Auteur : Claire Crignon
Tristan Dagron, Le Soi subjugué. Servitude volontaire et cliniques de l’aliénation, Paris, Vrin, « Philosophie du présent », 2022, 405 p.
Nombreux sont les commentateurs qui ont tenté de percer l’énigme du Discours sur la servitude volontaire. On a cherché à comprendre les mobiles qui ont pu conduire Étienne de La Boétie à écrire ce texte en 1592, on s’est aussi demandé à qui il pouvait être destiné et comment il pouvait être lu. C’est donc à un monument que s’attaque ici l’historien de la philosophie Tristan Dagron. La lecture qu’il nous propose de ce texte est remarquable à plus d’un titre, même si elle demande au lecteur, comme le reconnaît l’auteur lui-même, des efforts non négligeables.
D’abord, et même si la lecture des précédents ouvrages de l’auteur n’est pas requise pour lire Le Soi subjugué, ce volume fait suite à un ouvrage paru en 2019 chez Vrin. T. Dagron affirmait alors « quitter provisoirement le terrain traditionnel de l’histoire de la philosophie et des idées » pour aborder des textes et des œuvres de la période moderne « du point de vue du genre d’expérience qu’ils mobilisent, à partir des formes de vie dont ils sont l’expression » (introduction, p. 9). En envisageant les Méditations de René Descartes, les Essais de Michel de Montaigne, ou le « Licencié de verre » des Nouvelles exemplaires de Miguel de Cervantes du point de vue d’une « expérience culturelle », il en montrait alors les « enjeux subjectifs et identitaires » en donnant aussi à ses lectrices et lecteurs la possibilité d’en comprendre la potentialité traumatique. Nanti d’une double formation, en histoire de la philosophie de la Renaissance et de l’âge classique d’une part, en psychanalyse et psychologie clinique d’autre part, Tristan Dagron propose depuis plusieurs années une démarche originale. Il mobilise les outils de l’observation clinique et les fruits de la confrontation qu’il entretient comme clinicien avec des patients souffrant de traumatismes ou de formes diverses d’aliénation, expérimentant des troubles identitaires, pour proposer un autre regard sur des textes appartenant à la culture philosophique classique. Il utilise aussi les ressources de la littérature contemporaine, en philosophie, en sociologie ou en psychanalyse, pour interroger le rapport que nous entretenons avec ces textes et mettre en évidence leur actualité.
Ce va-et-vient entre l’actualité du travail clinique et l’histoire des textes se traduit par une forme d’écriture originale qui mêle des moments de commentaires extrêmement précis des textes philosophiques ou psychanalytiques contemporains avec des « observations ». Celles-ci viennent parfois illustrer et prolonger une analyse conceptuelle par la mise en relation avec un texte littéraire, la discuter ou décrire des expériences qui, selon l’auteur, constituent les prolongements ou les résurgences contemporaines du phénomène analysé par La Boétie.
Cette méthode qui conjugue histoire et clinique se décline depuis la question de l’identité, en passant par celles de la servitude et de l’aliénation, et conduit à poser des jalons en vue d’une réflexion à venir sur la mémoire ou sur la pensée comme « sauvegarde de la sensation ». C’est une œuvre d’une puissante originalité et fécondité qui se dessine ici. Elle nous invite à nous immerger au sein d’un corpus extrêmement étendu et riche, comprenant des traités et des auteurs connus, et d’autres méconnus ou quelque peu oubliés. T. Dagron nous emmène du côté de la lecture de philosophes contemporains, comme Karl Marx et Ludwig Feuerbach, ou plus près de nous Maurice Merleau-Ponty, Paul Ricœur, Axel Honneth, mais aussi du côté de la sociologie (Maurice Halbwachs, Marcel Mauss, Émile Durkheim, Emmanuel Bourdieu, Erving Goffman, Danielle Linhart), de la psychologie (Théophile Ribot, Gustave Le Bon), de la psychopathologie (Christophe Dejours) et de la psychanalyse (Sigmund Freud, Sándor Ferenczi, Melanie Klein, Donald Winnicott). Mais il fait aussi surgir des sources méconnues et des traditions culturelles qui viennent éclairer le propos de La Boétie. Le Commentaire du Banquet de Platon par Marsile Ficin, le Libra de la natura de amore de Mario Equicola (1525) et la riche littérature des traités d’amour en Italie dans la première partie du XVIe siècle (analysée en particulier dans le chapitre V, « Amour, mort de l’âme et potentialité tyrannique ») constituent des détours nécessaires pour éclairer la dimension érotique et affective de la servitude volontaire, et pour comprendre les comparaisons auxquelles procède La Boétie entre un tyran et un « mignon » ou une « femmelette » incapable de satisfaire son partenaire. La clinique (qui est ici une « clinique de l’amour ») ne renvoie pas seulement à l’observation des formes de souffrances contemporaines, à la description des expériences traumatiques d’assujettissement et de violence que l’on subit ou fait subir aux autres, elle sert aussi à Tristan Dagron d’outil d’analyse critique des textes. Comme il l’écrit dans l’introduction de l’ouvrage, l’auteur a conscience de demander à son lectorat « un effort particulier, double : qu’il accepte de s’immerger dans une culture devenue étrangère, et qu’il y reconnaisse quelques-uns des problèmes auxquels le confronte le monde contemporain » (p. 12).
