortirait. Il faudrait sans doute, au contraire, faire droit à cette « diversité rebelle » du Moyen Âge qui était un leitmotiv chez Vignaux. Il est probable, cependant, que la question du beau devrait être séparée de celle d’une théorie du jugement esthétique. À l’inverse, il faudrait sans doute réinvestir la dimension cognitive de l’art médiéval. Il faut se souvenir, en effet, que l’importation de l’Organon élargi a conduit à intégrer la poétique à la logique. Par ailleurs, la double (auto)limitation de l’ouvrage recensé devrait être dépassée. De fait, le volume s’appuie, pour la partie théorique, de façon presque exclusive sur une tradition fortement teintée de platonisme ou de néoplatonisme. Les traditions aristotéliciennes et cicéroniennes sont peu ou ne sont pas représentées. De même, du côté pratique, ce sont principalement les arts plastiques et monumentaux qui sont considérés, quand on pourrait attendre la prise en compte de la littérature par exemple. La musique, elle, est limitée au chant grégorien, alors qu’une enquête du côté de l’ars nova, notamment, donnerait sans doute des résultats différents. Il y a indubitablement un champ de recherches fécond qui s’ouvre aux médiévistes et qui supposera un travail collaboratif et pluridisciplinaire, dont on peut souhaiter que ce livre donne l’impulsion.
Christophe GRELLARD
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Pour citer cet article : Olivier BOULNOIS et Isabelle MOULIN (éds), Le Beau et la Beauté au Moyen Âge, Paris, Vrin, 2018, 354 p., in Bulletin de philosophie médiévale XXII, Archives de philosophie, tome 84/3, Juillet-Octobre 2021, p. 203-224.
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Monica BRÎNZEI & Christopher SCHABEL (eds), The Cistercian James of Eltville († 1393). Author in Paris, Authority in Vienna, Brepols, Turnhout, « Studia Sententiarum » 3 , 2018, 501 p.
Ce volume est le troisième de la récente collection de Brepols, Studia Sententiarum, dirigée par M. Brînzei, B. Duba et C. Angotti, et qui vient compléter la déjà bien établie et réputée collection d’Olga Weijers, Studia Artistarum, en proposant d’accueillir des ouvrages consacrés à la théologie universitaire au Moyen Âge. Le présent volume, consacré à un théologien cistercien actif à Paris vers 1369, Jacques d’Eltville (Jacobus de Altavilla), est issu du projet ERC-Thesis dirigé par Monica Brînzei, qui vise à compléter nos connaissances (bien lacunaires, il faut l’avouer) des commentaires des Sentences de la fin du Moyen Âge (1350-1450). En l’occurrence, une équipe de jeunes chercheurs, encadrés par quelques chercheurs confirmés, s’est attelée à l’édition et à l’analyse du commentaire des Sentences de Jacques d’Eltville. Ce dernier est à la fois un acteur important de la théologie parisienne de la deuxième moitié du XIVe siècle, et un vecteur de transmission des théologies oxoniennes et parisiennes en Europe centrale, et en particulier à Vienne.
