Auteur : Claire Etchegaray

Rouquayrol, Louis, « L’idée d’un sens commun à tous. Descartes et Herbert de Cherbury », Revue de métaphysique et de morale, n° 113, 2022/1, p. 21-38.

En montrant comment le concept cartésien de lumière naturelle a pu se nourrir d’une lecture du De Veritate d’Herbert de Cherbury, que Mersenne communiqua à Descartes en 1639, cette étude a de nombreux intérêts. Elle jette d’abord la lumière sur la place problématique de Descartes dans l’histoire du sens commun. De Victor Cousin à Hans-Georg Gadamer, le constat se répète. Que la notion cartésienne de lumière naturelle en soit un jalon incontournable, c’est bien sûr ce que confirme la référence à la bona mens en ouverture du Discours de la méthode. Mais la philosophie cartésienne a pu aussi être décrite comme la « perte du sens commun ». La notion de sens commun connote en effet une immédiateté telle qu’il est impossible de le fonder en raison, tandis que le partage du bon sens cartésien ne saurait éviter les préjugés, en particulier philosophiques, sans une fondation métaphysique. En outre, la phase hyperbolique de cette fondation fait peser un doute sur ce qu’il est inintelligible de remettre en question pour les défenseurs du sens commun. Or cette place s’éclaire singulièrement dès lors que l’on comprend, grâce à l’article, 1/ quel problème pose le recours au consentement universel et aux notions communes, 2/ quelles thèses cherburiennes ont pu néanmoins retenir l’attention de Descartes et quelles ambiguïtés et obscurités il a pu y déceler ; et finalement 3/ quel remaniement cartésien a permis de donner une réponse au problème initial. Celui-ci est formulé à l’aide des objections sceptiques faisant valoir que non seulement la diversité de fait des opinions communes rend le consentement universel indiscernable (première difficulté) mais également que toute prétention à les critiquer au nom d’un consentement universel est suspecte d’intolérance épistémique (seconde difficulté). Selon l’auteur, la solution de Descartes contourne la première difficulté puisque le discernement universel de la vérité est accessible à quiconque mène la fondation métaphysique ; quant à la seconde difficulté, la délimitation de cette fondation à la « théorie » permet de reconnaître qu’« en pratique, aucune croyance n’est insensée tant qu’elle contribue à la conservation de la vie » (p. 37).
La démonstration, rigoureuse et instructive, atteste une maîtrise qui dépasse le corpus étudié. On notera que la position du problème se fait parfois dans des termes postérieurs, ce qui a le mérite de le dégager d’une relativité historique, mais court le risque de quelques rapprochements incidents trop rapides. On souhaiterait que certains points soient affinés, telle la distinction entre la fonction de « preuve » et celle de « confirmation » du consentement universel chez Cherbury (puisque précisément les notions communes se passent de « preuve »). On se demandera si chez Descartes il faut distinguer de façon aussi radicale que L. Rouquayrol le pense, la raison théorique (qui ne consent qu’à l’indubitable) et le sens commun pratique (qui accepte tout ce qui permet la conservation de la vie), et pour cela on relèvera par exemple que la Meditatio VI admet la valeur pragmatique de nos sens. Mais on aura apprécié la richesse et l’apport de cette étude à une histoire des problèmes et des concepts autour de la notion de sens commun.

Claire Etchegaray (Université Paris-Nanterre, IRePh, E1 373)

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Pour citer cet article : Rouquayrol, Louis, « L’idée d’un sens commun à tous. Descartes et Herbert de Cherbury », Revue de métaphysique et de morale, n° 113, 2022/1, p. 21-38, in Bulletin cartésien LIII, Archives de philosophie, tome 87/1, Janvier-Mars 2024, p. 185-240.

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