Il ne s’agit bien évidemment pas de prétendre que « les rapports de domination et d’exploitation auxquels avait affaire un homme du XVIe siècle » seraient les mêmes que ceux que nous rencontrons dans notre monde (p. 13). Si Tristan Dagron peut ainsi répondre à l’objection d’une lecture anachronique de l’œuvre de La Boétie, c’est précisément parce qu’il défend une hypothèse de lecture originale et forte au sujet de ce texte, mais aussi une certaine conception de l’histoire de la philosophie. Le but de l’historien ne consiste pas seulement à conserver la mémoire du passé. Il n’est pas non plus d’instrumentaliser les textes du passé en se débarrassant du contexte de leur publication pour décrire des expériences qui sont les nôtres aujourd’hui ou nous aider à résoudre des problèmes actuels. Il consiste bien plutôt à se demander pourquoi il est toujours pertinent et fécond de les lire aujourd’hui. Ce qui suppose de comprendre pour quelle raison le propos de La Boétie nous concerne, de quelle manière son discours s’enracine dans un effort pour comprendre les affaires humaines, les tensions, les crises, les expériences traumatiques et violentes qu’elles suscitent.
C’est ce qui conduit l’auteur à émettre une hypothèse originale concernant l’intention de La Boétie dans le Discours : La Boétie n’y livre pas une « analyse concrète, historique, de la conjoncture politique et institutionnelle à laquelle il se trouve confronté » (p. 13). Il ne cherche pas à proposer une « théorie philosophique du pouvoir politique » (chapitre IV « Ambiguïtés de l’amitié : reconnaissance et potentialité tyrannique », p. 127) ni à critiquer la tyrannie comme type de régime politique. Les enjeux de sa réflexion sont bien plus universels : il entend dénoncer « ce qui se fait en tous pays, par tous les hommes, tous les jours ».
Ce phénomène universel de servitude volontaire pose une question qui concerne tous les êtres humains et que nous ne pouvons manquer de nous poser encore aujourd’hui : comment expliquer que « tant de gens supportent l’injustice et la violence qu’ils subissent ? » (p. 18). Pour le dire avec les mots de La Boétie : comment se peut-il « que tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois un tyran seul qui n’a de puissance que celle qu’ils lui donnent, qui n’a pouvoir de leur nuire qu’autant qu’ils veulent bien l’endurer, et qui ne pourrait leur faire aucun mal s’ils n’aimaient mieux tout souffrir de lui que de le contredire ? » Comment expliquer que les êtres humains soient prêts à accepter tant de compromissions et qu’ils préfèrent subir des violences que se révolter ? Comment rendre compte d’un mal qui n’est subi que parce que les sujets finissent par y consentir (par la force des habitudes) plutôt que s’y opposer ? Loin de considérer la violence ou la radicalité comme des phénomènes exceptionnels qui viendraient subitement menacer de l’extérieur l’ordre établi, on peut les voir comme des effets d’une lente dégradation des liens sociaux qui met de l’intérieur en danger la perspective et la possibilité d’un bien commun.
