Auteur : Claire Schwartz
Sandra Bella, La (Re)construction française de l’analyse infinitésimale de Leibniz. 1690-1706, Paris, Classiques Garnier, 2022, 548 p.
Cet ouvrage, long de plus de 500 pages, se donne pour objet de restituer la réception française du calcul leibnizien au cours de la courte période s’étendant de 1690 à 1706. À quoi ces dates correspondent-elles ? L’auteure entend prolonger l’étude menée par Pierre Costabel, qui avait choisi d’inscrire dans ce cadre chronologique son travail d’édition d’un certain nombre de manuscrits mathématiques, à l’occasion de la publication des Œuvres complètes de Malebranche chez Vrin dans les années 1960. Ce sont les leçons sur le calcul différentiel et intégral données par Jean Bernoulli au marquis de l’Hospital à partir de 1691 et diffusées ensuite dans le milieu oratorien proche de Malebranche qui constituent le point de départ de cette périodisation ; l’année 1706 correspond à la fin des querelles autour du calcul leibnizien à l’Académie des sciences, lorsque son principal opposant au sein de cette institution, le géomètre M. Rolle, accepta de se déclarer vaincu.
Le choix de faire commencer cette histoire en 1690 plutôt qu’en 1691 a pour fin d’évaluer les méthodes pratiquées par ces savants juste avant leur découverte de l’algorithme leibnizien. À cet égard, l’auteure a recours de manière très pertinente au concept « d’horizon d’attente », forgé par Hans Robert Jauss dans le cadre de la théorie littéraire, et l’applique à ce groupe de savants malebranchistes qui vont être amenés à assurer la promotion de ce nouveau calcul. L’ensemble des analyses très précises déployées tout au cours de l’ouvrage démontre clairement en quoi cette compréhension des résultats leibniziens fut le produit d’un cheminement complexe, faisant fond sur des conceptions préalables, des pratiques partagées qui tout à la fois servirent de terrain favorable à l’adoption du calcul leibnizien et firent par moments obstacle à la reconnaissance de sa véritable nouveauté. S. Bella s’oppose ainsi à une conception trop téléologique et décontextualisée du calcul infinitésimal selon laquelle son essence intemporelle était destinée à se révéler à ceux en situation de le pratiquer ; par cette étude, l’auteure restitue ainsi ce qui constitue les logiques complexes de l’invention mathématique qui est toujours le fait d’acteurs s’interrogeant sur les normes de leur pratique de la démonstration.
La question de la démonstration est en effet au centre de cette étude : dans quelle mesure le calcul a-t-il par lui-même valeur démonstrative ? Doit-il trouver hors de lui, et notamment par des procédures de réduction à l’absurde auxquelles avaient recours les géomètres grecs, les preuves de la vérité de ses résultats ? Le cas échéant, n’est-il qu’un habillage symbolique de propositions fondées en réalité sur les axiomes de la géométrie ou de l’algèbre ? Cette question va nourrir les oppositions non triviales au calcul leibnizien auxquelles l’ouvrage donne toute leur place.
Pour déployer sa thèse, l’auteure procède naturellement selon un plan chronologique en trois parties : la première analyse cet horizon d’attente des savants regroupés autour de Malebranche et que l’on peut appeler, à la suite d’André Robinet, le « groupe malebranchiste », au moment où ils vont entrer directement en contact avec Jean Bernoulli ; la deuxième étudie la suite immédiate des leçons de ce dernier qui déboucheront sur la publication de l’Analyse des infiniment petits par le marquis de l’Hospital en 1696 ; la dernière partie restitue les discussions autour du calcul leibnizien à l’Académie des sciences et le dénouement de la crise déclenchée par les attaques de M. Rolle.
Un des principaux intérêts de la première partie est de montrer à quel point, y compris par de futurs opposants au calcul leibnizien proprement dit, des méthodes infinitistes étaient couramment pratiquées et variées en 1690. Toutes les conclusions tirées par l’auteure procèdent d’une étude détaillée de textes précis, toujours bien situés, et qui sont parfois constitués de manuscrits non publiés. Elle ne s’autorise aucune généralisation indue ; au contraire, elle nous rend sensible aux petites différences de méthodes, qui sont souvent signifiantes, et qui instruisent les diverses démonstrations proposées. L’horizon d’attente est d’abord constitué par l’espoir de parvenir à une méthode générale et praticable de détermination des tangentes : celle de Descartes évite « l’élision des homogènes », mais ne permet pas de traiter les courbes non algébriques et se trouve trop lourde dans bien des cas, celles de Fermat, Sluse, Huygens, Barrow ou l’Hospital reposent sur la quantité e qu’ils utilisent chacun différemment, mais qu’ils ont tous du mal à justifier pleinement. En ce qui concerne les calculs de quadratures, la question de la démonstration se pose à nouveau : quel statut accorder à la méthode des indivisibles ? Sous quelle forme peut-elle être considérée comme démonstrative par elle-même ? L’auteure rappelle que cette question avait déjà été traitée de manière différente par Roberval et par Pascal, et comment elle se pose à nouveau à propos de la méthode des transmutations de Barrow et l’arithmétique des infinis de Wallis. Tout en s’appropriant ces techniques, les mathématiciens proches du groupe malebranchiste, en particulier l’Hospital et Prestet, tenteront de les fonder sur des principes qui leur semblent plus assurés, sans toujours éviter les types de raisonnements auxquels ils avaient cherché à échapper. De son côté, Leibniz propose une quadrature du cercle par la voie des « métamorphoses » qui entend fournir une démonstration géométrique de l’arithmétique des infinis et conclure à l’exactitude des quadratures obtenues par cette voie au moyen de séries « à l’infini ». Il est lui-même à la recherche d’une méthode plus générale dont le calcul des quadratures ne serait qu’un cas particulier : il s’agit de pouvoir traiter tous les problèmes irréductibles à des expressions algébriques qu’il nomme transcendants, et qui imposent dès lors un nouveau calcul.
