Auteur : Christophe Huertas

 

Glory M. Liu, Adam Smith’s America. How a Scottish Philosopher Became an Icon of American Capitalism, Princeton / Oxford, Princeton University Press, 2022, 346 p.

C’est un projet à la fois original et utile que celui de Glory M. Liu : peindre la figure d’un penseur extrêmement influent et complexe, en prenant le parti de ne pas s’intéres¬ser aux fondements de sa doctrine, mais en le présentant tel que son image nous est parvenue au XXIe siècle : un patchwork intellectuel et doctrinal sous le nom d’Adam Smith. Il s’agit donc d’étudier les influences diverses qu’il a suscitées, et qui ont tracé les contours d’un « mythe », sous un nom qui cristallise une doctrine : celle de l’apôtre du laisser-faire et du marché libre. La force principale de cet ouvrage est de montrer comment une œuvre philosophique devient un outil politique au service d’intérêts concrets. Il vient enrichir l’étude de la réception et de la diffusion des idées de Smith aux États-Unis.

Partant de l’image populaire de Smith, l’étude s’attache à retracer l’histoire de la réception de sa pensée. Considéré généralement comme le père de l’économie, Adam Smith passe pour « the ingenious Scotsman who revealed the workings of the “invisible hand” » (p. XIII), mécanisme selon lequel les individus, en suivant leur intérêt propre, peuvent promouvoir le bien public, même à leur insu. Comme l’auteur l’énonce dans son prologue, « this version of Adam Smith pervades political and intellectual life in America and around the world » (p. XIII). Smith est ainsi promu politiquement ou idéologiquement aux États-Unis par ceux qui, entre autres, souhaitent mettre fin aux réglementations inutiles et au gaspillage par l’État de l’argent des contribuables.

Mais la postérité et l’autorité de Smith sont surtout fondées sur sa réputation d’être le fondateur de l’économie politique. Or il est frappant de noter, comme le souligne l’auteur, que la création du mythe et les réinventions successives d’Adam Smith et de ses idées ont commencé immédiatement après sa mort, en 1790 (p. XXV). Dès le prologue, le livre s’attache à rappeler que cette réputation de fondateur n’est pas historiquement exacte, et qu’elle n’était pas non plus inévitable. En effet, non seulement des auteurs tels que James Steuart ont précédé Smith dans le champ de l’économie politique, mais le succès de Smith tient en outre pour beaucoup aux « good graces of close friends […] and admirers in Parliament » (p. XXV).

Par ailleurs, Smith n’a pas toujours été vu comme un économiste du marché libre : c’est en tant que philosophe moral qu’il fut connu de son vivant et lu juste après sa mort, notamment à travers La Théorie des sentiments moraux. Ce paradoxe apparent mène l’ouvrage à s’intéresser particulièrement, dans l’histoire de cette réception, à l’écart entre la caricature populaire qui en est faite, et la réputation de Smith auprès de la plupart des chercheurs (p. XXXI). C’est donc à une sorte de travail de décantation qu’il se livre : son propos vise non seulement à clarifier cette réception, mais aussi à rendre compte de la séparation entre les idées qui croissent et se propagent, et celles qui tombent dans l’oubli. Son dernier postulat majeur est que la familiarité et l’impact de l’œuvre de Smith à travers les âges ne sont pas inhérents à cette dernière, mais tiennent plutôt d’une certaine facticité ex situ, « something that is made, invented, and preserved by readers over time » (p. XXXII). Ainsi, le travail de l’auteur trouve-t-il son intérêt en ce qu’il ne se limite pas à une mise en contexte de Smith et de ses idées dans l’histoire de sa réception américaine, mais également – voire surtout – à la mise en contexte des pratiques mises en œuvre à partir des idées de Smith.

Pour ce faire, le livre se divise en sept parties, chacune s’attachant à rendre compte, par étapes chronologiques, de la façon dont cette œuvre a été réappropriée et réinventée selon certaines attentes politiques ou intellectuelles. L’ouvrage s’ouvre ainsi sur la fondation des États-Unis, lorsque Smith était lu en tant que penseur des Lumières, c’est-à-dire comme développant une pensée de l’homme dans la société. C’est pour l’utilité de ses idées que Smith a été lu par les acteurs de la fondation, en vue d’une bonne administration de la société. Cependant, l’autorité intellectuelle de Smith n’était alors pas un sujet de revendication. Le deuxième chapitre étudie ce passage d’un philosophe moral à une autorité intellectuelle. Autorité sur laquelle s’appuie l’essor de l’économie politique universitaire aux États-Unis. C’est à ce moment qu’un « usage » de cette autorité est rendu possible, à des fins divergentes.