Le volume livre les premiers résultats de ce travail d’équipe, à savoir une analyse de quelques-uns des thèmes saillants du livre I des Sentences (et occasionnellement du livre II). Après une introduction de Christopher Schabel qui expose le projet et le livre qui en est issu, William Courtenay présente Jacques d’Eltville dans le contexte parisien des années 1370 en insistant sur l’importance des réseaux de la nation allemande, et en particulier Henri de Langenstein et Marsile d’Inghen. Monica Brînzei examine les principia du cistercien sous l’angle de la question de la perfection des espèces et de la question connexe de la latitude des formes, afin de montrer l’interaction entre théologie et philosophie. C’est ce thème de l’intension et de la rémission des formes qui est repris dans l’article d’Andrei Marinca qui s’interroge sur l’interaction entre la philosophie naturelle des artiens et les pratiques des théologiens, en soulignant que l’attitude de Jacques d’Eltville, peut-être en raison des censures, est assez conservatrice. Alexander Baumgarten, en comparant Godescalc de Nepomuk et Jacques d’Eltville, met au jour des modèles de scientificité de la théologie qui reposent sur une place plus grande faite à l’herméneutique scripturaire et à l’ecclésiologie. On voit, en effet, déjà s’opérer, avant même le début de la crise du Grand Schisme, la pénétration du Dialogus de Guillaume d’Ockham. Alexandra Anisie revient sur la quaestio vexata de cette époque, le complexe significabile, en examinant les emprunts de Jacques à Guillaume d’Ockham, Gauthier Chatton, Adam Wodeham et Grégoire de Rimini. Luciana Cioca s’attaque au problème de la connaissance de l’existence de Dieu, en montrant en particulier la forte dépendance de Jacques à l’égard de son prédécesseur cistercien, Jean de Mirecourt. Daniel Coman montre comment, au cours du XIVe siècle, Anselme de Canterbury redevient progressivement une autorité majeure parmi les théologiens qui le citent, le résument et l’adaptent à leur propre projet. Andrew Cuff se tourne vers le livre II pour examiner la question de la liberté de la volonté. Il montre que l’intellectualisme de Jacques, en dépit de similitudes avec les positions de Buridan, s’ancre sans doute davantage dans la lecture d’Adam Wodeham, ce qui repose la question des interactions entre artiens et théologiens. C’est également à la volonté que s’intéresse Alexandra Baneu, mais du point de vue de la volonté divine et de la nécessité de conformer notre volonté à celle de Dieu. Jacques revient à Thomas de Strasbourg et Alphonse Vargas pour s’opposer à Grégoire de Rimini, ce qui met en évidence encore une fois l’importance de la théologie des Augustiniens à Paris entre la fin des années 1330 et la fin des années 1360 (de Thomas de Strasbourg à Henri Totting de Oyta). On ne saurait pourtant réduire Jacques d’Eltville à une seule influence ou autorité comme le montre l’article de Ioanna Curut. À partir d’une analyse de la distinction 35 et de la question de ce que Dieu connaît, elle montre comment cohabitent et se répondent les arguments de Thomas d’Aquin, de Durand de Saint-Pourçain, aussi bien que d’Alphonse Vargas ou Thomas de Strasbourg. Christopher Schabel replace Jacques d’Eltville dans les débats de la fin du XIVe siècle sur le déterminisme et la prédestination, en nuançant la thèse de H. Oberman sur la place des « nouveaux pélagiens ». Enfin, un chapitre de conclusion, dû à M. Brînzei et I. Curut donne deux exemples de la postérité viennoise de Jacques d’Eltville, en montrant concrètement comme il fut un vecteur de diffusion de la théologie anglaise et parisienne, mais aussi comment il devint une autorité, non seulement copiée et diffusée, mais citée nommément. Ce chapitre fait en quelque sorte le lien avec le premier volume de la collection qui était consacré au théologien viennois Nicolas de Dinkelsbühl.
On le voit à cette simple énumération, c’est un volume d’une grande richesse qui est proposé ici à qui s’intéresse à l’histoire intellectuelle du Moyen Âge tardif. Disons-le tout de suite, les contributions sont toutes d’une excellente qualité, et proposent des analyses des doctrines qui dénotent une lecture directe des textes (souvent à partir des manuscrits) et une bonne connaissance de la littérature secondaire. Les contributions des « jeunes chercheurs » n’ont pas à rougir de la comparaison avec leurs aînés. Chaque étude tient compte des apports des autres, et le volume peut ainsi, à travers une étude de cas, mettre au jour une sorte de portrait croisé de la pratique théologique parisienne à la fin du XIVe siècle. On voit apparaître un certain nombre de thématiques récurrentes (même si le point de vue est légèrement biaisé par le focus sur le livre I des Sentences) : la pénétration – et les limites – des « nouveaux outils d’analyse » dans le champ de la théologie ; les débats sur la scientificité de la théologie, qui dépendent encore largement des modèles de scientificité élaborés au siècle précédent, mais qui les modifient peu à peu de l’intérieur ; la question récurrente du signifié de la proposition ; le problème de la liberté et de la prédestination. On voit aussi comment les théologiens oxoniens des années 1330, Guillaume d’Ockham, Gauthier Chatton, Adam Wodeham, Robert Holcot, Thomas Bradwardine, sont devenus des interlocuteurs incontournables des débats parisiens. Mais ces débats ont aussi leur propre tradition où une double lignée, augustinienne et cistercienne, impose sa marque. Cet