La deuxième partie de l’ouvrage porte donc sur l’écriture de l’Analyse des infiniment petits (1696) et en reconstitue la genèse en examinant la façon dont l’Hospital et Malebranche ont tenté d’interpréter les leçons de Jean Bernoulli. L’auteure expose clairement la manière dont la compréhension et l’admission des algorithmes et du symbolisme leibniziens se sont faites progressivement, et pour répondre au besoin de traiter des problèmes spécifiques liés à l’analyse des courbes : en déterminant les points singuliers d’une courbe (points d’inflexion, points de rebroussement) en particulier, le nouveau calcul semble légitimer l’admission des différentielles de premier ordre et des différentielles secondes, conduisant ipso facto à une nouvelle description de ces courbes à partir de ces éléments différentiels. Le succès du calcul, loin de mettre fin aux débats engendrés par les méthodes infinitésimales précédentes, en produit de nouveaux, comme le montre bien l’auteure : faut-il concevoir ces éléments différentiels comme des « incomparables », comme le dit parfois Leibniz lui-même, justifiant ainsi l’élimination de la quantité e des méthodes précédentes ? Faut-il se donner une nouvelle définition de l’égalité s’appliquant à deux quantités dont la différence est moindre qu’aucune grandeur donnée ? Peut-on systématiquement interpréter géométriquement les différentielles secondes et les « marquer » sur les figures de courbes ? Si Varignon, également occupé de son côté à maîtriser ces nouvelles techniques au début des années 1690, chercha à obtenir des réponses à ces questions auprès de Leibniz et Jean Bernoulli, c’est l’ouvrage de l’Hospital de 1696 qui entend offrir au calcul différentiel leibnizien son premier traité, en explicitant ses principes, ses règles et ses usages. S. Bella détaille alors clairement les choix opérés par son auteur, notamment à propos de la formulation des principes, rappelant en quoi le calcul différentiel ne prit forme qu’à la suite de confrontations de méthode, de stabilisation de certaines pratiques qui permirent progressivement d’en dégager un sens qui n’aurait pu s’imposer de lui-même aux différents acteurs qui en furent les inventeurs et les promoteurs.
Ceci nous conduit ainsi à la troisième partie de l’ouvrage restituant la réception académique du calcul leibnizien. L’auteure analyse alors clairement les forces en présence et le terrain sur lequel se situent réellement les discussions entre « géomètres » au sein de cette institution. Dans le camp des opposants, trois figures se détachent : Huygens, La Hire et Rolle. L’ouvrage montre bien en quoi les résistances de ces derniers au calcul leibnizien ne constituent pas une opposition unifiée, homogène et également durable : Huygens se laissera globalement convaincre par les arguments leibniziens, tandis que La Hire et Rolle semblent avoir maintenu jusqu’au bout leur distance à l’égard du calcul leibnizien. Mais les positions de ces deux derniers ne sont pas pour autant les mêmes : si ces deux académiciens doutent également de la fiabilité des algorithmes leibniziens et de leur valeur démonstrative, Rolle va plus loin en soupçonnant ces derniers de n’être qu’un travestissement des méthodes de Fermat et de Hudde, auxquelles elles n’auraient rien apporté de nouveau tout en s’appuyant sur des principes incertains. Tandis que La Hire entend poursuivre un programme géométrique, auquel il est du reste prêt à associer des méthodes infinitistes, Rolle plaide pour un perfectionnement de l’algèbre, en particulier dans le traitement des expressions incommensurables. Pour terminer, l’ouvrage retrace avec précision les étapes qui menèrent au dénouement de cette querelle assez bien connue, ainsi que les différents arguments employés par Varignon, Saurin, Guisnée et en définitive Fontenelle pour asseoir la légitimité du calcul leibnizien.
Il nous a été impossible de restituer toute la richesse des analyses de détail et des développements proposés par cette étude qui constitue un véritable outil de travail pour tout historien du calcul infinitésimal et une contribution tout à fait précieuse pour les études leibniziennes. Si l’ouvrage donne en effet la parole à chaque acteur de cette « intrigue » complexe, pour reprendre les termes de l’auteure, c’est bien Leibniz qui en constitue la figure dominante, et qui est à l’origine de ses principaux rebondissements.
Claire Schwartz
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Pour citer cet article : Sandra Bella, La (Re)construction française de l’analyse infinitésimale de Leibniz. 1690-1706, Paris, Classiques Garnier, 2022, 548 p., in Bulletin leibnizien IX, Archives de philosophie, tome 86/3, Juillet-Septembre 2023, p. 157-226.