Ainsi, le troisième chapitre nous montre un Smith devenu, au XIXe siècle, le symbole politique du libre-échange. Mais cet usage enveloppe sa figure d’une aura polémique, au fur et à mesure que la mobilisation de ses idées se fait plus dogmatique. C’est alors qu’au début du XXe siècle une nouvelle génération d’économistes progressistes, redécouvrant les Lectures on Jurisprudence, travaille à débarrasser leur auteur de ses oripeaux de chantre du laisser-faire. Ce moment est l’objet du quatrième chapitre. Smith n’est plus vu uniquement sous sa facette d’« économiste » : on interroge la portée critique de son héritage et son autonomie intellectuelle. Ainsi des liens se nouent-ils entre la théorie smithienne et la sociologie, et redécouvre-t-on l’importance du fonctionnement de la morale sociale, telle qu’elle est présentée dans La Théorie des sentiments moraux : cette morale n’est plus l’ennemie mais le support de l’idéal d’individualisme éthique chez Smith. Le point d’orgue de la démarche de cette « nouvelle école » est la série de conférences tenues à l’université de Chicago en 1926-1927 pour célébrer le cent-cinquantième anniversaire de La Richesse des nations. Smith est alors avant tout utilisé pour répondre aux excès politiques de l’époque, qu’ils soient libéraux ou socialistes.

Les chapitres 5 et 6 retracent l’essor de l’école économique de Chicago, qui a transformé la figure de Smith en défenseur de la main invisible du marché contre le poids de l’influence gouvernementale et « as the symbol of self-interest, choice, and freedom » (p. 250). L’auteur y montre clairement que le premier « Smith de Chicago », porté par les lectures de Frank Knight et Jacob Viner, ne se réduisait pas à la promotion d’un idéal de laisser-faire économique sans conditions. Au contraire, il était utilisé pour interroger les finalités politiques et éthiques de l’économie. C’est seulement avec Milton Friedman et George Stigler, à partir des années 1950, que les tensions inhérentes à l’œuvre smithienne sont gommées pour s’accorder aux projets intellectuels et politiques des défenseurs des programmes politiques de déréglementation, hostiles à toute tentative gouvernementale d’orienter l’activité économique.

Le dernier chapitre, intitulé « Turning Smith Back on the Present », explore les réponses apportées par les historiens, théoriciens politiques et intellectuels au « Smith de Chicago », lorsque ce dernier atteint sa plus grande influence au milieu des années 1970. Parmi ces réponses, l’auteur souligne l’impact de deux mouvements : le premier est celui des « revisionist scholars » (p. 287), pour qui Smith devient un instrument incomparable pour l’étude de la modernité politique. Le second est la critique néoconservatrice de la société de marché, cherchant à associer la théorie morale de Smith avec son économie politique : pour des auteurs tels que Irving Kristol ou Gertrude Himmelfarb, ce n’est pas chez Smith la puissance politique, mais bien l’action morale, qui permet de réguler les forces du marché.

Ainsi, l’ouvrage de Glory M. Liu a-t-il pour principal mérite de nous faire mieux comprendre l’articulation des différents moments de la réception de Smith aux États-Unis, en prenant pour fil directeur le rapport que chaque période et mouvement a eu par rapport au « Das Adam Smith Problem », initialement formulé comme l’incompatibilité supposée entre la théorie smithienne de la sympathie et celle de l’intérêt personnel. C’est à une réconciliation progressive et toujours en chemin de ces deux termes de la philosophie de Smith, ainsi qu’à une complexification de la figure d’Adam Smith, que mène cette enquête historique, autant qu’elle contribue à l’enrichir pour le futur. En effet, c’est en poursuivant cette histoire qu’on parviendra, peut-être, à éviter ce que l’auteur nomme « a crisis of the imagination » (p. 301) qui fait dépendre nos économies de marché de l’autorité de Smith pour trouver des solutions aux crises du capitalisme tel qu’il est, plutôt que d’en faire un allié dans la recherche d’alternatives.

 

Christophe Huertas

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de philosophie anglaise III chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Glory M. Liu, Adam Smith’s America. How a Scottish Philosopher Became an Icon of American Capitalism, Princeton / Oxford, Princeton University Press, 2022, 346 p., in Bulletin de philosophie anglaise III, Archives de philosophie, tome 87/2, Avril-Juin 2024, p. 199-2240.

♦♦♦