Pour le comprendre, il convient de revenir sur le sens que l’on peut donner à l’expression de « servitude volontaire » qui intervient à plusieurs moments de l’ouvrage. C’est l’un des grands mérites de l’approche déployée par l’auteur : loin de se répéter, il revient, à différents moments de l’analyse, sur une notion, une expression, pour l’éclairer et l’enrichir au gré des observations et des analyses des textes. La notion de servitude volontaire est en effet très équivoque et a donné lieu à de nombreux contresens. Il ne s’agit pas pour La Boétie de désigner le choix que les sujets feraient librement de la servitude, ni de déployer une conception du libre arbitre. La servitude est volontaire « en un sens négatif : elle n’est contrainte par aucune force extérieure » (chapitre I, « Souffrance sociale et précarité psychique », p. 38). C’est précisément pour cette raison que ses ressorts sont opaques et incompréhensibles. Le phénomène qui intéresse La Boétie est celui d’une « habitude morale ». Il interroge le rôle des coutumes et de l’accoutumance dans ce qui vient « empêcher les sujets de s’affranchir de l’état de soumission et d’aliénation dans lesquels ils se trouvent ». Les chapitres VI et VII (« Mémoire de la liberté : individuation et appropriation », « Accoutumance, métabolisation et dénaturation ») montrent en particulier comment l’accoutumance s’oppose activement à la « mémoire de la liberté » au point parfois de provoquer une amnésie ou une « mise hors-jeu de l’expérience acquise » qui peut progressivement rendre insensible au mal subi. On peut ainsi mobiliser les analyses de Montaigne ou de Pierre Charron sur l’érosion de la douleur et de l’affect par le biais de l’accoutumance pour comprendre comment cette dernière tend à produire une altération et une modification du rapport à soi pouvant expliquer qu’un individu en vienne à se laisser fasciner par celui qui le tyrannise ou à accepter de souffrir en devenant étranger à ses propres peines et plaisirs (voir le chapitre I, « Souffrance sociale et précarité psychique » et les analyses sur « [la] socialisation et [l’]illusion narcissique ») au point même de développer une véritable addiction à des liens de dépendance et de ne plus sentir « le joug de la servitude » (p. 241). Mais l’on peut aussi mobiliser ces analyses pour éclairer les expériences de souffrance sociale et au travail, de radicalisation identitaire et religieuse ou encore le phénomène de défiance dont on parle aussi bien relativement à la politique qu’au savoir scientifique (chapitre I). Revenant aux analyses sociologiques d’E. Bourdieu, de Serge Paugram ou de D. Linhart, T. Dagron montre comment l’évolution du système économique et des conditions de travail (morcellement des activités, augmentation de la précarité, disparition des liens de solidarité) affecte le corps comme l’esprit des travailleurs, produisant un type d’aliénation qui repose sur des processus sociaux et psychiques (chapitre II). Il analyse en particulier les enjeux du succès remporté par le discours managérial contemporain, qu’il s’applique ici au champ politique, au monde du travail ou au milieu éducatif, autour des valeurs du mérite, de la compétence, de l’autonomie, de l’intégration (on pourrait ajouter à cette liste la sobriété, nouveau mot d’ordre d’une nécessaire adaptation à une situation de crise écologique à laquelle chacun doit individuellement faire face par l’adoption d’une conduite mesurée et vertueuse). Dans chacune de ces situations, la mise en avant des normes vient révéler un processus de renversement dans le but de faire croire aux individus qu’ils sont les premiers responsables de la violence ou des rapports de force qu’ils subissent, tout en leur enjoignant de s’adapter à des situations de crise ou de pénurie en faisant preuve d’inventivité et de flexibilité.
L’objection d’une lecture anachronique, peu soucieuse du contexte dans lequel le Discours de la servitude est écrit ou de la prise en compte de l’évolution du monde social et professionnel contemporain, peut ici ressurgir. L’auteur y répond de la façon suivante : dans le Discours, La Boétie ne cherche pas tant à analyser un « concept » qu’à décrire des « processus » : transformation du lien d’amitié (philia) en relation de soumission, évolution de liens de solidarité vers des rapports de dépendance, renversement de la peine (mal subi) en plaisir (mal consenti), passage de la connaissance à la sidération et à l’annihilation des capacités de penser : « on peut alors expliquer ainsi l’actualité du discours et l’effet qu’il continue de produire sur le lecteur, même si notre réalité sociale n’a que peu de rapport avec celle que La Boétie pouvait avoir à l’esprit » (chapitre X, p. 346).