ouvrage constitue donc une première étape dans notre accès à une meilleure compréhension des transformations intellectuelles qui se produisent entre Grégoire de Rimini au milieu du siècle, Pierre d’Ailly et Jean Gerson à la fin du siècle. On pourrait généraliser la remarque de Christopher Schabel à propos de la prédestination, p. 402 : seul un travail d’édition massif des textes de cette période permettra de renouveler notre compréhension de ce moment clé de l’évolution intellectuelle du Moyen Âge, et de se départir de regards parfois biaisés qui se sont sédimentés dans la littérature secondaire au point de devenir des lieux communs. Ce travail d’édition est d’autant plus nécessaire que, comme le soulignent la plupart des contributions de ce livre, les théologiens de cette période pratiquent à grande échelle le « bricolage textuel » (pour reprendre l’expression de M. Brînzei), recopiant sur plusieurs colonnes des arguments de confrères sans les citer. Plutôt que de parler de plagiat, terme qui suppose une conception anachronique de l’auteur, laquelle n’est que l’ultime avatar d’une conception du génie hérité du romantisme et qui ne permet pas de comprendre les procédures intellectuelles médiévales, il vaut mieux chercher à identifier les schèmes conceptuels et argumentatifs qui s’imposent par la répétition de ces citations, et qui permettront véritablement d’identifier les structures de pensée propre à cette période. Il faut donc souhaiter que ce volume sur Jacques d’Eltville soit suivi par d’autres études de même nature et accompagné par de nombreuses éditions de texte.
Christophe GRELLARD
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Pour citer cet article : Christophe GRELLARD, « Monica BRÎNZEI & Christopher SCHABEL (eds), The Cistercian James of Eltville († 1393). Author in Paris, Authority in Vienna, Brepols, Turnhout », in Bulletin de philosophie médiévale XXI, Archives de Philosophie, tome 83/3, juillet-septembre 2020, p. 175-199.
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Robert PASNAU, After Certainty. A History of our Epistemic Ideals and Illusions, Oxford, Oxford University Press, 2017, 384 p.
Issu des Isaiah Berlin Lectures données à Oxford en 2014, ce livre de Robert Pasnau entend identifier les traits essentiels de l’épistémologie occidentale post-cartésienne en montrant comment elle hérite d’un projet d’épistémologie idéalisée, qui place la certitude en son cœur, et qui se met en place avec l’aristotélisme médiéval. En même temps, le retour aux sources médiévales permet de comprendre comment, dès le XIVe siècle, des voies alternatives à cette épistémologie se sont offertes, qui ont rendu possible certaines formes non cartésiennes d’épistémologie à l’époque moderne (notamment chez Locke et Hume).
Les six conférences, qui couvrent les p. 1-138, ont conservé leur format proche de l’oral, et les notes en bas de pages sont limitées au minimum, à savoir les références bibliographiques des textes directement cités. La première conférence examine la notion aristotélicienne d’épistémè et sa réception latine sous le concept de scientia. L’héritage aristotélicien retravaillé et amplifié au XIIIe siècle conduit à faire de la scientia une norme idéale, qui va progressivement être remplacée, dans la science moderne galiléenne et newtonienne, par l’idée de précision (mathématique). Néanmoins, cette conception de la scientia va produire des effets philosophiques dans l’épistémologie cartésienne, fondée sur la certitude, qui fait l’objet principal de la deuxième conférence, centrée sur l’opposition entre science et opinion. Cette conception de l’épistémologie, qui sera discutée par l’empirisme moderne, est remise en cause dès le XIVe siècle par Buridan qui s’interroge sur les degrés d’évidence et permet de valoriser l’idée de croyances proportionnées aux preuves disponibles. Les conférences trois et quatre examinent la question de l’évidence du point de vue de la connaissance sensible, en s’intéressant d’une part à la question des sensibles propres dans l’aristotélisme médiéval, et au relationnisme perceptuel qui en résulte, et d’autre part, à la question des idées et du représentationalisme. L’épistémologie de la connaissance sensible qui va du XIIIe siècle au XVIIe siècle s’appuie sur deux idéaux solidaires de l’idéal de certitude, à savoir la fiabilité des sens et la fidélité de la perception à son objet. Là encore, ces idéaux sont progressivement déconstruits par l’empirisme, en particulier par la philosophie du sens commun. La cinquième conférence s’intéresse à un cas particulier de l’épistémologie idéale, qui remonte à Anselme et s’épanouit chez Descartes, à savoir la possibilité pour l’esprit d’appréhender dans l’instant, d’un seul regard (par une intuition), un objet de façon complète. Là encore, c’est l’empirisme de John Locke et David Hume qui conduit à défaire cet idéal. La sixième conférence examine la question du scepticisme, dont Robert Pasnau considère qu’il ne faut pas lui accorder trop d’importance. Il présente les origines médiévales du dieu trompeur, en s’appuyant sur Jean de Mirecourt. En un sens, le scepticisme se nourrit de cette épistémologie idéale, dont il est solidaire. Il peut alors être dépassé par une forme de quiétisme défendu par Hume, et plus encore par une conception plus riche de la connaissance, qui réintroduit dans la croyance sa part émotionnelle, ce que Robert Pasnau appelle « croire avec espoir », et qui fait l’objet de la fin de la leçon.