Ce qui intéresse La Boétie, c’est en effet moins l’origine ou les causes de ce phénomène de servitude volontaire que la description de ses effets sur les sujets, plus particulièrement sur « leur faculté de désirer et de penser » (p. 14).
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Claire Crignon (Archives Henri-Poincaré, UMR 7 117)
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Pour citer cet article : Tristan Dagron, Le Soi subjugué. Servitude volontaire et cliniques de l’aliénation, Paris, Vrin, « Philosophie du présent », 2022, 405 p., in Note de lecture, Archives de philosophie, tome 87/4, Octobre-Décembre 2024, p. 149-154.</p
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Havi Carel, La Maladie. Le cri de la chair, trad. Thomas Bonnin, Paris, Vrin, « Philosophie concrète », 2022, 166 p.
Le point de départ du Cri de la Chair (The Cry of the Flesh, première édition en 2008, 3e édition en 2018) tient en un évènement autobiographique : le diagnostic d’une maladie pulmonaire rare opéré sur l’autrice en 2006 et ses répercussions sur sa vie personnelle, familiale, sociale et plus largement sur sa manière d’envisager l’existence. Toutefois, le présupposé de la réflexion proposé rejoint celui qu’elle opérait la même année dans son ouvrage Phenomenology of Illness paru à Oxford : l’expérience de la maladie (illness), contrairement à celle de la mort, aurait reçu peu d’attention dans le champ philosophique. Les philosophes se seraient attachés à penser la mort, mais peu auraient pris la mesure de la manière dont l’expérience de la maladie, de la douleur et de la souffrance vient affecter et bouleverser notre existence et notre conception d’une vie heureuse, et peu se seraient attachés à rendre compte de cette expérience à la première personne. Plus étonnant, ce manque ne concernerait pas seulement la tradition philosophique en général (même si l’on pourrait objecter à Havi Carel que de nombreux philosophes et en premier lieu Montaigne ont fait de cette expérience la matière même de leur réflexion), mais plus précisément le domaine plus récent de la philosophie de la médecine qui place les concepts de santé et de maladie au centre de sa réflexion : « à l’exception de quelques auteurs, comme S. Kay Toombs, Matthew Rattcliffe et Frederik Svaeneus, la phénoménologie de la maladie (est) largement laissée de côté par les philosophes » (préface à la troisième édition, p. 7).
Comme l’explique Fredrik Svaeneus (The Hermeneutics of Medicine and the Phenomenology of Health. Steps towards a Philosophy of Medicine practice, Dordrecht, Kluwer, 2000), la philosophie de la médecine a eu tendance, depuis la fin du XXe siècle, à se scinder en deux camps : celui des « naturalistes », qui tendent à réduire la pathologie à sa dimension physiologique ou biologique, à la voir comme un dysfonctionnement (disease) et celui des « normativistes », qui se concentrent sur le rôle des valeurs dans l’établissement d’une frontière entre normal et pathologique et appréhendent la maladie (sickness ) comme valeur négative au sein d’une société (même s’il existe aussi des approches intermédiaires ou hybrides de la maladie). Or, pas plus que le corps ne peut être envisagé seulement comme organisme biologique, les maladies ne se réduisent à des dysfonctionnements pathologiques dont il s’agirait d’expliquer les causes grâce aux progrès de la science médicale. Il n’est pas non plus possible de penser l’expérience de la maladie uniquement à partir des normes sociales qui l’associent à des incapacités ou à des handicaps venant interrompre le cours normal des trajectoires de vie des citoyens. Certaines expériences, comme la douleur que nous éprouvons lorsque nous souffrons d’une migraine, ne rentrent ni dans le strict cadre d’une approche purement biomédicale à la troisième personne ni dans celui d’une approche à la seconde personne qui évalue les répercussions familiales ou sociales d’une pathologie. Elles renvoient plutôt à la manière dont chacune ou chacun éprouve à la première personne, dans son corps et dans sa chair, le bouleversement intime que constitue l’évènement du désordre pathologique (quel que soit son degré), la manière dont la qualité de son existence, son état intérieur, ses émotions, son humeur, se trouvent affectés par ce qui lui arrive à un moment précis et dans un monde qui, de familier, devient soudain inhospitalier ou étrange. C’est ici que la phénoménologie offre des ressources extrêmement précieuses puisqu’elle permet de penser l’expérience de la maladie à partir du corps appréhendé comme structure intentionnelle, une structure qui donne sens aux actions que nous accomplissons dans notre vie quotidienne et qui engage non seulement le rapport du sujet à autrui, mais aussi plus globalement le rapport au monde. Envisager le corps malade du point de vue de la phénoménologie, c’est tout d’abord rappeler que ce corps ne rencontre pas seulement la médecine dans des situations exceptionnelles qui requièrent les outils réflexifs de la bioéthique, mais qu’il la rencontre aussi dans la vie de tous les jours et dans les situations les plus ordinaires et courantes, depuis la naissance jusqu’à la mort. C’est ensuite prêter attention au fait que notre corps ne se réduit pas à un ensemble de fonctions que la maladie viendrait perturber, à charge pour la science médicale de rendre compte objectivement de ces dysfonctionnements et de rétablir la santé en mobilisant les ressources de techniques de plus en plus performantes. En partant de la description de l’expérience vécue par une personne de la maladie ou de la douleur, l’ambition de la phénoménologie de la médecine est de décrire des « expériences – physiques, psychologiques et sociales » et des « changements qui caractérisent la maladie », de faire état de la « richesse et (de) la diversité de ces expériences de la maladie, (des) changements surprenants et incontrôlables » qui l’accompagnent, de la manière « dont la vie est changée par la maladie » (introduction p. 30).
La dépression par exemple ne peut être réduite à des informations autour « de la fonction cérébrale, des neurotransmetteurs, des niveaux de sérotonine », elle sera décrite comme une « expérience subjective » (illness) et mise en relation avec des affects, des émotions, des sentiments (crainte, tristesse, sentiment d’oppression, idées noires) qui sont indissociables d’un rapport avec les autres et le monde et qu’il conviendra d’approcher d’une manière qualitative bien plus que quantitative. La dépression doit être appréhendée à la première personne, comme expérience vécue, comme manière de vivre, de connaître le monde, d’interagir avec d’autres (introduction p. 6). Comme le précise par ailleurs H. Carel, l’objectif n’est pas d’opposer le vécu de la maladie à la maladie comme objet d’étude scientifique, mais bien plutôt de travailler à réduire la tension entre la dimension universelle et objective de la maladie et son caractère privé, subjectif et intime, et cela, en vue de l’amélioration du soin et de sa non-réduction à la pure dimension d’un progrès technique.
F. Svaeneus a souligné le temps qui a été nécessaire avant que les approches phénoménologiques en médecine soient reconnues comme légitimes à l’intérieur du domaine de la philosophie de la médecine. Dans le monde anglo-saxon, l’influence de l’approche analytique explique une tendance à se concentrer sur l’effort pour produire des critères permettant de délimiter santé et maladie. Pourtant, le développement de la bioéthique, puis des « humanités médicales » ont remis sur le devant de la scène la question du vécu de la maladie et du sens de l’expérience que font les malades d’une perturbation de leur rapport avec les autres et le monde. Les premiers travaux de Havi Carel portaient sur les approches freudiennes et heideggériennes de la vie et de la mort (Life and death in Freud and Heidegger, New York, Rodopi, 2006). En mobilisant les ouvrages qui s’inscrivent à l’intérieur de tradition continentale de la phénoménologie et de l’herméneutique (Husserl, Heidegger, Merleau-Ponty, Sartre, Gadamer, Ricœur), l’autrice trace un chemin original à l’intérieur du champ de la philosophie de la médecine et convoque des concepts et des pensées qui seront sans doute plus familiers pour le lectorat français que les outils mobilisés par les philosophes de la médecine de tradition analytique (Nordenfelt, Boorse, etc.).