Cette première partie du livre, est suivie par une deuxième, indépendante, qui couvre les pages 139-336, et que Robert Pasnau appelle à lire de façon consécutive comme un tout. Il s’agit des notes complémentaires des six conférences qui précisent des arguments, développent des questions terminologiques, offrent des compléments bibliographiques commentés. Cette deuxième partie peut effectivement se lire de façon indépendante et, plus encore, elle constitue pour ainsi dire un second livre, une sorte de manuel d’épistémologie médiévale sous forme de courtes notices. Les notices lexicographiques et les explicitations d’arguments sont particulièrement bienvenues et utiles. On regrette alors que la table des matières ne soit pas davantage développée, et les rubriques abordées explicitement énumérées, car on aurait alors bénéficié d’une sorte de petite encyclopédie de l’épistémologie médiévale et moderne. En tout cas, il est certain que cette partie est un remarquable outil de travail pour quiconque s’intéresse à l’épistémologie du XIIIe siècle au XVIIe siècle.
En fin de compte, on peut dire que Robert Pasnau réussit un double tour de force. En premier lieu, il propose une sorte d’archéologie de l’épistémologie anglo-saxonne contemporaine qui permet d’en mettre au jour les implicites. Il montre en effet d’où viennent les idéaux épistémiques de l’épistémologie post-cartésienne qui s’est développée aux États-Unis à la fin du XXe siècle. Et il suggère des approches alternatives (qui sont d’ailleurs en train de gagner du terrain dans les développements les plus récents de l’épistémologie anglo-saxonne). En second lieu, il réussit à donner dans les six conférences une histoire de l’épistémologie médiévale et moderne, articulée autour de quelques questions nodales, en montrant les connexions structurelles et thématiques entre ces deux périodes, qu’il apparaît alors largement artificiel de séparer, comme on le fait encore trop souvent dans les départements de philosophie des universités américaines et européennes. Bien entendu, certaines interprétations, certaines lectures, certains arguments proposés par Robert Pasnau peuvent et devraient être soumis à la discussion. Mais seul celui qui n’a pas (encore) renoncé à l’idéal de certitude s’en étonnera. Les autres pourront profiter des différents niveaux de lecture qu’offre ce livre, propre à satisfaire différentes attentes. On part d’un niveau strictement informatif dans les notices complémentaires, qui s’appuient sur une excellente connaissance de la littérature secondaire dans ce domaine (et, il faut le signaler pour un livre anglo-saxon, qui ne se limite pas à la littérature en langue anglaise comme c’est trop souvent le cas), et on aboutit au niveau qui propose des voies de réforme de l’épistémologie (sans doute discutables, ou insuffisamment développées, comme la notion d’espoir qui clôt les conférences). De la sorte, le livre de Robert Pasnau apparaît à la fois comme un excellent manuel d’épistémologie, un grand livre d’histoire de l’épistémologie médiévale et moderne, et un livre philosophiquement provoquant et stimulant.
Christophe GRELLARD
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Pour citer cet article : Christophe GRELLARD, « Robert PASNAU, After Certainty. A History of our Epistemic Ideals and Illusions, Oxford, Oxford University Press, 2017 », in Bulletin de Philosophie médiévale XX, Archives de Philosophie, tome 82/3, juillet-septembre 2019, p. 647-672.