Le point de départ du Cri de la chair est le récit de l’expérience que fait l’autrice d’une incapacité à accomplir une action de la vie quotidienne qui suppose l’exercice d’une fonction physiologique à laquelle nous ne prêtons ordinairement pas vraiment attention : c’est au cours d’une séance d’entraînement physique (fitness, terme qu’il serait souhaitable de traduire) que H. Carel fait le constat d’une diminution alarmante de sa capacité respiratoire. Le texte montre bien ici comment le diagnostic, loin d’être premier, n’est que l’aboutissement de l’expérience d’un changement vécu à la première personne conduisant le sujet à pratiquer des examens médicaux qui permettront de nommer la maladie qui l’affecte : la lymphangioleiomyomatose (acronyme LAM) dont l’issue est très peu favorable puisque l’espérance de vie des patients atteints se réduit à environ dix ans après l’apparition des premiers symptômes. L’introduction du livre offre le récit saisissant des effets psychologiques et émotifs de l’annonce par le corps médical d’une maladie incurable, de ses répercussions sur l’entourage proche et la famille de la patiente et des questions qui émergent alors très concrètement pour la personne atteinte : que vais-je faire ? Comment vais-je composer avec la maladie ? Comment envisager mon existence, aborder mes relations avec mes proches, connaissances plus lointaines, personnes avec lesquelles je travaille, comment vivre aussi avec la perspective d’une mort qui se rapproche soudainement ? Comment faire face à ce qui se présente comme un « rétrécissement » soudain et brutal de l’existence ? Ces questions détournent nécessairement d’une approche abstraite de la santé et de la maladie et engagent l’autrice sur le chemin d’une philosophie appliquée à l’expérience de la maladie seul à même selon elle de donner un « sens philosophique au concept de maladie » (introduction, p. 25).
Chacun des chapitres de l’ouvrage traite ainsi d’un aspect de la vie affectée par la maladie et en propose une approche phénoménologique. L’ouvrage propose de mobiliser les outils de la réflexion conceptuelle tout en les mettant à l’épreuve de l’expérience de la maladie et en faisant alterner des moments analytiques et réflexifs avec le récit autobiographique des bouleversements provoqués par cette maladie respiratoire rare sur le rapport avec soi-même, les autres et plus largement le monde. Les principaux thèmes abordés dans Phenomenology of Illness (l’intérêt de la méthode de la réduction phénoménologique appliquée à la maladie, la phénoménologie du corps malade et de la respiration, la maladie comme être envers la mort, la possibilité d’une compatibilité entre maladie chronique et bien-être subjectif, les injustices épistémiques dans le soin) sont ici repris et envisagés sous l’angle particulier de la maladie qui touche la philosophe. Au-delà de son cas personnel, elle propose de considérer la phénoménologie de la maladie comme une « boîte à outils » pour les patient(e)s, comme une manière d’améliorer la qualité des soins et de la prise en charge des maladies, en particulier les maladies chroniques. Au lieu de se focaliser sur le diagnostic ou les traitements, le ou la patiente est ainsi invité(e) à fixer son attention sur l’expérience qu’il ou qu’elle fait, sur la manière dont il ou elle est amené(e) par exemple à modifier son rapport à l’espace, son rapport au temps, sa manière de définir des priorités ou des valeurs au cours du temps qui reste à vivre.
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Claire Crignon
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Pour citer cet article : Havi Carel, La Maladie. Le cri de la chair, trad. Thomas Bonnin, Paris, Vrin, « Philosophie concrète », 2022, 166 p., in Archives de philosophie, tome 87/1, Janvier-Mars 2024, p. 113-120.</p
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Florence BRETELLE-ESTABLET, Marie GAILLE, Mehrnaz KATOUZIAN-SAFADI (éd.), Making Sense of Health, Disease and the Environment in Cross-Cultural History: The Arabic-Islamic World, China, Europe and North-America . Cham, Springer, « Boston Studies in the Philosophy and History of Science », 2019, 378 p.
Cet ouvrage collectif est issu d’un séminaire et d’un atelier de recherche organisés entre 2012 et 2015 au sein du laboratoire de recherche SPHERE (Université de Paris, UMR 7219, CNRS & Université de Paris) autour des relations entre environnement, maladie et thérapie. Ce volume reflète l’originalité des travaux menés au sein de cette équipe qui réunit des chercheurs en histoire et philosophie des sciences et de la médecine travaillant sur différentes périodes de l’histoire mais aussi sur différentes zones géographiques et aires culturelles, qu’il s’agisse du monde arabe, des pays asiatiques, de l’Europe ou de l’Amérique (du Nord mais aussi du Sud, un article portant sur le Brésil, contrairement à ce que suggère le sous-titre). […]
Claire CRIGNON
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Pour citer cet article : Florence BRETELLE-ESTABLET, Marie GAILLE, Mehrnaz KATOUZIAN-SAFADI (éd.), Making Sense of Health, Disease and the Environment in Cross-Cultural History: The Arabic-Islamic World, China, Europe and North-America. Cham, Springer, « Boston Studies in the Philosophy and History of Science », 2019, 378 p., Archives de Philosophie, tome 84/1, Janvier-Mars 2021, p. 145-148.