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Susan R. KRAMER, Sin, Interiority, and Selfhood in the Twelfth-Century West, Toronto, Pontifical Institute of Mediaeval Studies, « Studies and Texts 200 », 2015, xii-171 p.
L’étude proposée par S. Kramer entend examiner quelles sont les conceptions de l’intériorité, voire du moi (selfhood), qui se mettent en place au XIIe siècle dans les débats théologiques autour de la confession et du péché, et préparent le canon Omnis utriusque sexus de Latran IV au début du siècle suivant. Il s’agit en particulier de déterminer si ce canon induit un tournant anthropologique en se fondant, plus ou moins implicitement, sur la possibilité pour chacun de connaître son cœur (ses pensées, ses intentions, ses sentiments) et d’objectiver ces expériences intérieures dans un discours à un tiers. Après avoir rappelé en introduction (p. 1-17) les enjeux de son enquête et quelques-uns des débats autour de l’historiographie de l’individualité et de la pénitence, l’auteur consacre le premier chapitre (p. 18-54) à la question de la transparence du cœur, et à la possibilité pour l’homme (et non pour Dieu seul) de le connaître. Pour montrer la rupture qui se produit au XIIe siècle, l’auteur oppose les positions d’Augustin et de Bède (à partir de l’exégèse qu’ils proposent des trois morts ressuscités par le Christ), et celles développées par Anselme de Laon, Robert Pullen ou Geoffrey Babion, qui insistent sur la nécessité d’extérioriser et d’objectiver les occulta cordis en les manifestant à un prêtre. Cette même exigence d’objectivation et de verbalisation apparaît dans le second chapitre (p. 55-82) consacré à l’expressivité des larmes, et à leur valeur en termes de confession et de pénitence. De nouveau, un théologien comme Robert Pullen insiste sur le fait que les larmes constituent bien une confession pour Dieu mais pas pour le prêtre. L’enjeu des deux chapitres suivants est d’identifier quelle anthropologie et quelle physiologie sous-tendent cette conception objectivante de l’intériorité. Le chapitre 3 (p. 83-110) revient sur la conception du péché, et notamment du péché originel, dans l’école de Laon en cherchant à quelle conception de l’âme et du corps elle est reliée. Si l’âme est bien le lieu du volontaire et du consentement au péché, elle est incorporée, et c’est son amour pour le corps qui explique aussi le péché. Cette anthropologie est à son tour renforcée par le recours à la métaphore médicale de la contagion, examinée dans le dernier chapitre (p. 111-134), et qui repose sur l’imbrication de l’âme dans la matière, et la soumission de son activité à une forme de passivité. Ainsi, les approches anthropologiques et physiologiques visent à renforcer la responsabilité de l’âme et la nécessité de la confession.
On le voit, c’est un livre riche et foisonnant qui est ici proposé. Le côté foisonnant n’est pas sans poser parfois quelques problèmes pour le lecteur, qui peut avoir du mal à suivre l’argumentation (malgré les synthèses répétées) et à identifier le lien entre les différents corpus convoqués. Par exemple, étant donné la place accordée à l’école de Laon, on aurait pu attendre que soit davantage justifié le statut qui lui est accordé. Surtout, si l’enjeu est de montrer comment se préparent au XIIe siècle les mutations qui se manifestent explicitement au moment de Latran IV, il eût été opportun de s’attacher davantage aux théologies de la fin du XIIe siècle, celles d’Alain de Lille, d’Étienne de Tournai, voire de Pierre le Chantre et d’Étienne Langton, bref de ceux qui assurent véritablement la transition entre les écoles du xiie siècle et l’université naissante du XIIIe siècle. Dans cette perspective aussi, la prise en compte de l’article de Jacques Chiffoleau sur les occulta cordis aurait permis de donner un peu plus de profondeur historique aux analyses proposées (J. Chiffoleau, « Ecclesia de occultis non iudicat ? L’Église, le secret, l’occulte du XIIe au XVe siècle », dans Micrologus. XIII. Il segreto nel medioevo, 2006, p. 359-481). On regrette encore que Robert Pullen n’ait pas davantage été exploité, alors qu’il apparaît avoir un rôle pivot dans l’argumentation, et on s’étonne de la quasi-absence d’Abélard, alors que S. Kramer lui a consacré une excellente étude (« ‘We Speak to God with our Thoughts’ : Abelard and the Implications of Private Communication with God », Church History, 69 (2000), p. 18-40).