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Nicholas JOLLEY, Toleration & Understanding in Locke, Oxford, Oxford University Press, 2016, 175 pages.
En 1999, Nicholas Jolley avait déjà consacré un ouvrage d’introduction générale à la pensée de Locke en montrant son unité fondamentale à partir d’une lecture de l’Essai sur l’entendement humain (Locke : His Philosophical Thought, Oxford University Press, 1999). Il propose ici une nouvelle tentative de ce type, en abordant cette unité de manière plus large encore, puisqu’il s’agit d’articuler projet épistémologique, moral et politique. L’ouvrage (bref et synthétique) propose ainsi d’aborder ensemble l’Essai concernant l’entendement humain, les Deux traités du gouvernement civil et Lettre sur la tolérance, en attachant une attention particulière à ses différentes versions et aux échanges entre Locke et Jonas Proast sur ce sujet.
Comparant la réception de l’œuvre de Locke à celle de Rousseau, Jolley constate en effet qu’elles ont été victimes d’approches de plus en plus disciplinaires et spécialisées : d’un côté le Locke philosophe politique, de l’autre le Locke philosophe de la connaissance et des sciences de l’Essai. Il est indéniable qu’entre les études centrées sur le libéralisme ou l’individualisme de Locke (Dunn, Macpherson, Skinner, Spitz en France) et celles qui se sont concentrées sur son lien avec l’experimental philosophy et la question de son adhésion à l’hypothèse corpusculaire (Alexander, Downing, Gaukroger, Anstey, Hamou en France) le fossé semble s’être creusé.
Le point fort de la ligne argumentative suivie ici consiste à faire le pari d’une unité non pas systématique mais bien plutôt thématique. Comme Jolley le souligne dans l’introduction (p. 2), Locke n’a pas, contrairement à Hobbes par exemple, d’ambition systématique. Il est l’auteur d’écrits aux statuts différents destinés à des publics variés, et rédigés dans des contextes sociaux et historiques spécifiques (crise de l’exclusion en Angleterre, révocation de l’édit de Nantes en France).
Peut-on alors faire le pari d’une cohérence ou d’une unité de la pensée de Locke ? On peut voir en Locke un « philosophe des limites » (chap. 7, p. 107) : limites de notre entendement (Essai) tout d’abord, pourvu des facultés nécessaires à la réalisation de nos devoirs terrestres mais auquel est refusé toute possibilité d’un accès inné à la vérité ou d’un accès direct par Dieu (contre Descartes et Malebranche). Limites d’un pouvoir civil (Deux traités) qui repose sur des bases contractualistes et ne provient pas de Dieu, dont le rôle consiste seulement à édicter des lois naturelles. Limites en conséquence (Lettre) du pouvoir d’intervention du magistrat qui n’a aucune légitimité à guider les citoyens dans leur recherche du salut et le soin de leur âme, lesquels relèvent du domaine de la croyance (belief) et non de la connaissance (knowledge, scientia).
Si cette piste est suggérée dans l’ouvrage, c’est surtout à partir de la notion de tolérance que l’auteur propose d’établir des connexions entre les différents foyers de la pensée de Locke. La thèse défendue consiste en effet à voir dans la préoccupation constante de Locke pour cette question le réel motif de l’unité de sa pensée. D’où l’attention prêtée à la Lettre sur la tolérance, dans ses versions successives et les réponses adressées aux objections de Jonas Proast. La défense de la tolérance est liée chez Locke à sa préoccupation de reconnaître la diversité comme un fait qu’on ne saurait éviter, qu’elle se manifeste sur un plan épistémique, moral ou politique. La ligne de démarcation posée dans l’Essai entre la sphère de la connaissance et celle de la croyance (à laquelle la religion révélée appartient) permet de définir les limites de l’autorité politique dans les Deux traités, quand les lettres sur la tolérance et les échanges avec Proast fournissent un argument contractualiste expliquant à quel point il serait irrationnel pour les citoyens d’autoriser un gouvernement à avoir recours à la contrainte ou à la force dans le champ de la croyance religieuse.