Quoi qu’il en soit, on a affaire à un important livre d’histoire intellectuelle qui, convoquant les acquis de l’histoire religieuse (sur la pénitence et la confession) et de l’histoire de la théologie (sur le péché et la théorie de l’âme), voire de l’histoire sociale et de l’exégèse, montre comment au XIIe siècle se met en place une conception nouvelle de l’intériorité, entendue comme un ensemble d’expériences que leur objectivation par le langage rend susceptible d’un examen par un tiers. Le paradoxe, en un sens, c’est qu’en cherchant les théories de l’intériorité dans les conceptions de la confession, laquelle est nécessairement destinée à un tiers qui se place entre l’âme et Dieu, on ne pouvait qu’aboutir à cette conception extériorisée et objectivée de l’intériorité, conception qu’il est alors facile de faire entrer dans un processus disciplinaire de contrôle et d’encadrement. Même si l’auteur se défend à plusieurs reprises d’avoir clos la question de l’intériorité, et qu’il existe d’autres conceptions du moi, le lecteur aurait souhaité avoir quelques pistes sur ces conceptions alternatives. Il est par exemple assez surprenant que les approches philosophiques du problème (comme l’archéologie du sujet entreprise par Alain de Libera) ne soient jamais mises en regard de la perspective théologique ici adoptée. Il reste à espérer qu’un chercheur s’empare à l’avenir de ces différents dossiers pour en montrer l’articulation.
Christophe GRELLARD
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Pour citer cet article : Christophe GRELLARD, « Susan R. KRAMER, Sin, Interiority, and Selfhood in the Twelfth-Century West, Toronto, Pontifical Institute of Mediaeval Studies, 2015 », in Bulletin de Philosophie médiévale XX, Archives de Philosophie, tome 82/3, juillet-septembre 2019, p. 647-672.
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Dallas G. DENNERY II, The Devil Wins. A History of Lying from the Garden of Eden to the Enlightenment, Princeton, Princeton University Press, 2015, xi-331p.
Après un livre consacré au statut culturel et épistémologique de l’apparence (Seeing and Being Seen in the Later Medieval World : Optics, Theology and Religious Life, Cambridge, Cambridge UP, 2005), Dallas Denery poursuit son analyse des discours produits au tournant du Moyen Âge et de la Modernité sur la construction sociale d’une forme de relativisme. Le champ d’enquête et l’amplitude chronologique se sont élargis, puisque D. Denery affronte désormais l’immense question du mensonge, en prenant en compte, schématiquement, la période de la construction (puis de la déconstruction) intellectuelle des dogmes chrétiens, des Pères de l’Église jusqu’aux Lumières. Mais le cœur de sa démarche reste toujours le même : il s’agit d’examiner comment s’articulent les discours théoriques qui encadrent normativement la vie religieuse, afin de montrer comment progressivement une norme du vrai, objective et extérieure, est subjectivement et socialement appropriée. À ce titre, il apparaît clairement que les transformations intellectuelles essentielles se jouent entre le XIVe et le XVIe siècle, ce qui conduit D. Denery à dénoncer dès l’introduction (p. 6-8) une certaine historiographie moderniste qui oblitère la part médiévale de la Modernité et qui se condamne à ne pas comprendre l’origine des phénomènes qu’elle décrit. C’est cette mise en garde qui justifie ici une histoire intellectuelle sur le temps long, pas loin de 2000 ans finalement !