Le chapitre 2 de l’ouvrage propose un panorama du contexte historique, politique et religieux dans lequel le jeune Locke évolue et définit son projet philosophique. Les chap. 3 à 6 sont centrés sur des notions qui permettent d’établir des connexions entre le projet épistémologique et moral de Locke et construisent des liens entre l’Essai et les Lettres sur la tolérance. Jolley s’attache à la démarcation entre les concepts de connaissance et de savoir, au cœur du livre IV de l’Essai, et à la manière dont on peut concevoir le rapport entre connaissance, possibilité d’une démonstration et usage de la contrainte. Il consacre aussi des développements pertinents à la question de l’individualisme épistémologique de Locke et à son combat contre le dogmatisme, que ce soit dans le domaine épistémologique, moral ou religieux (l’attaque contre l’innéisme cartésien étant motivée d’abord et avant tout par des motifs pratiques). Dans ces chapitres, l’auteur s’efforce surtout de défendre Locke contre les critiques qui ont mis en cause la cohérence de ses arguments contre ceux de son objecteur Jonas Proast (J. Waldron en particulier). Les chap. 7 et 8 sont consacrés aux relations entre les Deux traités, les lettres sur la tolérance et Que la religion chrétienne est très raisonnable. Revenant dans le chap. 9 sur la notion de loi naturelle qui occupa Locke tout au long de sa vie, l’ouvrage se conclut par quelques pages de synthèse conclusive (chap. 10).
On peut certes être convaincu par l’idée que chez les philosophes de la période moderne, le projet épistémologique se définit en tenant compte des motivations pratiques qui nous conduisent à vouloir rechercher la vérité et en mesurant les implications pratiques de cette quête. C’est même ce qui permet de voir en Locke un penseur dont les réflexions sont toujours éclairantes, particulièrement dans un contexte de résurgence du dogmatisme et du fanatisme, phénomènes que Locke ne considère ni comme purement épistémologique (pour le premier) ni comme purement religieux (pour le second). Reste que le souci de vouloir à tout prix imposer à l’œuvre de Locke une unité thématique peut se discuter, tout comme le choix du thème de la tolérance. On pourra aussi regretter que l’auteur, tout en insistant sur l’éclairage que des textes considérés comme « mineurs » apportent sur des textes « majeurs » ne mentionne quasiment pas les manuscrits de Locke (en dehors de quelques références aux Drafts de l’Essai). Les textes mineurs sont identifiés à l’échange entre Locke et Proast sur la tolérance, à partir desquels une lecture rétrospective de l’œuvre est proposée, alors même que les questions de la diversité, du dogmatisme et la caractérisation de l’enthousiasme comme folie sont présentes dès les premiers écrits manuscrits de Locke et permettent de poser la question de l’unité de la pensée de Locke du point de vue de sa genèse.
Ce point est particulièrement visible dans le chapitre consacré à l’enthousiasme, une question à laquelle Jolley s’était déjà consacré (2003) et opposé par le passé à Th. Lennon (1993), le second défendant l’idée d’un combat contre un enthousiasme philosophique (Malebranche et sa vision des idées en Dieu), le premier l’idée d’un combat contre un enthousiasme religieux traduisant le souci de Locke d’étendre la critique de l’aile droite catholique à l’aile gauche puritaine du radicalisme religieux. Comme le montrent les recherches récentes de P. Anstey ou de K. Tabb sur ces sujets, c’est en remontant aux sources manuscrites sur la question de l’association des idées que l’on peut comprendre l’articulation entre la théorie lockienne de l’association et sa définition de la folie d’une part, et sa critique de l’enthousiasme d’autre part. Et c’est aussi de cette manière que l’on peut sans doute dépasser le conflit entre Lennon et Jolley en montrant que ce que vise Locke dans cette critique n’est ni une forme purement philosophique d’enthousiasme, ni une forme purement religieuse, mais bien plutôt une instrumentalisation religieuse (dans la littérature Quaker en particulier, mentionnée par Jolley au passage, mais sans analyse précise) de la doctrine philosophique de la vision des idées en Dieu.
Claire CRIGNON
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Pour citer cet article : Claire CRIGNON, « Nicholas JOLLEY, Toleration & Understanding in Locke, Oxford, Oxford University Press, 2016, 175 pages » in Bulletin d’études hobbesiennes I (XXIX), Archives de Philosophie, tome 81/2, Avril-juin 2018, p. 405-448.