Le lecteur ne doit néanmoins pas s’y tromper. Il ne doit pas s’attendre à une histoire linéaire, un grand récit du mensonge dans l’Occident chrétien. D. Denery est un héritier d’Amos Funkenstein, pas d’Arthur Lovejoy. Du reste, une telle histoire, à supposer qu’elle fût réalisable (ce dont on peut douter), serait sans doute assez fastidieuse et d’une utilité réduite. De façon plus dynamique, D. Denery privilégie une approche fragmentée dans cinq « narrations », organisées autour d’un point focal et qui permettent d’examiner comment se transforme le rapport des hommes au mensonge, qui est ici bien davantage un symptôme de l’évolution générale de notre société. Il ne s’agit donc pas de rechercher l’exhaustivité des auteurs ou des thèmes, mais plutôt d’identifier les aspects et les textes paradigmatiques qui fixent les questions, et les réponses possibles. Il ne s’agit pas davantage de produire une généalogie foucaldienne, à la mode aujourd’hui, car D. Denery ne recherche pas tant des filiations que des airs de famille, afin d’identifier les recompositions desdites familles.
La question principale déclinée au cours de ces cinq narrations est la suivante : peut-il être acceptable de mentir ? Cette question est en fait équivalente à une autre, selon D. Denery : comment peut-on vivre dans un monde déchu ? En fait, c’est donc toute la question de notre rapport à la contingence qui est considérée. Le point important que veut mettre en évidence D. Denery, c’est qu’il n’y a pas de réponse unique à cette question, y compris au Moyen Âge. La démarche qui consiste à multiplier les narrations vise ainsi à rendre compte de cette pluralité des réponses et de leur inclusion dans une tendance plus large qui conduit d’une conception uniformément morale et rigide de la question à une approche plus sociale qui appréhende le mensonge comme un outil de gestion de la contingence. Pour le montrer, D. Denery considère deux types de discours structurants, celui du théologien dans la première partie, celui du « laïc » (en l’occurrence, le courtisan et la femme) dans la seconde partie. Le discours du théologien est décliné en trois chapitres : le diable, Dieu, l’homme. Dans le premier chapitre, D. Denery examine la réception du texte de la Genèse pour le replacer ensuite dans une réflexion plus large sur le rapport entre mensonge et obéissance. Quelques pages tout à fait remarquables consacrées à Jacobus Acontius montrent bien que la question clé est liée à la difficulté – épistémologique – de parvenir à la vérité. À l’arrière-plan donc, c’est la question du faillibilisme et du scepticisme, à laquelle D. Denery a consacré plusieurs travaux, qui est en jeu. De ce fait, se noue un lien surprenant, et peut-être involontaire, entre le diable et le courtisan, puisque le chapitre quatre consacré au courtisan insiste de la même manière (mais de façon plus éthique qu’épistémologique) sur la question du scepticisme et du rapport à la faillibilité. C’est la même question que l’on retrouve dans les chapitres consacrés à la tromperie divine et à la casuistique. Mais surtout, par une sorte de ruse diabolique, c’est bien le chapitre consacré aux femmes qui fait apparaître la subversion sociale d’une idéologie éthico-médicale véhiculée dans l’Antiquité et au Moyen Âge. Les pages consacrées à Christine de Pizan indiquent un tournant médiéval fondamental dans la considération du problème du mensonge. Chaque fois en effet, un auteur ou un couple d’auteurs (Augustin et Luther, Jacobus Acontius, Jean de Salisbury, Pascal, etc.) fonctionnent comme autant de paradigmes indiciaires, tantôt de la cristallisation d’un problème, tantôt de son renversement.
Finalement, ce qui apparaît clairement dans les narrations mises en place par D. Denery, c’est que l’histoire du mensonge ici proposée est celle de l’arbitre du vrai. On passe progressivement d’une norme objective et extérieure à une norme socialisée, subjective et intérieure. On le voit, l’historiographie des modernistes critiquée en introduction n’a pas été fondamentalement subvertie. Simplement, la myopie propre à leur démarche est apparue en pleine lumière, et il ressort, une fois ce livre refermé, que l’on comprend mieux les problèmes, leur formation et leur dénouement (provisoire) quand ils sont replacés dans la longue durée. C’est une belle leçon de méthode en histoire intellectuelle que nous livre D. Denery.
Christophe GRELLARD (EPHE)
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Pour citer cet article : Christophe GRELLARD, « DENNERY II, Dallas G., The Devil Wins. A History of Lying from the Garden of Eden to the Enlightenment, Princeton, Princeton University Press, 2015 », in Bulletin de Philosophie médiévale XIX, Archives de Philosophie, tome 81/3, Juillet-septembre 2018, p. 641-672.